Chapitre 5 : Commissaire de la République à Toulouse
p. 215-264
Texte intégral
1A la fin de l’année 1943, un officier au Ministère de la guerre à Vichy fit signer en ma faveur une proposition de remise de peine. La difficulté était de tenir le cabinet Laval dans l’ignorance de cette remise de peine — sinon, je serais arrêté à la sortie du camp, et interné. Le 13 décembre 1943, mon père et Denise venaient me chercher au petit jour ; j’étais libéré, mais me demandais si on n’allait pas me remettre la main dessus. Pas question en tous cas de remettre les pieds à Toulouse et de reprendre une vie normale. Je changeai de train pour brouiller les pistes. Nous nous arrêtions à Auch. La messe dans la cathédrale, les cierges, l’encens, les orgues, la prière des fidèles : je voyais tout cela d’un œil nouveau, comme je ne l’avais jamais vu ; la reconnaissance à Dieu d’être en vie, d’être libre : « Donnez-nous notre pain quotidien … »
La liberté retrouvée
2Je voulais me cacher et me remettre un peu dans la métairie que Pierre Viénot avait achetée en 1941 dans la vallée de l’Adour, à Castelnau-Rivière-Basse. La ferme ne pouvait nous accueillir ; nous allâmes nous installer à l’auberge chez Julie Laterrade. J’allais dire que la vie de famille reprenait ; non, elle commençait. Denise me confiait que, quand j’avais été arrêté, bien sûr, cela avait été un coup très dur. Mais il y avait aussi une sorte de soulagement à savoir « où tu étais ». Elle n’avait jamais bien supporté mon existence un peu aventureuse. Mon père non plus n’avait pas réellement approuvé que je me lance dans cette aventure. Ma mère, quand je la revis, me confia : « Pétain a de la chance. » Comment cela ? « Si on t’avait fusillé, j’aurais pris un revolver et j’aurais été le tuer. On laisse toujours approcher une vieille femme, je l’aurais tiré à bout portant pour ne pas le manquer. » Pendant six mois, nous vécûmes la vie du village avec Denise et les enfants ; Daniel, grandi et si silencieux, Jean-Loup que je ne connaissais que pour l’avoir vu au parloir.
3Je me promenais dans les bois, je me couchais par terre entre les arbres dans l’ivresse de la vie, du ciel, des branches. Je m’apercevais que ce dont j’avais eu peur, ce n’était pas de mourir, ni même de souffrir, mais de mourir entre quatre murs, massacré dans une cave. Mourir au milieu des arbres sous le ciel, ce n’est rien. Ce n’est que vivre encore, prendre un tournant de l’existence, se désagréger doucement, retourner à la verdure. J’aimerais finir quelque part, dans un coin de montagne, en regardant les crêtes entre les branches et qu’on me laisse là, comme ces isards blessés dont on ne retrouve que quelques os blanchis par l’hiver. Ce qui est sinistre et révoltant dans la mort, c’est ce que la civilisation met autour ; la tristesse obligatoire, les « pompes funèbres », les cimetières, le deuil. Dans les villes, un cadavre n’est qu’une ordure dont il faut se débarrasser proprement et poliment. Il faudrait pouvoir choisir sa mort, comme ce vieil ami de ma mère qui, sentant venir la fin, prit sa canne et alla dans les bois, s’asseoir au pied d’un arbre.
4Ceux qui viendront à mes obsèques, puisqu’il le faut probablement, je ne souhaite pas qu’ils aient, même sincèrement une mine d’enterrement. J’aimerais mieux qu’ils ne viennent pas et que, s’ils veulent faire un geste, chez eux, ils pensent à moi un instant, par exemple en écoutant le Don Giovanni. Stefan George disait que mourir est une affaire strictement privée — « eine private Angelegenheit ». Je serais mort volontiers ce jour-là, dans la liberté des bruyères et des taillis. Non que je n’aie l’envie et la volonté de vivre ; mais la mort se serait inscrite dans cette envie et cette volonté. Cependant ce sont des choses auxquelles il ne faut pas attacher plus d’importance qu’elles n’en ont. Simplement une fête est plus ou moins réussie.
Réapprendre à vivre
5Il fallait réapprendre à vivre en société — ce que je n’ai jamais bien su et qui ne m’est pas spontané. Encore s’agissait-il d’une société rudimentaire, campagnarde. Lorsque, au printemps, je fis un voyage à Paris, des amis qui m’observaient dans la rue, de dos, me disaient : « Faites attention à votre démarche ; rien qu’à vous voir passer ainsi sur le trottoir, si j’étais policier, je vous ferais arrêter. » Hélas, je ne faisais que trop attention sans doute, et cela se voyait. Je n’allais pas naturellement, comme quelqu’un dégagé de tout souci.
6Dans les bois et les fougères, là, je pense, j’avais l’air plus à mon aise : j’étais chez moi, et j’y emmenais les enfants, découvrant avec eux les herbes, le ruisseau dans lequel nageait une vipère, les rapaces s’immobilisant dans le ciel à la vue d’une taupe. La campagne de l’Adour est bien jolie, coupée de boqueteaux, de vignes, de chemins creux, de champs de maïs, comme tout ce sud-ouest une campagne qui a été autrefois peuplée ; abandonnée elle revient joyeusement à sa fécondité spontanée. Par ci, par là trois vieux pins parasols — ou deux, ou un survivant — signalent les fermes, ou les ruines de fermes où il y avait eu des protestants. Pendant les guerres de religion, ceux que pressait un parti de catholiques reconnaissaient aux pins parasols là où ils trouveraient asile et secours. Avec les enfants nous avions trouvé une carrière abandonnée : une galerie, dont l’entrée était enfouie sous les ronces, pourrait servir d’asile si nous devions nous cacher un jour. Nous y avions mis quelques vivres, des allumettes.
7Avec Daniel, je descendais le soir du village perché en sentinelle au bord de la vallée, jusqu’à la ferme au bord de la rivière où nous allions chercher le lait. J’essayais d’apprendre à Daniel à observer, à voir ce que personne ne vous a encore montré ; je lui disais combien c’est difficile, surtout pour lui que je voyais rêveur, tourné vers lui-même. Traversant une haie nous tombions sur des vaches à trente mètres de nous. Daniel ne voyait pas les vaches. J’insistais : « Là, devant toi, elles te crèvent les yeux ». Le lendemain, franchissant la même haie, il s’arrête, inspecte le pré vide et demande : « Papa, est-ce qu’il y a des vaches qui me crèvent les yeux ? »
8Quand nous remontions par les sentiers, il faisait nuit, nous parlions des étoiles, des planètes. Daniel demande :
« Et Dieu, où est-il ?
– S’il existe il est partout et nulle part. On ne peut en tout cas pas le voir ; on ne peut savoir ; on ne peut que croire ou ne pas croire. Les uns croient, d’autres non. »
9Mais les cinq ans de Daniel n’étaient pas satisfaits :
« Toi, Papa, tu crois en Dieu ?
– Non » lui dis-je. Après un silence.
« Et maman ?
– Elle croit en Dieu. »
10C’était à moi d’être réduit au silence. J’ajoutais pourtant :
« Mais tu sais, ça revient au même. »
11Avec le lait que nous avions en abondance, nous faisions du fromage blanc que nous mettions à égoutter dans un linge. Mais la nuit les petites souris essayaient de l’atteindre et laissaient partout la trace de leurs pattes comme une guirlande de fleurs des champs. On ne pouvait pas malgré tout vivre comme des sauvages tous les quatre, les cinq quand mon père était là, mon père qui avait tant vécu pour Daniel et avec Daniel que Daniel lui appartenait bien plus qu’à moi.
12Le maire, Paul Despouey, avait cette finesse pyrénéenne qui donne aux paysans cette allure sensible, délicate, naturellement cultivée ; ce que, dans la société on nommerait distinction, mot dont j’ai horreur, car il s’agit précisément de ne pas se distinguer, mais d’être tel que chacun devrait être. Son frère, le docteur, plus robuste, aimait l’action ; il avait des contacts avec la Résistance et nous devions ensemble écouter la radio de Londres, au cas où serait prononcée la phrase : « Les griffes du léopard sont vernies » ou bien « Le pernod a perdu mon fils » ; nous recevrions des parachutages.
13Mais l’existence n’était pas de tout repos, il y avait dans le village même des fanatiques du Maréchal, un milicien ; on s’observait, on se redoutait. Un jour, un maquis est venu, a emmené le milicien, dont on n’a plus entendu parler.
14Nous, les Despouey et moi, nous allions, au printemps, coucher dans les bois pour ne pas être ramassés chez nous au petit jour. J’adorais les nuits dans la fougère, le réveil au matin avec un ciel de lit en feuilles de châtaignier — sait-on combien elles sont belles, les feuilles de châtaignier, découpées dans le bronze clair des nuages à l’aube ? Les oiseaux venaient à portée de la main, regarder ce grand corps allongé dans les herbes.
15Les Despouey préféraient avoir un plafond au-dessus de la tête. Un soir, Pierre, qui m’avait accompagné dans les bois, me quitta vers minuit : un orage grondait au Sud et illuminait les sommets des Pyrénées. Quelques gouttes tombaient. Il allait chercher une grange. Le lendemain il me raconta son aventure. Il avait repéré une grange pleine de foin, près de la route, non loin du village. Il venait de s’enfouir dans le foin, tout au fond, quand il voit la porte s’ouvrir, une ombre se glisser dans la grange, et un homme s’installer à son tour dans le foin à trois mètres de lui. Qui pouvait-ce bien être, et que venait faire là cet individu ? Pendant un quart d’heure il resta mussé dans son coin, osant à peine respirer. Ce n’était pas tenable. Il lança un « Hm ! » à mi-voix. On imagine la stupeur de l’autre, qui finit cependant par répondre à son tour par un « Hm ! » — « C’est toi, Paul ? — C’est toi, Pierre ? ».
16Les deux frères, sans se concerter, avaient eu la même idée, repéré la même grange. Ils s’installaient pour dormir, l’un près de l’autre cette fois, quand à nouveau la porte de la grange s’ouvre et cette fois deux ombres pénètrent et s’installent près de l’entrée. Cette fois c’étaient les gendarmes du village que la pluie avaient surpris au cours de leur patrouille et qui, eux aussi, cherchaient refuge dans la même grange.
17Je ne dormais tout de même pas très bien dans les bois, et dans la journée je faisais une sieste à l’auberge. De l’une de ces siestes je fus réveillé brutalement par des cris dans la rue, des ordres lancés en allemand, des bruits de poursuite et de bottes. Les Allemands étaient dans le village. Une jeune fille du voisinage entre dans notre chambre hors d’haleine ; les Allemands ont cerné le village, et fouillent maison par maison à la recherche des terroristes. En laçant mes chaussures, je me demandais que faire : me cacher au grenier ? C’est justement là qu’on chercherait et si l’on m’y trouvait, ce serait plus suspect que de rester tranquillement dans ma chambre. Si j’étais interrogé, devrais-je me servir de mon allemand ou au contraire faire l’ignorant, et tâcher de passer pour un cul-terreux, un innocent ? Rien à faire qu’à attendre. « Patiencia » comme disait le colonel Hernandez del Castillo en descendant du ciel en feuille morte dans son avion désemparé. Je pensais que l’arme que j’avais laissée au grenier n’était pas très bien cachée. Mon père était descendu aux nouvelles. Les Allemands, très énervés, hantés par l’idée qu’on allait leur tirer dessus de quelque fenêtre, criaient : « Terrorist, Terrorist ! » en fouillant les maisons. Le moindre incident, le moindre coup de feu pouvait déclencher le massacre. Et précisément j’avais entendu dans la rue « Halt, Halt » : un soldat avait ordonné de s’arrêter à une jeune fille qui fuyait à bicyclette, il la couchait en joue quand brusquement elle tourna dans un petit chemin, abandonna son vélo et alla se cacher dans un jardin. S’il avait tiré …
18Soudain, miracle, la fouille des maisons s’arrête, les Allemands se regroupent et repartent sans avoir fouillé notre auberge, et elle seule. C’est que nous avions deux entrées, l’une sur la rue, l’autre sur la place de l’autre côté. Les Allemands qui étaient des deux côtés, s’apercevant mutuellement par le couloir de communication pensèrent que l’autre groupe avait fait le nécessaire et négligèrent l’auberge. Longtemps après leur départ on vit réapparaître une brave vieille juive réfugiée comme nous à l’auberge. Saisie de terreur, elle s’était fourrée dans un placard. Ce qui, si on l’y avait découverte, n’aurait pas amélioré son sort. L’alerte avait été chaude. Les Allemands étaient excités, parce qu’ils avaient été accrochés non loin de là par un groupe de partisans, un maquis local, et il y avait eu des morts.
19On parlait beaucoup de maquis, et surtout du maquis de Panjas. Un vieux hobereau gascon, un peu dur d’oreille et qui ne suivait plus les événements que de loin avait demandé à sa gouvernante : « Dites-moi, ma bonne, j’entends toujours parler du Marquis de Panjas. Qu’est-ce que c’est que ce marquis là ? De mon temps on ne connaissait pas cette famille là par ici … ? »
Les contacts se renouent
20Jean Cassou, qui, sorti de prison, avait très bravement repris le travail clandestin, était venu me voir vers le mois de février 1944. Il m’apprenait comment depuis nos temps héroïques, les mouvements clandestins s’étaient développés, organisés, regroupés : « Combat », « Libération » et autres. Cassou laissait deviner d’ailleurs ce que cela comportait de rivalités, d’intrigues, d’ambitions nobles les unes, les autres moins pures1. J’apprenais que Pierre Viénot avait pu passer à Londres, où il était ambassadeur du général de Gaulle, pour lors établi en terre française, en Algérie. J’apprenais aussi qu’à l’occasion du S.T.O., le Service du Travail Obligatoire institué par Vichy pour aller travailler en Allemagne, on avait poussé les jeunes à refuser de partir en Allemagne, mais qu’il avait fallu, pour les accueillir, constituer ce qu’on appelait des « maquis » auxquels les Allemands donnaient la chasse.
