La politique extérieure allemande au début des années 30 : continuité ou rupture ?
p. 266-275
Texte intégral
1La « prise du pouvoir » par Hitler, entre le 30 janvier et le 14 juillet 1933, a‑t‑elle signifié une rupture dans la politique extérieure allemande, tant en ce qui concerne le personnel diplomatique que le programme politique, entre ce qui s’était fait au cours des dernières années de la République de Weimar et ce qui allait se faire sous le nouveau régime et qui devait conduire à la Seconde Guerre mondiale ?
2La politique extérieure de l’Allemagne, sous la République de Weimar comme sous le régime nazi, est désormais parfaitement connue. Du fait de la capitulation de mai 1945, les archives de la Chancellerie et celles du Ministère des Affaires étrangères, la « Wilhelmstraße », qui n’avaient pas pu être détruites, malgré l’ordre trop tardif donné par Hitler, ont été saisies et exploitées par les Alliés, puis rendues en 1959 à la République fédérale et ouvertes librement à la recherche2. Du fait de ces événements, les archives allemandes ont été les premières librement accessibles aux historiens, ce qui a permis de nombreux travaux au cours des dernières décennies ; des livres récents, écrits par d’excellents connaisseurs des archives en question, nous permettent de répondre à la question posée : y eut-il rupture ?3
3Pour la politique extérieure allemande, mars 1930 (démission du gouvernement dirigé par le chancelier socialiste Müller) n’est pas un bon point de départ ; il faut partir de l’automne 1929. Le 5 septembre 1929, Aristide Briand, ministre français des Affaires étrangères et partenaire de Gustav Stresemann dans la grande entreprise de rapprochement franco-allemand et de tentative de construction de la paix qui avait commencé avec les accords de Locarno de 1925, prononce à Genève, devant l’Assemblée générale de la Société des Nations, un grand discours, qui fait sensation, et dans lequel il propose la création d’une « Union fédérale européenne ». Les historiens savent aujourd’hui que la principale raison de cette proposition de Briand, évidemment non explicitée par l’orateur, est de consolider l’Europe issue des traités de 1919 et de faire face, de façon pacifique, au révisionnisme allemand, qui se manifeste depuis plusieurs mois, notamment à propos de la défense des minorités germanophones hors des frontières du Reich4. Sans qu’on l’avoue, c’est la question fondamentale qui est posée : statu quo ou révision de Versailles ? Stresemann, qui répondit par un discours de circonstance, n’engageant à pas grand chose, au discours de Briand, meurt subitement le 3 octobre 1929 ; c’est la fin d’une époque, que sanctionne – étrange coïncidence des dates – le krach de Wall Street du 24 octobre, d’où sortira en 1930 la grande crise allemande.
4L’important pour notre affaire est de constater ici que la mort de Stresemann amène à la tête de l’Auswärtiges Amt un nouveau ministre, Julius Curtius, qui va donner des orientations nouvelles à la politique extérieure allemande et, pour ce faire, procéder à des mutations dans le haut personnel diplomatique5. Curtius appartient au même parti politique que Stresemann, la Deutsche Volkspartei, parti charnière entre le centre gauche et le centre droit, donc entre la gauche et la droite, comme l’est le « libéralisme » allemand depuis le xixe siècle. Il était depuis 1926 ministre de l’Économie dans les gouvernements dont Stresemann était le ministre des Affaires étrangères. Comme ministre de l’Économie il était, par la nature des choses, en relation avec les milieux économiques qui, dans l’Allemagne de Weimar, sont fortement marqués à droite ; c’est dire que Curtius se situe à l’aile droite de la Deutsche Volkspartei, ce qui laisse présager son évolution dans la polarisation des forces politiques que va accélérer la crise économique, sociale et politique de 1930 ; dans la Deutsche Volkspartei, Stresemann, à la fin de sa vie, glissait vers la SPD ; Curtius glisse vers les Nationaux-Allemands.