21Jean Cassou venait me proposer — comme l’avait déjà suggéré Pierre Henri Teitgen — d’être Commissaire de la République pour la région de Toulouse à la Libération, c’est-à-dire Préfet régional, avec, en plus, une délégation de pouvoir extrêmement étendue du Gouvernement provisoire du Général de Gaulle2. Je lui dis :
« Mais, toi-même, qui es plus au fait que moi, ne veux-tu pas … ?
– Non, dit-il, moi, je préfère être Président du Comité Régional de Libération.
– Dans ces conditions, je suis d’accord, tu peux transmettre mon acceptation. Je suis à disposition.
– Il faut que tu fasses toi-même la démarche, me dit-il.
– Ça, non. Je ne veux pas faire un geste qui ait l’air d’une candidature. Je ne veux rien, je ne demande rien. Si on a besoin de moi, je suis à disposition, c’est tout. Je n’irai donc trouver le représentant du Gouvernement provisoire que si je suis convoqué. Suis-je convoqué ?
– Non, dit Cassou, mais qu’à cela ne tienne. Je transmets ton acceptation de principe et tu seras convoqué d’ici une huitaine. »
22Huit jours passent, puis quinze, puis des semaines. Rien, je n’y pensais plus guère, quand, en avril je reçois le télégramme convenu, m’appelant à Toulouse … et plus loin. J’avais rendez-vous avec Cassou à la pâtisserie Peffaure. J’étais assis devant un chocolat ou ce qui se nommait ainsi, en cette époque ; d’autres clients à d’autres tables, curieusement nombreux à cette heure inhabituelle pour une pâtisserie. Entre Jean Cassou, l’air très dégagé et souriant ; il s’assied à une table, bavarde, s’assied à une autre table, bavarde encore avec l’un, avec l’autre, avec moi finalement.
—« On t’attend à Paris, Vendredi, au café de Flore. Tu porteras à la main La Gerbe3, un monsieur, élégant, la quarantaine, le crâne un peu dégarni, aura également La Gerbe sur son guéridon, à côté de sa consommation. C’est lui qui te donnera des instructions.
— C’est pour le poste de Commissaire de la République à Toulouse ? »
23Cassou, un instant gêné, dit :
« Non, pour autre chose. Le Commissaire de la République à Toulouse c’est moi.
– Bien. »
Voyage éclair à Paris
24Je monte donc à Paris, dans un de ces trains de 1944 archicomble, aux vitres remplacées par des planches. Au milieu de la nuit, à Limoges, je descends sur le quai. Je remonte vite, impressionné par ce que j’ai vu. Un personnage, un Darnand quelconque, arpente le quai, suivi et gardé par quatre hommes en uniforme bleu ou noir, je ne sais, teint brun, des Algériens peut-être, le visage en lame de couteau, l’œil aux aguets, marchant en souplesse comme des chats, le doigt sur la détente de la mitraillette, respirant le meurtre.
25À Paris, au café de Flore, je trouve mon personnage, affable, cordial, charmeur, rapide ; les yeux légèrement bridés donnaient au visage un air d’intelligence asiatique. Il quitte la jeune femme qui était assise à côté de lui et nous déambulons vers le pont de Solférino, nous traversons la Seine, nous nous asseyons au milieu des Tuileries, sûrs de ne pas être écoutés. Après quelque bavardage, il me demande ce que j’ai l’intention de faire. Je lui dis que j’aimerais rejoindre Viénot à Londres. Je pense que là, je pourrais rendre service. Je sens que Viénot, ambassadeur de de Gaulle auprès de Churchill4, est dans une position très difficile, je le sais de santé faible, très sensible, je le devine fatigué, assez seul, sans doute. Je pourrais le soutenir, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois.
26Le visage de Lachaud — c’est ainsi qu’il m’avait dit se nommer — se ferme. « Non, me dit-il, vous n’irez pas à Londres. D’ailleurs, et son visage se crispe un peu, on ne va plus à Londres. » Je ne savais pas alors que lui-même venait d’échapper par miracle au destin de Bollaert5, arrêté et déporté, de Brossolette, arrêté, amené rue des Saussaies, reconnu et qui préféra se jeter dans la cage de l’escalier6. Il faisait partie de l’équipe qui avait essayé de passer de Bretagne en Angleterre en bateau, et qui avait été rejetée sur la côte française. Plus exactement le bateau faisant eau, menaçait de sombrer avant d’aborder en Angleterre ; nos camarades préférèrent donner l’ordre de revenir et prendre pour eux le risque, plutôt que d’exposer la vie de l’équipage.
27J’insistais :
« Je passerais par l’Espagne, je connais le passage des Pyrénées.
– Non, on ne va pas à Londres. Mais, me dit-il, voulez-vous être Commissaire de la République ?
– J’ai déjà dit oui, pour Toulouse.
28Ma réponse le surprit. Il n’avait pas été informé de mon acceptation, qui ne lui avait pas été transmise. Après tout, si Cassou lui avait fait part de son acceptation et non de la mienne, c’était parfaitement son droit, puisque moi-même avant de me décider, je lui avais demandé s’il ne souhaitait pas occuper ce poste. Il m’avait alors dit non, mais des amis avaient pu le faire revenir sur sa décision.
29Lachaud m’offrit d’être Commissaire de la République dans la zone de débarquement, sans naturellement me dire quelle serait cette zone. À la condition, lui dis-je, d’aller à Londres et de débarquer avec les troupes. On voit ce qui se passe en Italie : il y aura une tête de pont, pendant des semaines ou des mois. Tout l’arrière-pays sera zone de bataille avec une occupation allemande très dense, un pilonnage d’artillerie très intense. Le Commissaire de la République ne pourra que se terrer dans un trou en attendant le développement de l’offensive. Cela ne servira à rien. Il faut que le Commissaire de la République accompagne le corps de débarquement.
30C’est d’ailleurs ainsi que cela s’est passé, sauf qu’il y avait, dans cette zone, deux Commissaires de la République, un qui attendait sur place et qui n’a servi à rien, et l’autre François Coulet7, qui a débarqué avec les troupes et qui, naturellement, avait avec lui le prestige et l’autorité de la victoire.
« D’ailleurs, dis-je à Lachaud, pour être un Commissaire de la République efficace, il faudrait avoir à la fois l’expérience de l’administration préfectorale et la connaissance de la région que l’on coiffe de son autorité, ou, au moins, l’une des deux qualités. Je ne suis pas un administratif mais je connais la région de Toulouse. Ceci compense un peu cela. J’accepterais Toulouse mais en conscience je ne peux accepter un poste où je n’aurais aucune des deux qualités requises.
– Dans ce cas, me dit Lachaud, acceptez-vous d’être désigné comme suppléant de Cassou s’il lui arrivait quelque chose ?
– Bien sûr, lui dis-je. Il n’y a naturellement aucune question d’amour propre et je souhaite qu’il ne lui arrive rien ; et qu’il soit bien entendu que je ne demande rien.
– Et bien c’est d’accord » me dit-il.
31Et sur un banc des Tuileries, il me donna à lire une douzaine de feuillets : les instructions aux Commissaires de la République, pour le jour où leur région serait libérée.
32Nous repartîmes, en devisant, par ce beau jour d’avril par les rues presque désertes. Comme le hasard s’amuse toujours et joue avec nous, nous rencontrâmes une des très rares personnes au monde qui connaissait à la fois Lachaud et moi, René Sanson, qui en nous voyant s’écria : « Bonjour Bertaux, bonjour Laffon ! »8 Le pseudo Lachaud pâlit un peu, lui qui se donnait tant de peine pour protéger son incognito. René Sanson avait fini par sortir de prison et avait regagné Paris.
33En rentrant à Toulouse, sur la place de la gare Matabiau, je rencontrai Albert Lautman, philosophe et mathématicien.
« Qu’est ce que tu fais là ?
– Et toi ?
– Ce n’est pas ta place ici, mon vieux.
– Et la tienne donc !
– Mais que veux-tu, me dit Lautman, il faut bien payer de sa personne et faire le boulot soi-même. Il y en a beaucoup qui parlent et peu pour faire ce qu’il y a à faire. Je viens convoyer des aviateurs anglais tombés en France et récupérés. On tâche de les faire repasser de l’autre côté. »
34Il était las, tendre, cafardeux. « On y passera tous, l’un après l’autre, me dit-il pour finir. On ne peut pas tenir ». En effet, très peu de temps avant la Libération, Lautman fut dénoncé, arrêté, emmené à Bordeaux par le dernier train que les Allemands aient pu faire passer, et fusillé là. C’était une grande perte, pour la philosophie, pour les mathématiques où, paraît-il, il suivait des voies originales, perte pour les siens et ses amis surtout.
35Je fis part à Cassou de ma conversation avec Lachaud et de la décision prise de me désigner comme suppléant éventuel. Je rentrais à Castelnau, mais j’étais à sa disposition et viendrais sur un signe de lui.
Dans l’attente de la libération
36À Castelnau, la vie continuait. Nous écoutions la radio tous les soirs, attendant le signal de l’action. Au lieu du message personnel que nous attendions, ce fut le débarquement, le déclenchement des opérations de maquis, le blocage de la division allemande cantonnée au pied des Pyrénées, et qui essayait de rallier la zone de débarquement. Les ponts sautaient, les trains déraillaient, les arbres abattus s’enchevêtraient sur les routes.
37Pour occuper mes loisirs j’enseignais le latin à la fille du maire Pierre Despouey, nous lisions ensemble les Commentaires de César, la Guerre des Gaules, textes d’actualité. La lutte des maquis gaulois contre les légions de César, nous la voyions se dérouler sous nos yeux, à peu de choses près.
38Tandis que, sur la terrasse, nous interprétions César, une voiture à cocarde amenait à Monsieur le Maire une jeune femme élégante : le Préfet de Tarbes, inquiet de la tournure des événements, craignant pour sa vie, confiait sa femme au Maire de Castelnau. On me présenta comme un inoffensif professeur de latin, réfugié là par hasard. J’en profitai pour m’informer un peu sur la fonction préfectorale de laquelle cette jeune personne jacassante — récemment encore dactylo — paraissait fort satisfaite. Elle en vantait les charmes et la splendeur et voyait son mari parti pour une brillante carrière. « Nous, ce qu’il nous faut, c’est le Gouvernement Général de l’Indochine, dit-elle. Parce que là, on peut gagner beaucoup d’argent. » Malignement je lui demandais ce qu’il fallait faire pour entrer dans une si belle carrière.
« Il faut commencer par être chef de cabinet de Préfet ; et si on réussit, on a une chance de devenir sous-préfet. Puis, si on réussit encore et si on a de bons appuis, on peut alors devenir Préfet.
– D’après ce que vous dites, ça doit être une très belle carrière. Mais on ne peut pas commencer comme Préfet Régional ? »
39Elle n’entendait pas la plaisanterie. Elle me lança un regard venimeux et me dit : « Vous, vous n’avez rien de ce qu’il faut pour réussir. Vous n’arriveriez même pas sous-préfet ». C’était d’ailleurs très exact, et elle m’avait bien jugé. Je ne me suis jamais imaginé suivant la filière préfectorale et en gravissant les échelons.
40Le 20 juillet 1944, remontant de la ferme Baquet, je vis, venant à ma rencontre sur la route, l’air grave, mes amis Despouey. La radio de Londres venait d’annoncer la mort de Pierre Viénot. Je me sentis soudain très seul.
41Le succès du débarquement s’affirmant, je décidai de rallier Toulouse, à bicyclette cette fois, pour éviter les ennuis, les contrôles et les incidents de train, en emmenant Charpentier, qui, libéré de Mauzac, m’avait rejoint. Je retrouvai ma mère dans un petit pavillon de la banlieue toulousaine.
42Je me mis à la disposition de Jean Cassou, qui me proposa de prendre en mains la rédaction de la Dépêche de Toulouse ou plus exactement du journal qui succéderait à la Dépêche le jour de la Libération9. Cassou, lui-même absorbé par mille tâches, courait de droite et de gauche et je n’arrivais guère à le joindre.
Heures confuses
43Vers le 15 août, j’avais rendez-vous dans un café toulousain avec trois ou quatre collaborateurs futurs du nouveau journal, dont Guillemin Tarayre, un journaliste qui devait être mon adjoint professionnel. Il ne vint pas au rendez-vous. Il avait, le jour même, été descendu d’une rafale de mitraillette sur un trottoir : pas par des Allemands, mais par des miliciens français. Non, on n’avait pas fini de se battre, peut-être même entre Français ! Charpentier et moi, chacun armé de son pistolet automatique, dormions habillés, prêts à sauter par la fenêtre et à faire feu si on vient nous chercher.
44Le 19 août au soir, j’assistais quelques instants et discrètement — puisqu’au fond je n’avais rien à y faire, n’ayant aucune fonction officielle — à une réunion entre Cassou, l’état-major F.F.I. et le Comité de Libération, dans un local de la Côte Pavée. Puis je rentrai chez moi. En sortant, je croisai des tractions-avant noires, arborant des drapeaux tricolores, dévalant à toute allure. Les passagers portaient des brassards tricolores ; des mitraillettes étaient braquées vers le dehors par les vitres baissées. Je me méfiai de ces Sten, des mitrailleuses britanniques parachutées par dizaine de milliers : il suffisait d’un choc malencontreux pour que se déclenche la rafale. Elles ont tué autant de monde derrière que devant ou à côté. Ce sont de dangereux jouets pour amateurs. Les Allemands commençaient à évacuer la ville et on entendait des explosions de-ci de-là dans la ville. Un de leurs camions avait été incendié et on voyait la fumée.