5Pour compléter ce tableau des changements de l’Allemagne à l’automne 1929, il importe de rappeler le Volksbegehren du 25 novembre, contre le plan Young censé apporter la solution définitive au crucial problème des réparations, action qui permit à Hitler, entre les Nationaux-Allemands et le Stahlhelm, de relancer sa propagande politique et de se replacer lui-même sur le devant de la scène politique. La fin de 1929 voit la survie difficile de la Große Koalition au pouvoir depuis 1928 sous la direction du socialiste Müller devant les prémices d’une Wende nach rechts dont on ne sait encore trop ce qu’elle sera. L’Auswärtiges Amt et Curtius, qui va en être ministre de novembre 1929 à octobre 1931, ne peuvent rester insensibles à ce nouveau climat.
6Nous voici en 1930. Début mars, Hjalmar Schacht, le « magicien des finances », depuis fin 1923 directeur de la Reichsbank qui, en août 1924, avait lancé le Reichsmark à la parité du mark-or du 1er août 1914, alors que quelques semaines plus tôt il n’y avait plus de monnaie allemande, démissionne ; il quitte le navire de Weimar dont il sait qu’il va sombrer. Son départ devance de peu la démission du gouvernement Müller, le 27 mars 1930 : il y a déjà deux millions de chômeurs.
7Le 28 mars, le maréchal-président Hindenburg appelle à la chancellerie Heinrich Brüning6. Né en 1885, économiste et catholique pratiquant, Brüning a été marqué par deux engagements : la Grande Guerre et le syndicalisme chrétien. Il fit dans l’infanterie la guerre qu’il termina comme capitaine dans la troupe, décoré de la croix de fer qu’il lui arrivera de porter plus tard sur son frac civil ; il fut au début des années 20 un proche collaborateur de Stegerwald. Député du Zentrum au Reichstag depuis 1924, il en préside la Fraktion en 1929 ; la Reichswehr, qui connaît son passé militaire, et l’entourage du président Hindenburg pensent à lui pour attirer le Zentrum dans une nouvelle coalition parlementaire en cas de Wende nach rechts7. Le voici chancelier du Reich le 28 mars 1930 ; c’est la Reichswehr qui a convaincu Hindenburg de l’appeler là ; elle en attend la Wende nach rechts et, dans l’immédiat, le vote par le Reichstag du budget de réarmement qu’elle a préparé et dont on reparlera plus loin ; lui, il rêve d’une restauration de la monarchie, seul remède, à son sens, aux dangereuses impuissances de la République de Weimar, voire à la menace d’extrême-droite. Entre la Reichswehr et Brüning, l’équivoque durera du 28 mars 1930 au 30 mai 1932, date à laquelle Hindenburg le remerciera. L’historien allemand Graml définit ainsi Brüning :
« Ohne den ererbten Katholizismus aufzugeben, kehrte er als glühender Nationalist zurück, dazu als Anhänger einer an der Gemeinschaft des Schützengrabens orientierten Vorstellung von der inneren Ordnung der Nation »8.
8Revenons-en à la politique extérieure. Brüning conserve à l’Auswärtiges Amt Curtius, qu’il a hérité du gouvernement Müller. Le 1er mai 1930, le gouvernement français présente à la Société des Nations un « mémorandum » sur l’Union européenne, suite de la proposition de Briand de septembre 1929 ; ce mémorandum prévoit un « marché commun » européen et un « Comité politique permanent », sorte de conseil des chefs de gouvernements dont la fonction serait de prévenir les crises politiques entre États européens avant qu’elles ne dégénèrent. Le projet vise à l’évidence, sous l’habit de la concertation, à consolider l’Europe de 1919 et à contrer le révisionnisme allemand. Berlin le comprend bien ainsi.