45Avant de me coucher, je prenais un livre dans la bibliothèque : la vie de Challemel-Lacour, cet universitaire Normalien qui avait écrit en 1865 un article sur Hölderlin dans la Revue de Paris10, un des plus pénétrants qui aient jamais été écrits. Je tombai sur le passage de Challemel-Lacour, nommé Préfet à Lyon en 1870, après le 4 septembre, qui eut à y faire face à la Commune qui l’avait considéré comme son prisonnier.
46À Toulouse, j’avais emmené Eugène Charpentier, pour deux raisons. La première, pour avoir quelqu’un de sûr à mes côtés. À deux on est quatre fois plus fort. La seconde : j’avais peur que, quand le vent tournerait on ne lui fît payer sa « collaboration », dont je savais bien qu’elle n’a jamais existé. Mais il avait une fiche à son nom : il suffisait qu’un imbécile tombe dessus, il risquait de payer pour ce qu’il n’avait pas fait.
47Le 20 août au matin, nous vîmes passer non loin des uniformes qui sortaient de la ville en débandade. Charpentier, envoyé aux nouvelles, me dit que c’était les Italiens qui partaient sans demander leur reste. Ils faisaient partie des troupes d’occupation et s’étaient procurés des vêtements civils, espérant trouver un asile provisoire chez les innombrables métayers italiens de la région, en attendant de regagner la péninsule.
48Je sortis mon 7.65 de sa cachette, le graissai, le mis dans ma poche, et nous descendîmes, Charpentier et moi, au local de la Côte Pavée, espérant y apprendre quelque chose. J’y trouvai Vaquer, avec qui j’avais fondé le réseau, qui nettoyait lui aussi son pistolet, et un certain Daniel Brévan. Soudain fit irruption Marcel Abraham, l’ancien directeur de cabinet de Jean Zay, dont j’avais alors été le collaborateur. Abraham, le cheveu — je dis le cheveu, car il n’en avait guère d’autres — dressé, cria :
« Cassou est mort.
– Comment mort ?
– Oui, en tous cas, il ne vaut guère mieux. Cette nuit, après une dernière réunion du Comité de Libération, il rentrait chez lui dans une voiture de la Préfecture avec son directeur de cabinet, Ségaud. Une patrouille allemande a arrêté la voiture, l’a fouillée, a trouvé un pistolet et a massacré tout le monde. Le chauffeur est tué, Cassou a été assommé à coups de crosse. Ségaud, on ne sait où il est. »
49Moi qui avais vécu tranquille, pensant moins que jamais, à quelques heures de la Libération, que j’allais avoir à prendre la situation en mains, moi qui ne savais rien, Cassou ne m’ayant rien confié, moi qui n’avais même pas un ordre de mission en poche, qui savais bien que je devais remplacer Cassou, mais qui ne savais pas si quelqu’un d’autre le savait, que devais-je faire ? Serait-ce possible de m’imposer ? Devais-je même essayer ? Sans autorité, sans pouvoir … était-ce possible ?
50Première chose : Cassou n’était pas tout à fait mort, disait-on. Où était-il ? À l’hôpital, dans le service de Ducuing. Je pris rendez-vous avec Marcel Abraham pour onze heures et demie devant l’église Saint-Sernin et avec Charpentier j’allai à l’hôpital. Sur le pont, une auto mitrailleuse allemande tira. Il fallut passer par un autre pont. À l’hôpital, je vis Cassou, dans le coma, presque cadavérique. Il était bien soigné, Ducuing s’occupait de lui ; il n’y avait rien de plus à faire ici. Je regagnai le cœur de la ville, ruminant la décision à prendre. Je n’avais vraiment que très peu d’éléments d’appréciation et j’étais bien perplexe.
51Machinalement je passai devant la Faculté des Lettres. Grand bruit, klaxon, les passants se planquèrent dans les portes … on tirait … Des FFI ?11 Il ne semblait pas. Plutôt une arrière-garde de collabos. Je sonnai à la porte de la Faculté, le concierge ouvrit, me reconnut, leva les bras au ciel. J’allai m’asseoir un instant dans le jardin, pour réfléchir. L’alerte passée, je ressortis et allai vers Saint-Sernin, bien que ce ne fût pas encore l’heure ; mais que faire ? Je demandai à Daniel Brévan qui m’accompagnait et qui devait être chef de Cabinet de Cassou, s’il était au courant des dispositions prises par son patron, du plan d’action. Il ne savait rien, il était arrivé depuis deux jours.
52Place Saint-Sernin, nous rencontrâmes « Papa Bartoli » — un professeur de lycée, bon résistant, qui était au courant de bien des choses et qui suivait de près les événements — qui dit : « Ça va mal, Cassou n’étant pas ici, ça va être une pagaille terrible. Les communistes vont être les maîtres de la situation. Il n’y a qu’eux d’organisés, qu’eux qui sachent ce qu’ils veulent, qu’eux qui aient des directives. On va se bagarrer pour la succession de Cassou … quelle pagaille. Mon Dieu quelle pagaille … »
53Je dis à Charpentier et à Brévan : « Allons voir du côté de la Préfecture. » En face de la Préfecture, sur la place, se trouvait l’intendance de police. Là aussi il y avait de la pagaille : des hommes hirsutes, pas rasés, sans cravate, allaient et venaient. Il semblait que l’intendant Marty qui, sous Vichy faisait trembler la région, n’était plus là. J’avançai prudemment et reconnus un visage : quelqu’un dont j’ignorais le nom mais qui avait fait avec moi une liaison, et dont je savais qu’il était des nôtres. Il me salua par mon nom, me confirma que l’intendant Marty était parti avec ses hommes, et qu’on attendait des instructions de celui qui succéderait à Cassou. « Celui qui succède à Cassou, c’est moi. Je suis le Commissaire de la République. » Allons, les dés étaient jetés. « Quels sont vos ordres, Monsieur le Commissaire de la République ? »
54Il paraît que Pierre Sirinelli, ainsi se nommait-il, savait que j’avais été désigné par le Gouvernement provisoire et que pendant que j’hésitais ainsi, on me cherchait partout. C’est possible. C’est même vrai, puisqu’on me l’affirme. Mais je ne m’en doutais pas, et en me voyant, Sirinelli n’en a rien dit.
« Les ordres ? Nous allons nous installer à la Préfecture ! »
55Et nous voici, franchissant la place tous les quatre. Chacun des pas faits sur cette place sous le soleil d’une fin de matinée d’août m’est encore présent.
La « prise » de la Préfecture de Toulouse
56À l’entrée, le poste de police rectifia la position. Je songeais que c’était la première fois de ma vie que je franchissais le seuil d’une préfecture et je serrais mon 7-65 dans ma poche : on ne savait vraiment pas ce qui allait se passer. Je ne sais pourquoi je pensais à Lucien Leuwen.12 « Menez moi au bureau du Préfet Régional. » Sirinelli murmure quelque chose d’indistinct, qui me fit croire que le bureau était vide. J’entrai donc sans frapper.
57Derrière la table demi-ronde, à ma surprise, il y avait un petit monsieur, court sur pattes et volubile, plus qu’il ne convenait à la circonstance. Sirinelli me souffle : « Sadon, le Préfet Régional. » Je me présente :
« Je suis le Commissaire de la République.
– Monsieur le Commissaire de la République, je vous attendais … »
58Il faut couper le flot de paroles. Je vais m’asseoir dans le fauteuil du Préfet et fais asseoir le Préfet dans le fauteuil du visiteur ; je lui demande s’il sait l’ampleur des destructions faites par les Allemands en partant, si la distribution d’eau est intacte, de combien de farine et de bois de boulange dispose la ville de Toulouse. Je me lève : « Monsieur le Préfet veuillez vous rendre à vos appartements et n’en plus sortir jusqu’à nouvel ordre ; vous êtes en état d’arrestation. » Je le raccompagne jusque sur le pas de la porte ; il s’incline, bredouille, veut me laisser passer le premier ; et moi :
« Passez Monsieur le Préfet, je suis ici chez moi.
– Parfaitement, Monsieur le Commissaire de la République, vous êtes ici chez vous. »
59Et il part dans un tourbillon de courbettes. Nous rentrons dans le bureau, mon équipe et moi, nous refermons la porte, nous nous asseyons, nous nous regardons. Et maintenant que faire ? Qui a des dossiers, qui donc sait ce qui a été prévu et pourrait nous informer ? Par quel bout commencer ?
60D’abord je prie Sirinelli de nous procurer trois mitraillettes, et d’évacuer le Préfet Sadon sur une villa en veillant à sa sécurité. Des excités pourraient faire un coup d’éclat à bon marché.
61Mais la suite ?
62Les événements se chargent de nous l’apporter. La porte s’ouvre en grand, sans frapper, et une demi-douzaine de personnes que je ne connais pas entrent en parlant fort et en gesticulant, croyant le bureau vide.
63Debout derrière mon bureau, je les interpelle ;
« Messieurs ? Vous êtes ? …
– Vous-même, qui êtes vous ?
– Je suis le Commissaire de la République. »
64Ils me regardent, interloqués. Ils se regardent.
« Mais, le Commissaire de la République, c’est Jean Cassou … et il est mort.
– Je suis Pierre Bertaux, son suppléant désigné par le gouvernement du Général de Gaulle. Asseyez vous, Messieurs, et causons. »
65C’étaient les membres du Comité Départemental de Libération et des mouvements de résistance, le Mouvement de Libération National et le Front National, ce dernier animé par des communistes, qui venaient faire le geste de s’installer dans le bureau du Préfet et que j’avais devancés.
66Je sais bien qu’il y a eu depuis d’autres récits des événements ; on raconte maintenant que j’aurais été installé par le Comité de Libération, voulant démontrer par là que le pouvoir appartenait ce jour-là à l’insurrection populaire. En fait, je me suis installé tout seul, muni de la seule autorité d’une désignation par le gouvernement provisoire que bien peu de personnes connaissaient alors à Toulouse.13
67Il y a bien eu une réunion du Comité Départemental de Libération, le C.D.L comme on disait, pour m’introniser. Mais cette réunion n’a eu lieu que bien après mon installation, sans doute au début de l’après-midi. Cependant je ne crois pas à la mauvaise foi de tous ceux qui soutiennent une autre thèse que la mienne : ils peuvent avoir gardé le souvenir d’une délibération et ne pas la dater à quelques heures près, ni en avoir gardé présentes les circonstances exactes. Comme quoi l’histoire, même la plus proche, même la plus simple, même en toute bonne foi peut être difficile à établir.
68Je ne veux pas non plus faire des hypothèses sur ce qui serait arrivé si je n’avais pas le premier occupé le bureau du Préfet. Je sais simplement que Boucicot, Commissaire de la République à Limoges, qui n’avait pas eu cette chance, a mis des jours et des semaines avant de pouvoir assurer son autorité et tout simplement pouvoir s’installer à la Préfecture. Je pense que, pour le moins, la même chose pouvait se produire à Toulouse.
69Ce que je sais, c’est que lorsque je suis entré à la Préfecture, personne sur place ne m’en avait prié ; qu’il n’y avait pas eu le temps matériel entre la « mort » de Cassou et mon installation pour une délibération du C.D.L ; enfin, et surtout, que ceux qui entrèrent dans le bureau du Préfet eurent un mouvement de surprise en m’y voyant et que je dus leur expliquer qui j’étais. Je dus même pour m’affirmer, rappeler que j’avais été l’un des premiers à organiser la Résistance à Toulouse, qu’à défaut d’autres titres, j’avais du moins celui de l’ancienneté dans l’action.
FFI et FTP
70Mais déjà la porte se rouvrait, cette fois c’était des colonels qui entraient. Des colonels F.F.I. s’entend. En tête Ravanel qui en principe commandait les F.F.I. de la région. Jeune, radieux, enthousiaste, le col Danton largement ouvert, il se sentait l’héritier des jeunes généraux de la Révolution de 89.
71Tout le monde parlait à la fois, allait et venait, s’embrassait, gesticulait, s’essayait à des mots historiques. Je distinguais au-delà de ma porte, dans le couloir, dans l’escalier, dans la cour, sur la place une rumeur montante. La ville se mettait à bouillonner comme une marmite sur le feu dont on a enlevé le couvercle. Des coups de feu crépitaient, de la cour de la Préfecture on tirait sur les tours de la Cathédrale Saint-Etienne d’où, paraît-il, on tirait sur nous. Le plaisir de faire parler la poudre était pour beaucoup dans ces fusillades, qui entretenaient l’excitation.
72Vers trois heures, je perçus un net mouvement de reflux. La rumeur s’apaisait, les couloirs se dégageaient, mon bureau même était vide : mon équipe et moi nous étions seuls. Je me demandais ce qui se passait. Quand un garde mobile entre, salue : « Le colonel Ravanel fait dire à Monsieur le Commissaire de la République qu’une colonne allemande traverse la ville et paraît se diriger sur la Préfecture. Que Monsieur le Commissaire de la République veille à sa sécurité par ses propres moyens. »
73Mes propres moyens, je n’en avais pas, et Ravanel — si du moins le message venait de lui — le savait bien. Je me demandais ce que cela voulait dire. Une colonne allemande dans la ville, ce n’était pas invraisemblable. Par la fenêtre, je mesurai du regard le mur du jardin : faudrait-il le sauter ? Mais je me demandais si ce n’était pas une fausse nouvelle pour me faire abandonner la Préfecture désertée et s’y installer ensuite, en mon absence. Je décidai de rester et d’attendre les événements.
74Peu à peu, l’animation revint et Ravanel aussi. Nous décidâmes d’annoncer à la radio la Libération de Toulouse. Ravanel rédigeait sa proclamation de son côté, moi de la mienne. Le soir venu, nous prîmes la même voiture pour aller à la station de radio. On tiraillait toujours jusque dans la cour. Une balle perdue traversait le toit de la voiture, sans dommage, sans doute un F.F.I. qui lâchait une rafale à tout hasard. Mon collègue de Dijon, Bouhey, était au même moment et dans les mêmes conditions blessé grièvement par les F.F.I. et Mairey devait prendre sa place. Chose curieuse, dans deux cas seulement — celui de Cassou et celui de Bouhey — on avait prévu des suppléants aux Commissaires de la République désignés dans la clandestinité ; dans les deux cas les suppléants, Mairey et moi, eurent à occuper leurs fonctions.
75À la station de Toulouse-Pyrénées, tout se passa bien. Je parlais, puis Ravanel. Nous voulûmes en faire autant à Radio-Toulouse, un poste privé beaucoup plus puissant que l’autre. Mais, nous présentant à l’entrée de la station, nous fûmes refoulés par un poste en armes. Un homme sombre, hirsute, l’œil enflammé, un brassard trois fois tricolore au bras, un énorme colt à la ceinture qu’il caressait de la main, nous interdit l’entrée. Je déclinai ma qualité, Ravanel la sienne. Peine perdue, l’homme répondait toujours : « Nous, on est F.T.P., on vous connaît pas ! »
76Les F.T.P. ? Les Francs Tireurs et Partisans étaient l’organisation armée aux mains des communistes. Je pensai à Barcelone pendant la guerre d’Espagne. Ravanel essayait en vain de parlementer. L’homme commençait à s’énerver. Je dis à Ravanel : « C’est bien, rentrons ».
77Mon équipe et moi, nous campâmes dans l’appartement du Préfet dans trois chambres communicantes, les mitraillettes à portée de la main. Ainsi finit la dernière journée de ma « résistance », la première d’une nouvelle existence.
78Le lendemain matin, le rez-de-chaussée de la Préfecture était occupé par quatre-vingts F.T.P. en armes. C’était le moment de me souvenir de Challemel-Lacour, prisonnier de la Commune dans la Préfecture de Lyon. Pourrais-je me maintenir ? Sur quelles forces compter pour maintenir une autorité purement théorique ?
L’insurrection n’aura pas lieu
79Le lendemain, Ravanel et les représentants des mouvements de Résistance entraient chez moi, d’un air grave. Ils avaient une question à me poser. Ravanel était le porte-parole. Il me dit : « Camarade, que penses-tu de l’insurrection ? »14 Je faisais travailler mes méninges pour essayer de comprendre où ils voulaient en venir. Il s’agissait dans ma situation de gagner du temps, d’éviter un coup de force, alors que la force me manquait, d’asseoir peu à peu l’autorité que je représentais.
« L’insurrection ? Je pense qu’elle est accomplie ! C’est l’insurrection contre l’occupant que tu veux dire, Camarade ? Et bien les Allemands sont partis. Alors ? … »
80Ma réponse n’était évidemment pas satisfaisante. Ravanel et ses camarades se regardèrent, et après un « bla-bla-bla » patriotique s’en furent.
81Le mardi, ils vinrent me demander de dissoudre les G.M.R.15, un corps de police créé par Vichy ; les G.M.R. étaient impopulaires et avaient opéré contre les maquis. Je fus tout de suite d’accord. Mais ils me demandèrent également de dissoudre la garde mobile, c’est-à-dire une force de gendarmerie traditionnelle. Cela était beaucoup plus délicat : c’était la seule force sur laquelle j’avais quelque autorité. Je pris vingt-quatre heures de réflexion.
82Le mercredi matin, les mêmes revenaient, plus nombreux, étoffés de nombreux colonels, avec un ultimatum à peine déguisé. J’allais de long en large dans le bureau, parlant avec l’un, avec l’autre, supputant. De toute façon, je ne pourrais opposer les gardes mobiles dont l’uniforme était malgré tout le symbole de l’autorité détestée, aux F.F.I. ou aux F.T.P. Ce serait l’explosion et nous n’aurions pas le dessus. Les gardes mobiles eux-mêmes marcheraient-ils dans ces conditions ? C’était douteux. J’avais appris que les maquis F.T.P. s’étaient rassemblés autour de Toulouse. Il y avait bien un maquis non-communiste, celui de la Montagne Noire, sur lequel je pouvais agir par Zaksas, retrouvé. Mais pouvais-je risquer l’explosion ? Surtout dans le rapport de forces tel qu’il était ?
83J’avisai un colonel F.T.P., dont la figure inspirait la sympathie et la confiance : « Colonel Georges, commandant les F.T.P. du Lot. » Je bavardai un moment avec lui. C’était un communiste, un dur, mais qui paraissait patriote et loyal. Je lui expliquai mon embarras : « Si je dissous la garde mobile, quelles forces vont maintenir l’ordre dans Toulouse ? Vous savez qu’il y a encore des miliciens, qu’on tire … Je comprends qu’on ne peut, aujourd’hui, mettre dans la rue les uniformes qu’on a trop vus sous Vichy, mais qui ? Vous Georges, de combien d’hommes disposez-vous ? Cent, deux cents ? Etes-vous prêt à assumer, sous mon autorité, le maintien de l’ordre dans Toulouse avec vos F.T.P., le temps nécessaire, auquel cas je peux signer l’ordre de dissolution de la garde mobile ? » Georges hésita, se gratta la tête : « Moi oui, mais il faut que je demande à mes chefs ».
84Certes le coup était risqué, de donner le contrôle de la ville, fût-ce sous mon autorité nominale, aux F.T.P. du Lot parce que la figure de leur chef m’avait inspiré confiance. C’était accorder beaucoup de crédit à la physionomie, et jouer un coup de poker. Cependant que faire d’autre ? Si j’avais refusé de dissoudre nominalement une garde mobile qui ne pouvait me servir à rien, je sautais, sans profit pour l’autorité de la République. De toute façon, les F.T.P. étaient maîtres de Toulouse, et, pratiquement de la Préfecture.
85Plus tard dans les bureaux de la place Beauvau16, on m’a reproché d’avoir signé : « Vous ne deviez pas … » Messieurs les ronds-de-cuir-à-cheval-sur-les-principes en parlaient à leur aise, j’aurais voulu les y voir. D’ailleurs, on les a vus, ou leurs successeurs de la même espèce, à Alger en 1958 et 1960. Ils n’étaient pas plus malins que d’autres.
86Je signai donc la dissolution de la garde mobile, qui ne se dispersa d’ailleurs pas, bien entendu. Le pari fut gagné. Les promoteurs de l’insurrection — la seconde, la politique — furent désunis, le temps que passe la fièvre. Le colonel Georges fut loyal, l’insurrection n’eut pas lieu. On peut dire aujourd’hui qu’elle n’a existé que dans mon imagination. N’empêche que quelque temps après Georges fut éliminé du parti communiste, avec la phrase : « Camarade, tu n’as pas compris » et considéré par les communistes comme traître à leur cause. Pourquoi ? Sinon parce qu’il avait aidé à contrecarrer leurs intentions ?
Rétablissement de l’autorité de l’Etat
87De jour en jour on s’habituait à me considérer comme l’autorité effective. Mais cette autorité comment l’exercer ? Quels rouages étaient encore en état de fonctionner, et comment agir sur eux, dans le désordre général ? Il fallait installer des préfets dans la région, ceux que Cassou avait désignés dans la clandestinité. Mais je n’en connaissais pas la liste, qu’on s’était bien gardé de me communiquer, histoire sans doute de me faciliter la tâche. Cassou, lui, allait mieux : il avait repris connaissance mais n’était pas en état de parler. Ségaud, qui se trouvait dans la voiture au moment où Cassou avait été blessé, avait pu s’enfuir mais avait été gravement blessé, il était à l’hôpital.
88On m’amena un certain Cassagneau, le seul préfet de carrière que Cassou eût recruté. Il paraissait sortir d’une comédie de Labiche, une caricature de préfet, à peine bon pour un petit département, dans une période où il ne se passerait rien. Il était au moins à moitié gâteux. Me recevant à déjeuner dans ses appartements, dans l’autre aile de la Préfecture, il m’accueillit en haut de son escalier, et me fit remarquer une barrière de bois sur le palier : « Héhé, on a mis ça pour pas que je tombe dans l’escalier, hihi ! » bêtifiait-il. Je mis quelque temps à comprendre que quelque soixante ans auparavant, alors qu’il avait quatre ans et que son papa était secrétaire général de la Haute-Garonne, dans ce même appartement, il était tombé dans cet escalier, et qu’on avait alors placé cette barrière. De l’administration préfectorale, il ne voulait guère connaître que les appartements, et quelques papotages ou radotages sans conséquences.
89Le Commissaire de la République n’avait pas bonne presse partout, surtout dans les milieux bourgeois de Toulouse. Une dame de la bonne société gémissait : « Mon Dieu, c’est épouvantable, ce qui se passe, c’est la Révolution, les rouges sont les maîtres. Il y en a un à la Préfecture, le Commissaire de la République, comme, on dit, une espèce de monstre, qui ne sait ni lire, ni écrire. »
90Pourtant les choses se passaient relativement bien, surtout quand on pense à ce qui aurait pu se passer et que nous avons eu la chance d’éviter. On parlait de massacres, de sang coulant à flot dans les rues ; des « services spéciaux », des « agents de renseignement » envoyaient des messages dramatiques, à Alger, à Paris, sans doute pour se faire valoir. Après le 20 août il y a eu peu de victimes de la vindicte populaire. Il a bien failli y en avoir autant qu’on l’a dit.
91Peu à peu les liaisons se rétablissaient avec les huit préfectures de la Région. Le vendredi, je reçois des nouvelles inquiétantes de l’Ariège : des tribunaux populaires ont prononcé des condamnations et pratiqué des exécutions. Pas moyen de savoir ce qui se passe dans l’Ariège. Qui a été désigné comme Préfet ? Personne n’en sait rien : en tous cas personne n’est là pour occuper le poste. J’envoie donc Papa Bartoli, avec quelques F.F.I. et quelques mitraillettes à Foix, installer quelqu’un à la Préfecture. « Qui vous voudrez, ça m’est égal. Mais désignez sur place quelqu’un, donnez lui le titre et l’autorité de Préfet, qu’il y ait au moins quelqu’un qui réponde au téléphone dans le bureau du Préfet et rendez-moi compte à votre retour. » Dans la nuit Bartoli revient. Il a trouvé la ville anxieuse, la préfecture pratiquement déserte. Dans un bureau, un homme très calme.
« Comment vous appelez-vous ?
– De Nattes
– Bien, venez par ici ; au nom du Commissaire de la République, je vous nomme Préfet de l’Ariège et je vous installe. »
92« Bien, dis-je à Bartoli. S’il ne fait pas l’affaire, ce sera facile d’en mettre un autre. » Ce fut le meilleur de tous les préfets de la région. Il resta préfet jusqu’au bout de la période transitoire et a fait par la suite une belle carrière dans l’administration.17
93Autre incident : le 23 août au matin, le standard de la préfecture m’annonce « d’Albi, le Préfet du Tarn. » Le Préfet se nomme, me dit s’être installé sans incident. « Tout va bien ? — Tout va bien. » L’après-midi, tout fier d’avoir un préfet dans ma région et d’en connaître le nom, je demande qu’on m’appelle au téléphone le Préfet du Tarn. Au bout d’un moment le standard me rappelle : pas moyen d’avoir la communication avec Albi. Qu’est ce qui se passe ? On ne sait pas. La poste d’Albi ne répond pas. La ligne a l’air d’être coupée au-delà de Gaillac. « Donnez moi la poste de Gaillac ! » La postière de Gaillac me dit « Justement, j’ai là des messieurs F.F.I. qui voudraient vous causer ». C’était pour me dire qu’une colonne allemande attardée avait traversé la ville d’Albi, mis le feu à l’hôtel des postes. « La Préfecture ? — On ne sait pas. » Dans la soirée, j’étais rassuré, la préfecture était intacte, le préfet sain et sauf.
94Il y avait tout de même de bons moments et des émotions d’un autre ordre, ainsi quand, le lendemain du 20 août, du balcon du Capitole, nous annonçâmes solennellement à la population que Toulouse était libéré. Je présentai à la foule le nouveau maire de Toulouse, Badiou, un camarade de Normale, professeur de Mathématiques, qui est resté maire de Toulouse pendant douze ans. L’allégresse ne faisait pas oublier les tâches concrètes. En redescendant l’escalier je dis à Badiou : « Et maintenant, il va falloir faire des égouts à Toulouse. » C’était un des points faibles de l’urbanisme de la Ville Rose que l’odeur qu’elle exhalait en été.
Réformes sociales et économiques
95Bien que la tâche numéro un fût, selon la formule des instructions que Laffon m’avait données à lire dans le jardin des Tuileries, de « rétablir la légalité républicaine », et que le retour à l’ordre fût une préoccupation majeure, je n’avais pas moins que quiconque le désir de réformes profondes. Je pensais que l’occasion était unique de transformer la France, politiquement certes, mais surtout socialement et économiquement. Nous voulions faire une France nouvelle. Simplement, je pensais que « l’insurrection » au sens des communistes et de leur entourage, n’en était pas le moyen. C’est d’ailleurs là que j’ai appris à mes dépens que les communistes ne souhaitaient pas, pour des raisons tactiques évidentes à qui réfléchit, le succès de réformes. Comme disait l’un d’eux à un « camarade de gauche » : « Mon vieux, si tu crois qu’on entre dans la boutique pour la faire marcher et tourner rond, tu te trompes. On est là pour la faire sauter. » Et, en effet, les communistes ont saboté autant, sinon plus que le patronat, l’expérience des Comités d’entreprises, à laquelle j’attachais tant d’espoir.