9En juin 1930, Carl von Schubert, qui avait été le secrétaire d’État de Gustav Stresemann à l’Auswärtiges Amt, et par là-même son principal collaborateur dans la politique de Westorientierung dont il avait été un fervent promoteur, est nommé ambassadeur à Rome. Dans la fonction de secrétaire d’État, devenue ainsi libre, est nommé Bernhard-Wilhelm von Bülow ; il y a lieu de penser que Brüning lui-même joua un rôle dans ce choix9. Neveu de l’ancien chancelier de l’Empereur Guillaume II, d’abord officier, Bernhard von Bülow entra dans la carrière diplomatique après la Grande Guerre. La lecture des archives convainc qu’il était, dès lors, partisan d’une politique active de l’Allemagne sur ses frontières méridionales et orientales : Anschluß de l’Autriche, révision de la frontière germano-polonaise, voire remise en cause de l’État polonais issu du traité de Versailles, remise en cause de la puissance militaire tchécoslovaque ; pour atteindre ces buts, il n’excluait pas des complications militaires à l’Est et il estimait de bonnes relations germano-soviétiques indispensables. Tel est l’homme qui devient en juin 1930 le secrétaire d’État de l’Auswärtiges Amt.
10Sous son impulsion, la diplomatie allemande prend aussitôt position contre le projet Briand d’Union européenne. (Elle ne sera pas seule ; pour d’autres raisons le Foreign Office deviendra dans cette affaire un « allié objectif » de l’Auswärtiges Amt). Le 15 juillet 1930 arrive la réponse de la Wilhelmstraße à la proposition française : elle parle de la nécessité d’une « courageuse révision d’une situation reconnue pour intenable ». Les mots sont clairs : le projet français était la consolidation du statu quo ; le but allemand (nous sommes en juillet 1930) est la révision. En septembre 1930, l’Assemblée générale de la Société des Nations est à nouveau réunie à Genève ; alors que l’on débat des réponses à la proposition française et de ses chances de succès, arrive la nouvelle des élections au Reichstag du 14 septembre : les députés nazis passent de 12 à 107. À Genève, on crée une « commission d’étude » sur le projet Briand, début d’une agonie qui durera quelques mois, sans qu’il soit possible de fixer au juste la date du décès du plan d’Union européenne. Le coup d’arrêt de l’Auswärtiges Amt (et du Foreign Office) fut décisif.
11Dès lors, en Allemagne, Brüning, privé de toute possibilité de majorité parlementaire, gouverne par décrets-lois, s’appuyant sur le contreseing du président, en application de l’article 48 de la constitution, ce qui accroît sa dépendance à l’égard de Hindenburg, donc de la Reichswehr.
12Arrive l’année 1931. Pour notre étude, elle est marquée essentiellement par deux affaires : le projet d’union douanière entre l’Allemagne et l’Autriche et les conséquences internationales de la très grave crise financière. Encore que les deux choses soient imbriquées dans le temps et dans leur processus, on les exposera successivement pour les nécessités de l’exposé10.
13Le 21 mars 1931, Curtius et le chancelier autrichien Schober annoncent à Vienne que l’Allemagne et l’Autriche ont décidé de constituer une union douanière ; l’argument est la nécessité de lutter contre la crise ; pour les auteurs du projet, ce serait là la seule façon pour l’Autriche de survivre. Les réactions sont extrêmement vives à Paris, et aussi à Londres. Édouard Herriot, président du parti radical et l’un des promoteurs de la politique de négociation avec l’Allemagne depuis 1924, s’écrie qu’on « le prendrait pour un âne » si l’on pensait qu’il aurait pu oublier que la proclamation du Reich, en 1871, avait été précédée de la constitution du Zollverein. En fait, on analyse à Paris le projet d’union douanière germano-autrichienne comme une contre-offensive nationale allemande au projet, qui est en train de mourir, d’« union européenne » de Briand ; révision contre statu quo. Et l’on n’a pas tort ; aussi véritables que soient les effroyables difficultés de la petite République autrichienne résiduelle, l’initiative allemande (la lecture des archives en convainc) vise à préparer, au-delà de l’Autriche, une pénétration économico-politique dans le bassin danubien, avec l’objectif final de réviser la situation de l’Europe centre-orientale héritée des traités de 1919-1920. La préparation de traités commerciaux préférentiels entre l’Allemagne d’une part et d’autre part la Roumanie et la Hongrie accroît l’inquiétude des capitales occidentales.