96Il me paraissait, il me paraît encore, qu’associer le personnel d’une entreprise à sa gestion, est plus important que l’association aux bénéfices. Faire participer ceux qu’on nomme les travailleurs aux problèmes et aux responsabilités des affaires, faire par là leur éducation et qu’à cette occasion se sélectionnent les plus capables, voilà qui me semblait une réforme profonde, capable de renouveler les structures. Toujours cette idée qui avait été la mienne depuis mon expérience à la radio en 1935 : élargir la base de sélection. La justice distributive est une chose, la vitalité d’une nation en est une autre. Celle-ci pouvait attendre de l’institution des Comités d’entreprises l’afflux d’un sang nouveau. Quant à partager les bénéfices, cela se ferait tout seul, par simple effet de pression.
97Une ordonnance avait été prise à Alger, sous la signature du Commissaire Grenier18, instituant le principe du Comité d’entreprise. J’avais auprès de moi un Conseiller d’Etat illustre, Grunebaum Ballin, qui était acquis à la cause. Il y avait à Toulouse d’importantes usines d’avions. Il paraissait indiqué de commencer par là, Bréguet, par exemple. L’association à la gestion était moins spectaculaire et moins populaire que la nationalisation ou la participation aux bénéfices, mais avait à mes yeux une bien autre portée. Cependant je devais me battre sur deux fronts, l’aile gauche voulant tout, c’est-à-dire « l’usine aux ouvriers », le camp patronal ne voulant rien lâcher. Ou plutôt, s’il en avait été ainsi, j’aurais pu jouer un rôle d’arbitre. Mais le camp patronal, quoique représenté, était défaillant : soit crainte, soit mauvaise conscience, les patrons étaient prêts à céder tout et le reste, de préférence encore le reste, pensant que plus tard, quand la crise serait passée, plus on aurait lâché, plus on récupérerait. C’est donc moi qui devais défendre les droits à la propriété, que les propriétaires eux-mêmes ne défendaient pas. Après de longues et épuisantes discussions, les conventions étaient établies, adoptées.19 Il ne restait plus qu’à les appliquer. C’est là que leur histoire s’arrête, par la faute des communistes, qui ne souhaitaient pas que fonctionne une réforme. Je prononçai la nationalisation des mines du Tarn. Cela alla sans aucune difficulté.
98La leçon était que, comme le métal, la matière sociale a deux états : normalement, elle est à l’état solide, on ne modifie les structures que très difficilement, très lentement et très peu, comme quand on martèle à froid l’acier d’une faux. Il faut beaucoup de coups de marteaux pour laisser une empreinte. Quand la température s’élève, elle devient malléable. Au rouge on en fait ce qu’on veut. Mais dès que la matière humaine se refroidit, les structures se figent et il devient pratiquement impossible de retoucher ce qui n’a pas été fait à la forge.
99Cet état fluide des structures humaines, j’en ai fait l’expérience plusieurs fois, mais chaque fois le temps de fluidité a été bref. En 1936 au moment du Front populaire, deux à trois semaines. En juillet 1940, quelques semaines. En mai 1958, trois ou quatre jours. Et c’est tout. En dehors de ces périodes, le temps nécessaire pour faire aboutir une réforme se compte par dizaines d’années.
100L’ignorance où nous sommes de cette physique de la matière sociale fait que nous surestimons les possibilités de réformes en période froide, que nous les sous-estimons en période chaude et qu’en outre, quand est atteint le point de fusion, on n’a pas préparé grand chose. Comme un forgeron dont le fer serait porté au rouge et qui ne saurait pas encore, en le mettant sur l’enclume, s’il va effiler la pointe ou la tordre en spirale.
101L’art politique du réformateur consiste à concevoir nettement les deux parties de l’opération : porter la masse humaine à la température de fusion, déterminer dans le détail des textes la forme qu’il veut donner aux nouvelles institutions politiques. Reste le problème d’être, au moment crucial, celui qui tient la pince et le marteau. Mais dans les situations de fluidité, celui qui sait ce qu’il veut a, de ce seul fait, un avantage non négligeable.
102En dehors de ces périodes de fluidité, les réformes se heurtent à tant de situations acquises, à une telle inertie, elles exigent une telle dépense d’énergie et une telle continuité dans la pression, qu’elles sont pratiquement irréalisables. Le marbre, dit-on, est plastique, à l’échelle des milliers de tonnes de pression et des âges géologiques.
103Lorsque nous étions dans nos cachots de Furgole, Marcel Vanhove me parlait de l’archevêque de Toulouse, Mgr. Saliège20, avec enthousiasme. Ce très grand prélat, paralysé depuis sa jeunesse, la gorge prise, ne pouvait se mouvoir seul et qu’à peine se faire entendre. Mais son courage, trempé sans doute par l’épreuve physique, sa lucidité et sa générosité n’avaient pas d’équivalent dans l’Eglise de France. Il avait pris position contre la tyrannie, contre le racisme, publiquement et sans précautions oratoires. Il appelait les chrétiens à protéger les juifs persécutés. Il encourageait la Résistance, il y appelait les fidèles. Aux heures sombres de 1941, à la Tour du Haut, j’écoutais Marcel Vanhove me parler de lui et je disais sans trop y croire : « Mon vieux Marcel, si on en sort et qu’on gagne la partie, avec ton Saliège, je te promets qu’on te foutra, à la cathédrale Saint-Etienne, un de ces Te Deum du tonnerre de Dieu ! … » Le seigneur ne m’en a pas voulu, semble-t-il, de ces paroles familières. Trois ans plus tard, à la place d’honneur de la Cathédrale, avec Denise à mon côté, et Marcel Vanhove, nous chantions le Te Deum avec Jules Géraud Saliège, archevêque de Toulouse.
104Une autre fois, avec l’archevêque, le père Bergougnoux, et les mouvements de résistance, nous faisions une immense réunion de type populaire, sur la place du Capitole. La corde à la ceinture, dans une envolée de manches de bure, le père Bergougnoux appelait à la croisade ; « Et si vous voulez trouver des anticléricaux, c’est parmi nous que vous viendrez les chercher. » Monseigneur Théas, évêque de Montauban, plus tard évêque de Lourdes, un peu gaffeur, s’engageait davantage : « J’aime les communistes, et je les aimerai toujours quoiqu’il advienne ». Il a dû se faire laver la tête par le Vatican.
La visite du général de Gaulle à Toulouse
105La fièvre était un peu tombée, les préfets étaient installés lorsque le Général de Gaulle annonça sa visite pour le 16 septembre. J’allai le chercher à l’aérodrome. Je le savais de grande taille, je ne m’attendais pas à le voir se déplier de la sorte à la sortie de la carlingue. Je ne m’attendais pas à le voir si froid. Ni non plus d’esprit si rapide. Il avait demandé une voiture découverte pour faire son entrée dans Toulouse. Nous avions feint de n’en pas trouver. Ou plus simplement nous n’en avions pas cherché. On tirait encore de temps à autre dans Toulouse, et je ne tenais pas à lui faire prendre plus de risques qu’il ne fallait.
106Dans la voiture je lui racontai quelques histoires, notamment la visite d’un officier britannique, le colonel Hilaire, qui depuis 1942 avait tenu le maquis dans le Gers, ce qui n’était pas sans mérite. À Castelnau, j’avais entendu parler du colonel anglais. Quelques jours après la libération, on m’annonce le colonel Hilaire. « Faites entrer. » Plutôt petit, râblé, raide comme un officier de l’armée des Indes il entre au pas de parade, faisant sonner sa ferraille, baudrier, boucles et buffleteries. Sans dire ni bonjour, ni bonsoir, il claque des talons devant moi, salue militairement et proclame d’une voix forte : « Je suis le colonel Hilaire. J’ai sept cents hommes sous mes ordres. J’ai dans ma poche un ordre signé Churchill et de Gaulle. S’il y a du bordel ici, je tape sur la table, et je dis, c’est moi qui commande ». J’étais un peu interloqué. Je pris le parti d’éclater de rire, de lui taper sur l’épaule et de lui dire : « O, take it easy, old boy, happy to meet you, take a seat and let us have a nice chat. Il n’y a pas de bordel ici, et c’est moi qui commande. Ceci dit, je vous remercie de mettre vos hommes à ma disposition. Laissez moi le numéro de téléphone où je pourrai vous atteindre ; en cas de besoin je fais appel à vous ». L’histoire que je trouvais drôle sans plus, n’a pas du tout amusé le Général de Gaulle. À son tour il m’interloqua : « Et … vous ne l’avez pas fait arrêter ? » Je mesurai que le Général ne se rendait pas exactement compte de la situation. Que dire ? Je dis « Héhé ! » Je pensais à part moi que j’avais invité Hilaire au déjeuner officiel avec de Gaulle, comme compagnon d’armes, le seul Anglais au maquis avec nous. Je dois dire que je n’avais, de mon côté, aucune notion des difficultés qu’il y avait eu à Londres entre de Gaulle21 et les Anglais. De Gaulle qui a un sens divinatoire rompit le silence :
« Vous ne l’avez pas invité à déjeuner, au moins ?
– Précisément si, mon Général.
– Eh bien, vous le décommanderez. »
107À mon interrogation silencieuse, de Gaulle répondit ;
« Et vous lui direz que je le verrai à deux heures à la Préfecture ».
108Ainsi dit, ainsi fait. Je fis capter, de justesse Hilaire, à l’entrée des salons par un chef de cabinet. À deux heures, j’introduisis de Gaulle dans mon bureau tandis qu’on introduisait Hilaire par une autre issue. Je n’ai pas écouté aux portes, Hilaire quand il est sorti, était, parait-il, très rouge, et dit seulement : « J’ai dit merde à de Gaulle ». Le général me dit : « Vous lui donnerez vingt-quatre heures pour quitter le territoire. » J’exécutai l’ordre dans son esprit, non dans sa lettre. J’accordai trois jours à Hilaire et l’invitai à dîner la veille de son départ, à titre privé. Je ne voulais pas mettre à la porte de la sorte un camarade qui avait été deux ans avec nous au maquis, même s’il avait commis une incartade, sans aucune conséquence d’ailleurs.
109Hilaire a eu le tort, quinze ans plus tard, de prendre prétexte de ma mansuétude pour attaquer le Général de Gaulle, au moment de la publication de ses mémoires. Après tout, l’embryon humain, quand il se développe, il s’y forme une petite raie grise qui sera la moelle épinière. À un bout elle se renfle et forme le cerveau. Il semble que, chez certains individus, ce soit l’autre extrémité qui reste le plus sensible, et qu’à ceux-là il faille s’adresser à coups de pieds au chose. Mon tort aura été, très généralement, de ne savoir parler qu’à la tête. Je connais ma faiblesse et je n’ai guère su m’en corriger.
110Nous devisions ainsi et j’avais une arrière-pensée en racontant des histoires. J’espérais distraire le général jusqu’au moment où nous arriverions à la Préfecture. Mais en traversant la Garonne il me dit : « À quelle distance est la Préfecture ? » Je voyais bien où il voulait en venir. J’essayai de gagner du temps. Il me dit : « Il faut rétablir l’autorité et pour rétablir l’autorité il faut se montrer. Faites arrêter la voiture. » Comme je faisais la sourde oreille, il ordonna au chauffeur de stopper, et descendit de voiture. Je descendis immédiatement, me collant à son côté, faisant signe aux policiers de le protéger de l’autre. Et il traversa la place Esquirol, très solennel. De l’autre côté de la place, à mon soulagement, il remonta en voiture.
111À la Préfecture, nous avions un déjeuner d’une quarantaine de couverts — on avait enlevé celui du colonel Hilaire. Pendant le déjeuner je demandai au général comment il voyait la suite, s’il allait prendre une position politique.
« Non, me dit-il, pas de politique. Vous me voyez me présenter … — ici une terrible moue — … dans un arrondissement ?
– Alors, mon général ?
– Alors ? il faut disparaître. Jeanne d’Arc, si elle s’était mariée, si elle avait eu des enfants ne serait plus Jeanne d’Arc. La France aura besoin un jour d’une image pure. Cette image, il faut la lui laisser, il faut disparaître. »
Contacts difficiles
112Après le déjeuner commencèrent les réceptions. De celle d’Hilaire j’ai déjà parlé. Les Préfets, les présidents de C.D.L., les autorités, les pouvoirs constitués, les délégations, les F.F.I., les F.T.P. Les militaires, appelons ainsi ceux qui portaient l’uniforme, il les fit mettre en rang au garde-à-vous. Et il passa devant eux, demandant à chacun : « Depuis quand êtes-vous dans la Résistance ? » Il paraît — ce n’est pas chez moi, mais à Limoges, me dit-on — qu’on lui répondit : « Sauf votre respect, avant vous, mon général. » De Gaulle interloqué. « Oui, je me suis battu contre les Allemands, pendant la guerre d’Espagne. »
113Dans ces voyages, il arrivait des incidents pittoresques, que l’hagiographie ignorera sans doute. Ainsi avec Yves Farge22, Commissaire de la République, de Gaulle acclamé par une foule immense, dit à Farge :
« Beaucoup de monde !
– Oui, mon général, dit Farge, les mêmes.
– Les mêmes ?
– Oui, les mêmes qui acclamaient Pétain. »
114De Gaulle lança à Farge un mauvais regard. Un peu plus tard, dans un village, un maire un peu fatigué lisait à de Gaulle son compliment : « Comme vous le disiez, M … Monsieur le … Mon Général … les Français ont la mémoire courte » (cette phrase du maréchal Pétain dont, après la défaite, on nous avait rebattu les oreilles). De Gaulle, beau joueur, se penche vers Farge : « Vous aviez raison, mon cher ! »
115De Gaulle s’arrête devant le colonel Georges, dont l’attitude ressemblait certes plus à celle d’un qui va lancer des grenades qu’à un garde-à-vous d’adjudant rengagé. Mais quoi, c’était un guerrier, pas un militaire. « Rectifiez la position ! » Je vis Georges pâlir, serrer les poings et rectifier la position. Mais ce n’était pas du tout cela qu’attendaient les F.T.P. Ils étaient hors d’eux. Tandis que de Gaulle recevait d’autres délégations, j’allai à la salle de billard où ils explosaient : « Il se fout de nous. Il va nous faire faire du maniement d’armes ! Il n’a rien compris, il n’a pas idée de ce qu’était un maquis … C’est une culotte de peau ! » Ils ne parlaient, Ravanel en tête, que de kidnapper le général pour lui faire voir.
116Je rentrai au salon. De Gaulle avait interrompu ses audiences pour souffler un peu. J’allai m’asseoir à côté de lui, respectant son silence. Il me dit :
« Alors ?
– Alors, mon général, ça ne va pas.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Ils ne sont pas contents.
– Pas contents ? De quoi ?
– Mon Général, tous ceux qui sont ici, bien sûr, ils n’ont fait que leur devoir, au fond. Mais personne ne les obligeait à le faire. Ils l’ont fait et bien fait. Les gens ont besoin qu’on leur dise qu’ils ont bien fait leur devoir. Alors, mon général, vous allez les recevoir encore cinq minutes ?
- Non ».
117Nouveau silence. Ce « non » ne m’ayant pas paru négatif, je me levai et dis : « Je les fais entrer. »
118À nouveau de Gaulle les fit mettre en rang, en carré autour de lui, et il leur parla comme il sait parler. Trois minutes, cela suffisait. Il finit ainsi : « Et au-delà de vous, je m’adresse à vos hommes. Vous allez retourner vers eux, et vous leur direz que je les aime bien ». J’en vis qui pleuraient.
119Il fut décidé d’improviser pour le lendemain matin une revue. À huit heures nous étions sur le trottoir de la rue d’Alsace, derrière le Capitole. Le Général de Gaulle, droit, au bord du trottoir. Moi, trois pas à gauche un peu en arrière. Ravanel trois pas à gauche de moi, un peu en arrière. Et les maquis défilèrent. Des jeunes, très jeunes, beaucoup, presque des enfants. Maigres, gauches, souples. Moi qui avais l’habitude des défilés en godillots et au pas lourd de la troupe en marche, ce qui m’impressionnait c’était de voir avancer ces colonnes, sans martèlement de pas (ils avaient des espadrilles ou des chaussures à semelles de crêpe), un pas de maquis.
120Soudain apparut une autre troupe, qui avait une autre allure. Des hommes petits, râblés, robustes, au pas impeccable : le visage jaune, les yeux bridés et un immense drapeau, tout rouge. De Gaulle se tourne vers moi ; « Qu’est ce que c’est ? » Je me tourne vers Ravanel. « Qu’est-ce que c’est ? — Les Vlassov. » Difficile à expliquer en deux mots au Général, qui n’en demanda pas davantage. C’était des Russes faits prisonniers par l’armée allemande en 41, que le Général Vlassov23 avait été autorisé à récupérer dans les camps de prisonniers, à regrouper, à armer et à renvoyer se battre, mais de l’autre côté. Il y en avait un certain nombre dans la région de Toulouse. C’était eux qui, dans la nuit du 19 au 20 août, avaient assommé Cassou, blessé Ségaud, tué le chauffeur. Les F.F.I. les avaient à leur tour récupérés, retournés et fait défiler comme maquisards devant le Général de Gaulle. Les malheureux ont eu, je le crains, un sort tragique. Ils ont été renvoyés en Russie Soviétique. Avant de partir ils donnèrent une représentation théâtrale, la même qu’ils avaient donnée, quelques mois avant, pour distraire les officiers allemands à Toulouse. Leur ballet de la conspiration, une ronde de cagoules chuchotantes, est ce que j’ai vu de plus beau en fait de ballets russes.
121Après la revue, accompagnant le Général de Gaulle à l’aérodrome, j’essayai d’avoir son impression. Il finit par avouer. « C’est la première fois que je vois des F.F.I. Ce que j’ai vu à Marseille, une mascarade. » J’essayai d’enchaîner sur les armées de Valmy, de Jemmapes, il m’interrompit : « Vous ne m’apprendrez pas l’histoire de l’armée française. Il n’y a qu’une armée française et c’est l’armée de la France. » Parole que je n’ai vraiment comprise que le 25 janvier 1960.24
« Je vais vous envoyer le Général Collet. »
122Envoyer Collet, le fameux capitaine des Tcherkesses, c’était une bonne idée. Cela ne résoudrait pas tout. Il fallait éviter pour commencer ce qui se produisit ailleurs (à Lyon, je crois, le Général ne s’appelait-il pas de Saint-Vincent ?). Le Général désigné, à son arrivée, fut prié de ne pas défaire ses valises, et de retourner d’où il était venu ; et ainsi fut fait. Je pouvais craindre que Collet ne fût accueilli de même, il n’était pas question pour lui de s’installer directement au quartier général, un très bel hôtel, certes, mais où les F.F.I. étaient chez eux. J’avais prié qu’on me prévienne dès qu’il arriverait
Réussites et difficultés de la normalisation
123J’étais en cérémonie à Tarbes, quand on m’annonça son arrivée. Je bondis dans un petit avion, un Fieseler Storch, récupéré sur les Allemands. Mais, pris dans un orage qui descendait des Pyrénées, nous nous perdîmes et dûmes atterrir dans un champ, pour demander aux paysans où nous étions, puis sur un terrain de football, près du camp de Noé. Quand j’arrivais à la Préfecture, Collet était là, plus sympathique encore que je ne l’avais imaginé, pas du tout militaire, un brave homme, parlant bas, certainement très ferme, très résolu, mais pas bravache. Sa femme, une excentrique, lui demandait devant moi : « Vous devez en avoir tué beaucoup Général ? » Et il répondit très doucement : « Moi ? je ne porte jamais d’arme, même au combat. En faire exécuter, ça, oui, quelques uns … »
124Je le logeai à la Préfecture, le temps de prendre contact avec les F.F.I., comme on présente l’un à l’autre chien et chat qu’on veut faire cohabiter. D’abord cinq minutes. Le lendemain un peu plus longtemps. Le surlendemain on les met dans une pièce ensemble et on ferme la porte. Collet était très habile, et son habileté était sa loyauté. Il disait aux F.F.I. : « Vous voulez être des militaires ? Des vrais ? Laissez-moi vous conseiller. Voilà comment il faut s’y prendre. Apportez moi vos dossiers, on va voir ça ensemble. » Huit jours après il avait conquis le cœur des F.F.I.
125Malheureusement sa santé était très atteinte ; il avait, me disait-il, trop pris de petites tasses de café au cours des palabres en Syrie. Son cœur ne tenait plus. Il consacra ses dernières forces, comme l’avait demandé de Gaulle, à mettre de l’ordre dans l’armée. La première tâche avait été d’organiser une colonne, la colonne Schneider, qui devait se joindre aux forces de débarquement pour poursuivre les Allemands en retraite jusqu’au lac de Constance. D’autres unités étaient formées pour aller réduire les poches allemandes qui tenaient toujours sur l’Atlantique, notamment à la Rochelle.
126Sur le plan de l’ordre civil, cela allait un peu mieux, peu à peu. Tout au début, j’avais ouvert toutes grandes les portes du camp de Noé, et les détenus s’y entassaient dans des conditions pas toujours régulières. Paris, dans son louable souci de légalité républicaine, fulminait : « Personne ne doit être arrêté, que par la police régulière et en vertu d’un mandat d’arrêt régulier. » C’était très beau, mais le premier essai d’application fit ma religion : un groupe de partisans ayant arrêté des « collabos » ou présumés tels, s’étaient présentés à je ne sais quelle prison pour remettre leurs prisonniers. En vertu des instructions, la prison refusa de les leur prendre.
« Qu’est ce que vous voulez qu’on en fasse ?
– Faites-en ce que vous voulez, nous, on ne peut pas les écrouer faute d’un mandat régulier. »
127Les partisans repartirent et fusillèrent leurs prisonniers dans le premier fossé. Cela, Paris ne l’avait pas prévu.
128Je laissai donc arrêter et incarcérer quelques milliers de personnes dans des conditions choquantes pour les juristes, mais d’abord il n’y avait guère moyen de faire autrement. Ensuite et surtout la rage accumulée pendant des années était telle qu’il y aurait eu de véritables massacres. J’en suis navré pour l’humanité, mais les humains qui ont eu peur deviennent très méchants. La peur avilit et rend facilement criminel. Ne valait-il pas mieux un moindre mal et quelques semaines dans un camp, que de finir dans un fossé ?25
129J’appris que hors du territoire de ma région un groupe semait la terreur : le groupe Soleil. « Soleil » (de son vrai nom Coustellier) était un chef de bande vivant sur le pays, comme au temps des lansquenets. Avec lui, le mot exaction retrouvait son temps. Il était de ces gens qui nous ramènent aux sources du langage et aux origines de l’histoire, à notre primitivité, pas très profondément enfouie. Il ne sévissait pas sur ma région, mais il avait kidnappé le Procureur Général d’Agen qui, lui, relevait de mon autorité. Il s’apprêtait sans doute à lui faire un sort. Ce magistrat, comme à peu près tous, avait prêté serment au Maréchal, et il avait bien dû avoir l’occasion de sévir contre les Résistants. Je ne pouvais tout de même pas, s’il y avait moyen de faire autrement, le laisser exécuter sommairement. Quant à le réclamer par les voies administratives … Certes, c’est ce qu’un préfet eût fait.
130Je montai une expédition : un Corse de la police avec deux hommes, bien armés, foncèrent sur le camp de Soleil, dans la Gironde, je crois. Quand ils arrivèrent, le camp était en liesse : on célébrait les noces de Soleil. Les moutons entiers rôtissaient à la broche, le vin coulait à flots. Heureusement, car les visiteurs ne furent pas trop remarqués. Notre équipe s’était informée de l’endroit où était gardé le prisonnier de Soleil, une cave gardée par deux sbires. À la tombée de la nuit, jugeant la situation mûre, les deux hommes exhibèrent aux deux sbires un papier du Commissaire de la République réclamant le Procureur Général pour le faire passer en jugement dans notre région. « Si c’est pour le fusiller, prenez le » dirent les sbires. Dans la cave obscure on appela le nom du Procureur Général qui se présenta en tremblant croyant sa dernière heure venue. Nos hommes l’embarquèrent sans ménagement dans la traction et filèrent. Les sbires, à voir les nôtres partir si vite eurent un soupçon et un regret : ils saluèrent la traction d’une rafale — peut-être par simple salut amical. On ramena donc le magistrat chez nous, et on le remit en liberté. Il n’avait pas très bien compris ce qui s’était passé.
131Peu à peu, je reconstituai des forces de police sûres et dévouées, sans lesquelles le rétablissement de la légalité républicaine n’était qu’un gargarisme pour gratte-papier. Quand je me pensai en état de le faire, je m’attaquai aux trente-deux « Deuxième Bureau F.F.I. » qui, pour leur compte, procédaient à des arrestations et à des récupérations sur le dos des collabos et des profiteurs du marché noir. La première fois que je fis disperser une de ces organisations par un car de police, ce fut un bel esclandre. Je reçus la visite des colonels F.F.I., Berthier26 en tête, qui m’incendièrent : « Tu ne te rends pas compte de ce que tu as fait … Si nos hommes avaient tiré, c’était le massacre … » Je rétorquai qu’eux-mêmes, certainement, ne se rendaient pas compte de ce dont leurs hommes étaient responsables … Bref l’épreuve de force était gagnée par l’autorité, mais de justesse.
132Pour pouvoir disposer d’une force efficace, j’avais créé, le premier en France (je pense), des Compagnies Républicaines de Sécurité ; on m’accusa de constituer une garde prétorienne, et ce qui s’ensuit. J’aurai bien des fois au cours de mon existence été traité de fasciste. Curieuse conception « gauchiste » qui confond l’esprit républicain avec l’inefficacité, la Police avec la réaction. Confusion que ne font pas certes, les communistes eux-mêmes, mais qu’ils entretiennent chez les autres, surtout dans leur « aura » paracommuniste. La police n’est qu’une arme, comme un pistolet. Elle n’est ni de droite, ni de gauche. Et, puisqu’il faut en avoir une, il vaut mieux pouvoir compter sur elle.
133Le corps urbain de Toulouse était brave, mais au sens méridional du terme. Le ravitaillement était toujours très rare, le rationnement plus sévère peut-être que sous Vichy. Un jour, des manifestations de ménagères, peut-être organisées par les communistes, tournèrent au pillage. C’était habile de lancer des ménagères dans la rue. La police intervenait si mollement que cela ne faisait qu’encourager les manifestants. Le pillage ne cessant pas, je pris en main l’opération et m’installai pour la soirée à l’intendance de police. Une grande épicerie dont quelques vitres avaient été brisées distribuait à qui se présentait un kilo de sucre et une livre de café. À neuf heures du soir il y avait une queue de huit cents personnes. Je soupçonnais d’ailleurs l’épicerie d’y trouver son compte, le moyen de liquider, peut-être, un arriéré de marché noir. Je donnai l’ordre de baisser le rideau de fer et de faire évacuer la foule. Une demi-heure après, l’ordre n’ayant pas été exécuté, j’envoyai un peloton de cinquante gardiens de la paix avec un commissaire, et un ordre formel d’exécution. À onze heures du soir on m’avisait que l’épicerie servait toujours à guichet ouvert.
134Furieux, j’envoyai une Compagnie Républicaine de Sécurité sous les ordres d’un commandant de compagnie que je connaissais personnellement. Une demi-heure après on m’annonçait que l’ordre était enfin exécuté. Pour en être bien sûr, j’allai moi-même sur place, vers minuit, avec mon intendant de police Sirinelli. J’inspectai les lieux, un peu saccagés, mais pas trop. Il y avait quelque chose de bizarre dans l’air. Dans l’épicerie j’avisai une caisse, avec une trentaine de petits paquets ; chacun un kilo de sucre, une livre de café et un bout de papier avec un nom. « Qu’est ce que c’est ? » Un peu gêné, on m’expliqua l’affaire des gardiens de la paix que j’avais envoyés pour faire fermer la boutique et évacuer la foule et qui s’étaient simplement mis à la queue. Comme certains d’entre eux ne rentraient pas directement chez eux, ils avaient fait faire un paquet à leur nom, comptant aller le chercher le lendemain. Le lendemain, je révoquai cinquante-quatre gardiens de paix. Cependant, je passai pour un sauvage, qui prenait au tragique une pardonnable incartade, et Paris réintégra les dits gardiens. Ce fut l’un des premiers actes, je pense, par lesquels on témoignait de Paris que les pouvoirs exceptionnels des Commissaires de la République avaient assez duré.
135Je ne suis pas méchant pourtant, comme peut en témoigner André Philip, l’un des premiers — sinon le premier — qui d’Alger arriva à Toulouse après la Libération, porter la bonne parole du gouvernement provisoire et m’installer officiellement au nom du gouvernement.27 Tandis qu’il était dans mon bureau, on m’annonça qu’on avait récupéré et arrêté le commissaire Castéran, celui-là même qui, en décembre 1941, m’avait arrêté et interrogé. « Amenez-le moi. » On me l’apporta hâve et pas fier. « À mon tour, Castéran … » André Philip s’amusait comme un petit fou.
« Monsieur le Commissaire de la République … je n’ai fait que mon devoir …
— Vous l’avez bien fait en ce qui me concerne. Peut-être un peu trop bien fait. Vous êtes un bon Commissaire. Vous allez maintenant faire votre métier aussi bien au service de la République. Vous n’êtes pas beau, allez vous raser, rassurer votre femme, dormir et demain matin, vous vous présenterez à l’Intendant de Police qui vous donnera une affectation. Au revoir Castéran. »
136Et je l’ai nommé à un haut grade : Commissaire divisionnaire, ce qu’il n’aurait peut-être jamais été s’il n’avait eu la chance de m’arrêter.
137La foule toulousaine non plus n’était pas méchante. Un jour que j’avais été faire un tour dans la campagne, bavarder deux heures avec mon vieil ami Boulières, quand je rentrai à la Préfecture, je trouvai la porte close et une centaine de manifestants qui criaient quelque chose. Je rangeai ma voiture de l’autre côté de la place et me mêlai à la foule, pour savoir ce qu’ils voulaient, ce qu’ils criaient. Ils scandaient : « Ber-taux, au po-teau ! Ber-taux, au po-teau ! ». Je criai deux minutes avec eux « Ber-taux, au po-teau ! » puis je pensai que je me trouverais dans une situation ridicule si on me reconnaissait. Je compromettrais l’autorité dont j’étais revêtu. Je me repliai sur l’intendance de police. Ce n’était pas bien grave, une histoire de tickets d’alimentation, je crois.
L’élan brisé de la régionalisation
138Pendant des semaines, des mois, l’autorité de Paris ne se fit pas sentir, heureusement dirais-je. Dans de telles circonstances, les nécessités du commandement passent avant celles de l’administration, et on ne commande que sur place. Paris, cependant s’inquiétait de voir ces « princes » qu’étaient les Commissaires de la République gouverner pour leur compte. On m’appelait, gentiment, mais avec ironie « Monsieur le Commissaire, virgule, de la République de Toulouse ».
139Les Commissaires de la République de la zone Sud, Cusin de Bordeaux, Boursicot de Limoges, Bounin de Montpellier, Aubrac de Marseille et moi, nous décidâmes de nous réunir à Clermont-Ferrand chez notre « cousin » Ingrand. Pour y aller, le pilote d’acrobatie Marcel Doret mit à ma disposition son petit avion d’acrobatie qu’il avait planqué pendant la guerre dans un grenier à foin, piloté par son neveu. Au retour, traversant le Massif central, j’eus l’impression que le pilote ne poussait pas son moteur. Il faisait du vol à voile allant chercher au loin les ascendances pour gagner de la hauteur. Je lui demandai pourquoi, il répondit en haussant les épaules et en levant les sourcils. Finalement il passa le col au ras des pâquerettes et des gentianes au milieu des vaches étonnées. Puis il descendit en vol plané sur Toulouse où nous arrivâmes avec deux heures de retard. Doret nous attendait en gesticulant. « Qu’est-ce qu’il y a ? » Ce n’est qu’alors que je sus que la pression d’huile avait flanché. Un mois plus tard, le pauvre garçon se tuait avec le même coucou.
140Notre réunion de Clermont-Ferrand avait inquiété Paris, qui nous envoya l’interdiction absolue de quitter notre région sans autorisation. On avait peur de je ne sais quelles sécessions, quel autonomisme … Il faut dire que, privé de l’autorité parisienne, le Midi ne se sentait pas orphelin. Au contraire il avait l’impression de revivre. D’une vie lente et calme peut-être, pas fiévreuse, pas à une cadence moderne et industrielle, mais une vie à soi. J’avais constitué un Conseil Régional Economique, qui eut deux sessions très brillantes28.
141Nous étions périodiquement convoqués à Paris pour des réunions de Commissaires de le République, organisées par Emile Laffon. Les réunions étaient vivantes, vibrantes. Nous arrivions de nos provinces pleines de feu, pensant que l’occasion était là de faire une France nouvelle ; nous sentions sous nos doigts la pâte impatiente d’être pétrie. Et nous trouvions un Paris absorbé par la continuation de la guerre, par les problèmes internationaux, par les soucis de la reconstruction immédiate, des transports et de l’approvisionnement des industries, de reconstitution des administrations — préoccupé, à notre égard, essentiellement de nous tenir en mains, de bloquer les initiatives provinciales, de rétablir la centralisation traditionnelle qui veut que rien ne se décide qu’à Paris, par les sous-chefs de bureaux des Ministères ; les Préfets et les autorités locales n’étant que les représentants « perinde ac cadaver » du pouvoir central. Yves Farge était le plus éloquent d’entre nous, le plus pittoresque dans son langage ; mais tous les Commissaires de la République mettaient le même cœur à plaider la cause de la province, de sa vitalité propre. Entre les Ministres d’une part, les Commissaires de la République d’autre part, il y avait des bagarres homériques. Ramadier, Diethelm29, sortaient de nos réunions, les plumes ébouriffées et ayant reçu de bons coups de bec. Il faut croire que l’optique sous laquelle on envisage les problèmes est déterminante : les ministres, — d’ailleurs soigneusement encadrés par les administrations centrales — étaient unanimes à faire valoir le point de vue centralisateur, déclaré « national », ce qui devait mettre un terme aux discussions; et les Commissaires de la République étaient unanimes, comme l’étaient les ministres, à faire valoir les droits de la province à une vie propre, persuadés que finalement l’intérêt national y trouverait son compte.
142Le gouvernement, harcelé, tancé par ces comtes carolingiens que nous étions, souhaitait revenir le plus vite possible aux bons vieux départements, avec des préfets de carrière, habitués de la brosse à reluire et du fer à repasser. Les communistes de leur côté, sentant que l’autorité des Commissaires de la République — ou des échelons régionaux, quelque nom qu’on leur donne — serait un élément de force dans une structure républicaine, d’une force qu’ils ne souhaitaient, bien sûr, pas voir se constituer, se référaient aux immortels principes de 1789, à la glorieuse tradition de la Convention : les départements républicains.
143Maurice Thorez, vice-président du conseil, ministre d’Etat30, traitait les Commissaires de la République de « successeurs des préfets régionaux de Vichy » ce qui n’était pas gentil. Je lui écrivis une lettre … Le hasard voulut que mon dernier acte de Commissaire de la République, en mars 1946, fut d’accompagner Maurice Thorez dans une tournée qu’il fit à Toulouse et Albi. Très sympathique, ouvert, ayant le sens de l’Etat ; on pouvait avec lui parler franchement, cordialement et se comprendre à demi-mot. Un jeune militant, un jour, constatant naïvement une contradiction dans la ligne du parti, demandait à Thorez des explications. Thorez répondit d’un clin d’œil : « Il faut comprendre, mon petit gars, faut comprendre ». Comprendre, il comprenait. Quand je lui dis : « Vous savez bien ce que vous faites en supprimant les échelons régionaux. Si vous aviez le pouvoir, première chose, vous les rétabliriez ? » Il me regarda en souriant doucement.
144Une occasion a certainement été manquée, là, de faire circuler plus vite le sang de la province. Le monstre parisien a rétabli trop tôt ses tentacules. Emile Laffon, qui vivait à Paris, partageait notre sentiment, mais pas notre enthousiasme aveugle. Il voyait que l’institution régionale allait disparaître31. Il nous réunit à dîner et nous demanda : « Qu’avez vous l’intention de faire après ? » J’avoue que la question ne s’était pas posée, du moins dans l’esprit de certains d’entre nous qui étaient tout à la joie de leur tâche et n’avaient pas un instant pensé à leur carrière. « Si vous voulez continuer à agir, il faut faire de la politique, me dit-il, il faudra être élu. » Etre un élu, c’est la voie que choisirent Soustelle32, Chaban-Delmas33, Bourgès-Maunoury34. Moi je ne me voyais pas consacrant une partie de mon existence à solliciter des électeurs.
145Non que j’eusse le mépris des institutions électorales, ni tellement le goût de l’autorité personnelle. Au contraire, j’avais été heureux, dans ma région, dès qu’il avait été possible de faire des élections, sinon de dégager une opinion, du moins d’avoir en face de soi des représentants élus. Si mal élus soient-ils, ils avaient en tout cas le mérite d’être indépendants de l’autorité, et d’avoir leur franc parler. Au bout de quelques mois, à ma très petite échelle, je sentais les inconvénients d’un pouvoir que ne contrebalancent pas des sources indépendantes d’information : une opinion. Je plains les dictateurs : ils ne peuvent savoir ce que pensent les gens. Tous ceux qui les entourent cherchent un avantage personnel et ne disent que ce qui peut servir leur objectif personnel, et particulièrement que ce qui peut plaire au patron. Ainsi on en arrive très vite à ignorer ce qui se passe réellement. Quels que soient les inconvénients de la démocratie — et je les sais immenses — la dictature, système plus commode, est un système moins équilibré, plus efficace mais plus dangereux.
146Les discussions sur la Constitution m’ont toujours paru oiseuses — comme quelqu’un disait des mariages : « J’en connais de supportables, je n’en connais pas de bons. » Il n’y a pas de bonne constitution, il n’y en a que de plus ou moins mauvaise. Leur valeur dépend de deux choses : ce qu’on en fait et les circonstances. Quelque constitution qu’on lui donne, le Français, Ibère au fond, la manipulera jusqu’à ce qu’elle tende vers quelque forme d’anarchie. Donnez une cloche de feutre à une Parisienne, elle se fera toujours un chapeau qui aura l’allure qui convient à son visage. Donnez une constitution aux Français, quelque temps après elle ressemble à la précédente, plus qu’aux intentions des législateurs.
147Quant aux circonstances, elles sont variables. Il y a des périodes où il faut administrer, et des périodes où il faut commander. Or il y a une contradiction dans les deux termes. Aucune constitution ne varietur ne peut faire face à tous les ordres de circonstances. La sagesse serait d’avoir une constitution à tiroirs, comme les Romains. Une des sources de leur grandeur a été leur institution de la dictature et plus encore l’usage qu’ils en ont fait. Mais comment traduire dans les textes une constitution variable au gré des circonstances ? Et les Français ne sont guère latins que par le droit romain et leur amour des textes. La qualité de nos Conseillers d’Etat tient en ce qu’ils sont d’admirables rédacteurs de textes. Comme disait Pierre Tissier, à la fois Conseiller d’Etat et Conseiller de la République, quand il se trouvait devant un problème : « un texte , donnez moi un texte, il faut rédiger un texte … »
148De même pour le système électoral : scrutin de liste, scrutin uninominal, aucun n’est en soi bon, en soi mauvais. Chacun a ses avantages et ses inconvénients. Quand on a l’un on regrette l’autre. En fait chaque système n’est bon qu’un temps ; puis il s’use, ou plutôt il s’encrasse. Quand il est encrassé, il faudrait purger la machine, c’est-à-dire changer de système. Mais cela n’est pas possible tant que le choix du système dépend des élus eux-mêmes. Pourquoi voulez-vous qu’ils renoncent au système qui les a fait élire ?
La pourpre cardinalice pour Mgr Saliège
149Un jour je reçus la visite de Mgr. Roncalli, nonce apostolique, le futur Jean xxiii.35 Il venait s’informer sur place de la position de l’archevêque de Toulouse, au moment où le pape allait créer de nouveaux cardinaux. Je me rendis rapidement compte qu’il ne portait pas Saliège dans son cœur.
150La conversation prit un tour peu apostolique, du moins ce n’est pas ainsi que je me représentais la conversation avec un haut prélat délégué du Saint Père. Conversation fort agréable d’ailleurs, tout en étant vive. Je représentai au nonce combien l’attitude de Mgr. Saliège avait été, sous l’occupation, admirable et courageuse. La Gestapo avait fini par s’en émouvoir et était venu l’arrêter. Saliège, tout guilleret, se préparait à les suivre. La sœur qui s’occupait de lui s’indignait, faisant honte aux policiers allemands de vouloir emmener en prison ce vieillard impotent, qui ne pouvait qu’à peine parler, qui ne pouvait s’habiller seul ; tant et si bien que la Gestapo s’en retourna, le laissant à son archevêché et à ses fidèles. Saliège avait été notre « muliere » à tous, croyants et incroyants. Il avait été le pasteur de son peuple, pendant la nuit de l’occupation. Il était populaire. Est-ce là peut-être ce qui déplaisait à Rome ? Moi-même, anticlérical par tradition de famille, je devais me réjouir que Rome commît la faute de ne pas donner à Saliège un chapeau que, à nos yeux, seul parmi tous les prélats français, il méritait. Mais je ne pouvais dans mon cœur, souhaiter cette erreur.
« Ma, disait le nonce, ma … il ne peut pas parler. Ma, il est impotent. Voyez-vous, à la cérémonie, à Rome, les cardinaux doivent se prosterner devant le Saint-Père ; Saliège, il faudra le ramasser sur le pavé …
– Je ne savais pas, dis-je, qu’il fallait, pour être cardinal, se qualifier pour les Jeux olympiques. Non, si un seul cardinal est créé en France et que ce ne soit pas Mgr. Saliège, on ne comprendra pas. Et comme on veut toujours comprendre, on comprendra autre chose. »
151À Paris, avec plus d’autorité que moi, Pierre-Henri Teitgen s’employa dans le même sens. Dans sa sagesse, le Saint-Père accorda le chapeau à Mgr. Saliège et lui fit la grâce spéciale de l’autoriser à recevoir tout au moins la calotte et la barrette à Toulouse.
152Je fus chargé par le gouvernement de le représenter à la cérémonie. Me trouvant à Paris la veille, je voyageai dans le même train, je parlai avec le nonce de bien des choses mais pas de Mgr. Saliège. Au matin, arrivant à la gare, je lui demandai d’attendre deux minutes dans son wagon, que je puisse l’accueillir sur le quai. Là, tapis rouge, plantes vertes, protocole. L’air très digne, j’accueillis Mgr. Roncalli d’un ton très officiel : « Au nom du gouvernement de la République … etc. », mais j’ajoutai : « Quant à moi, je me réjouis profondément que ce soit précisément vous, Excellence, que le Saint Père ait chargé de remettre les insignes à notre archevêque que nous aimons tant. » Une seconde, il accusa le coup, sourit, mit le masque officiel comme on met un gant et me remercia d’un visage et d’un ton parfaitement officiel.
153Au cours du déjeuner à la Préfecture, Denise se trouvait entre le nonce et le nouveau cardinal ; le nonce ne pouvait s’empêcher d’envoyer des piques à Mgr Saliège. Il disait à Denise : « Chaque fois que notre cher cardinal parle, c’est une fleur qui s’épanouit. Quel dommage qu’on ne comprenne pas ce qu’il dit ! » À l’église (sur les bords de la Garonne) la cérémonie fut très émouvante. Le nonce reconnaissant Denise à mon côté, la salua en posant ses doigts sur ses lèvres, d’un geste qui ailleurs eût passé pour un baiser — un baiser apostolique. Mgr. Saliège, empaqueté dans sa pourpre, était immobile, figé. Mais son œil brillait, fixe comme la plus lumineuse des lumières de l’église.
154Une heure après la cérémonie, j’allai à l’archevêché pour remettre solennellement au Cardinal la Croix de la Libération. Nous étions une dizaine de compagnons présents ; je lui adressai quelques mots, du profond de mon cœur, lui donnai l’accolade et au nom du Général de Gaulle, je le fis « notre compagnon dans l’honneur et par la victoire ». Le même jour, Cardinal et Compagnon de la Libération.
155Le Cardinal Saliège parlait peu mais parlait franc. Il y avait dans son diocèse un couvent de religieuses où allaient, quand elles avaient la vocation, les filles des hobereaux de la campagne toulousaine. Un couvent bien fréquenté. Mgr. Saliège fit venir la Supérieure et lui représenta qu’on était certes agréable à Dieu par la prière mais plus agréable encore par les œuvres.
« Il y a beaucoup de misères à soulager. Vos filles devraient s’occuper des pauvres, des malades.
– Monseigneur, dit la Supérieure, nous sommes un ordre contemplatif. Et nous ne voulons pas exposer nos filles aux périls du monde. Elles ne doivent pas sortir. Nos règles ne nous permettent pas …
– Mais … les hôpitaux … au moins …
– Monseigneur, les règles de notre ordre … »
156À quelque temps de là, un Père venant prêcher le carême dans la région, et précisément dans ce couvent, demanda au Cardinal s’il avait un message particulier à transmettre à ces saintes filles. Le Cardinal fit signe que oui, bien sûr. Mais les mots s’articulaient mal, le Père ne comprenait pas ; « Oui, …e …a … art …ous eur …irez … erde ! » Le jeune abbé, qui, toujours debout près du Cardinal, traduisait pour les visiteurs ce qui leur avait échappé, précisa la pensée du Cardinal ; « Oui, de ma part vous leur direz merde ! »
Notes de bas de page
1 Les affinités politiques avaient joué un rôle dans la composition des groupes. L’organisation des mouvements de résistance laissait présager la rivalité qui allait opposer communistes et gaullistes dans les mois suivant la Libération.
2 Afin de ne pas voir se substituer à l’occupation allemande une occupation alliée sur le territoire français après la Libération, le Général de Gaulle avait décidé de mettre en place une administration chargée de rétablir « la légalité républicaine », d’assurer l’ordre et pourvoir au ravitaillement.
3 Hebdomadaire politico-littéraire collaborationniste fondé en juillet 1940 par l’écrivain Alphonse de Châteaubriant (1877-1951).
4 C’est en avril 1943, profitant d’un séjour dans un sanatorium de Savoie et avec l’aide de ses amis résistants, que Pierre Viénot décida de fuir la France et de rejoindre le général de Gaulle à Londres. Après que ce dernier eût décidé d’installer son gouvernement provisoire à Alger, Pierre Viénot fut nommé au début de l’année 1944 Ambassadeur de France, Représentant du Comité Français de la Libération Nationale à Londres.
5 Emile Bollaert (1890-1978) : préfet sous la IIIe République. Délégué général du Comité français de Libération. Haut Commissaire de France en Indochine (1947-1948).
6 Le 22 mars 1944.
7 François Coulet (1906-1984) fut notamment aide de camp du général de Gaulle puis Combattant de la France Libre. Après la guerre il reprit sa carrière diplomatique.
8 Emile Laffon (né en 1907) : ingénieur, avocat avant la guerre. Résistant. Homme de liaison entre le gouvernement de Londres et la France libre. À la Libération, il fut secrétaire général du Ministère de l’Intérieur puis, jusqu’à la fin de l’année 1947, Administrateur général adjoint de la zone française d’occupation en Allemagne.
9 Premier quotidien du sud-ouest de la France, dirigé jusqu’en 1930 par Maurice Sarraut (1869-1943), député radical-socialiste assassiné plus tard par la Milice, La Dépêche de Toulouse s’inscrivait dans une tradition laïque, républicaine et démocratique (l’instituteur Manauthon en était un des plus fervents lecteurs) dont elle se voulait le relais. Le journal ouvrit notamment ses colonnes à Heinrich Mann qui y publia librement de 1933 à 1939 ses essais sur l’Allemagne nazie [cf. Adolf Wild (dir.) : Propos d’exil. Articles publiés dans « La Dépêche » par les immigrés du IIIe Reich, Mainz, 1993 ou l’article de Eberhard Dreher, « Les éditoriaux de Heinrich Mann dans la Dépêche de Toulouse (1933-1939) ». In : Etudes germaniques, Juillet-Septembre 1971, pp.349-351]. En 1940 le journal se mit au service du gouvernement de Vichy et fut interdit par l’ordonnance du Général de Gaulle.
10 Paul Challemel-Lacour (1827-1896) : philosophe, républicain, préfet, député et sénateur de Lyon. Ambassadeur puis Ministre des Affaires étrangères (1883). Président du Sénat. L’article en question a été publié dans la Revue des Deux-Mondes du 15 juin 1867 sous le titre « La poésie païenne en Allemagne au XIXe siècle : Frédéric Hölderlin ».
11 Forces françaises de l’Intérieur. Armée clandestine issue – en décembre 1943 – de l’unification des mouvements de résistance intérieure (Francs-Tireurs et Partisans, Mouvements Unis de la Résistance, maquis).
12 Personnage du roman posthume de Stendhal, Lucien Leuwen.
13 Les conditions de la nomination de Bertaux furent l’objet, lors de la parution de La Libération de Toulouse en 1973, d’une véritable polémique historique. Pour plus de précisions cf. Noguères, Henri, Histoire de la Résistance en France, Tome 5 : Au grand soleil de la Libération : 1er juin 1944-15 mai 1945, Paris, Robert Laffont, 1981, pp. 581-588.
14 Dès août 1944, La Voix du Midi, organe de presse officiel du Parti Communiste, appelait les Français à « l’insurrection nationale » et la constitution des Milices patriotiques. Le but était de s’emparer du pouvoir si les conditions le permettaient. Pierre Bertaux voyait dans ces projets une « manipulation de l’élan jacobin par les partis communistes, à des fins qui n’avaient rien à voir avec l’esprit de liberté [...], un détournement insupportable. » (Pierre Bertaux, La Libération de Toulouse et de sa région, op. cit., p. 141-142)
15 Gardes Mobiles Républicains.
16 Siège du Ministère de l’Intérieur.
17 Ernest de Nattes fut, entre autres, Gouverneur de la Guadeloupe.
18 Fernand Grenier (1901-1992) était alors Commissaire à l’Air dans le Gouvernement provisoire de la République française.
19 Signés le 12 septembre 1944 entre les patrons, les cadres et les ouvriers des usines aéronautiques de Toulouse, les « accords de Toulouse » prévoyaient l’élection de délégués du personnel pour le contrôle de la gestion des entreprises. Puis ce fut au tour des mines de charbon du Tarn de se doter de Comités consultatifs de gestion.
20 Jules-Géraud Saliège (1870-1956), prêtre à Saint-Flour, évêque de Gap (1925-1928).
21 Cf. François Kersaudy, Churchill and De Gaulle, London, Collins, 1981.
22 Yves Farge (1899-1953) : journaliste, rédacteur en chef au Progrès de Lyon. Ministre du Ravitaillement en 1946. Directeur politique de l’hebdomadaire Action et fondateur des Combattants de la paix et de la liberté.
23 Andreï Vlassov (1900-1946) : capturé durant l’été 1942, il accepta de combattre aux côtés de l’Allemagne. En 1945 il fut remis aux Soviétiques et exécuté l’année suivante.
24 Allusion à l’allocution radiodiffusée prononcée par le général de Gaulle en réaction aux violentes manifestations survenues à Alger le 24 janvier 1960 marquant le début de la Semaine des barricades (24 janvier au 2 février 1960).
25 La mission des Commissaires de la République consistait également à limiter les dégâts du « fanatisme de l’épuration » (La Libération de Toulouse, op. cit., p.199), notamment des Milices patriotiques qui s’érigeaient en véritables tribunaux parallèles.
26 Nom de guerre de Jean-Pierre Vernant (né en 1914) : agrégé de philosophie, militant communiste jusqu’à la fin des années 60. Résistant et chef F.F.I. Après la guerre, chargé de recherches au C.N.R.S., professeur à l’Ecole pratique des Hautes Etudes puis au Collège de France.
27 André Philip (1902-1970), homme politique, écrivain, enseignant. Agrégé d’économie politique (1926) il débuta une carrière universitaire à la Faculté de droit de Lyon. Adhérent à la S.F.I.O. Président de la section française des socialistes-chrétiens. Membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Elu député en 1936 il fit partie du groupe des 80 parlementaires qui votèrent contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940. Il anima le groupe de résistance Libération-Sud avant de gagner Londres puis Alger. Commissaire de l’Intérieur de la France libre. Président de la commission de la Constitution, Ministre de l’Economie à plusieurs reprises. De 1950 à 1964 il présida la branche socialiste du Mouvement européen.
28 Ce conseil avait pour objectif d’étudier les possibilités de production de la région de Toulouse et d’envisager, sur la base de cette étude, une reconversion économique régionale (cf. Pierre Bertaux, La Libération de Toulouse, op. cit., p. 257-265).
29 Paul Ramadier était alors ministre du ravitaillement et André Diethelm (1896-1954) Ministre de la Guerre du Gouvernement Provisoire de la République française.
30 Maurice Thorez (1900-1964). Secrétaire général du Parti communiste français (1930-1964). Ministre chargé de la Fonction publique (1945-1946) puis vice-président du Conseil (1946-1947).
31 Lors des grandes grèves de 1947 et 1948 le Ministre de l’Intérieur, Jules Moch, instaura les Inspecteurs Généraux de l’Administration en Mission Extraordinaire (I.G.A.M.E.), des super-préfets chargés de rétablir l’ordre dans les régions françaises. Pierre Bertaux fut nommé à Lyon et put une nouvelle fois constater la nécessité d’une structure régionale dans le règlement des crises.
32 Jacques Soustelle (1912-1990), agrégé de philosophie, ethnologue, il participa à la fondation du Musée de l’Homme à Paris dont il fut le sous-directeur. D’abord communiste il rallia le général de Gaulle à Londres où il coordonna les services de renseignements. Plusieurs fois ministre. Secrétaire général du Rassemblement du Peuple Français (R.P.F.) de 1947 à 1952. Hostile à la politique algérienne du général de Gaulle il dut s’exiler. Après 1968 il enseigna à l’Ecole des hautes études. Député de Lyon en 1973. Académicien en 1982.
33 Jacques Chaban-Delmas, né en 1915, résistant, député, Maire de Bordeaux (1947-1995), plusieurs fois ministre et Premier Ministre de 1969 à 1972.
34 Maurice Bourgès-Maunoury (1914-1984), député radical-socialiste de la Haute-Garonne (1946-1958), Président du Conseil (juin-septembre 1957).
35 Angelo Giuseppe Roncalli (1881-1963) pape de 1958 à 1963.
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