14Le problème de la compatibilité des projets de la diplomatie allemande avec les traités est posé devant la Société des Nations le 18 mai 1931 ; la SDN renvoie le problème devant la Cour de Justice permanente de la Haye. On voit la dégradation de la situation internationale : nous ne sommes encore qu’en 1931, et la France et la Grande-Bretagne d’un côté, l’Allemagne et l’Autriche de l’autre se retrouvent face à face devant la justice internationale. Le 3 septembre 1931, Berlin et Vienne renoncent au projet d’union douanière germano-autrichienne ; il était temps : le 5 septembre, la Cour de La Haye déclare le projet illicite.
15Quant à la crise financière, elle prend au printemps 1931 des proportions catastrophiques. En mai 1931 commence le rapatriement massif aux États-Unis des capitaux que les Américains avaient aventurés en Allemagne depuis la stabilisation des relations internationales à la fin de 1924 avec le plan Dawes11. Le 20 juin, pour tenter de maîtriser les mouvements erratiques de capitaux, le président américain Hoover lance l’idée d’un moratoire d’un an sur les transferts intergouvernementaux de capitaux ; le 6 juillet, le gouvernement français donne son acceptation, ce qui est de la part de la France une manifestation de grande bonne volonté, car cela signifie la renonciation, au moins temporaire, au paiement des réparations allemandes. En Allemagne, le 15 juillet, Brüning prend des décrets-lois qui reviennent à « mettre entre parenthèses » le libéralisme, fermant les bourses, instituant le contrôle des changes et donnant à la Reichsbank, c’est-à-dire à l’État, le monopole de la politique du crédit.
16Ceci fait, Brüning est, les 18 et 19 juillet 1931, à Paris. Il est accueilli par le gouvernement français, dont Pierre Laval est le président du Conseil (avec André François-Poncet comme sous-secrétaire d’État) et Aristide Briand le ministre des Affaires étrangères. Les Français font à l’Allemand des propositions précises12 : l’économie allemande manque de capitaux, du fait du rapatriement des crédits américains ; la Banque de France, qui a des disponibilités, pourrait mettre à la disposition de la Reichsbank un important crédit de dix ans ; en échange les Français demandent à Brüning l’engagement que l’Allemagne renonce à soulever pendant dix ans la question de la révision de la frontière germano-polonaise et que, dans l’immédiat, elle renonce à la poursuite de la construction du Panzerkreuzer B13. Comment, argumentent les Français, l’Allemagne peut-elle chercher à se faire plaindre en mettant en avant sa détresse financière, cause de tant de malheurs, et construire en même temps de tels engins, qui coûtent si cher ; et à quelles fins les construit-elle ?
17Brüning répond aux Français qu’il lui est impossible de leur accorder les renoncements qu’ils demandent, car le président Hindenburg cesserait dans l’instant de lui conserver la confiance, ce qui le contraindrait à démissionner, puisqu’il ne peut gouverner sans le contreseing du président. S’il s’en allait, qui le président appellerait-il à la chancellerie ? C’est donc l’échec.
18Le 3 octobre 1931, Julius Curtius démissionne de ses fonctions de ministre des Affaires étrangères, suite au fiasco du projet d’union douanière germano-autrichienne. Ceci conduit Brüning à remanier son gouvernement ; tout en conservant la chancellerie, il prend lui-même le portefeuille des Affaires étrangères – où il conserve comme secrétaire d’État Bülow, dont l’autorité et l’emprise sur la machine diplomatique se trouve du coup accrue – et il ajoute aux responsabilités du général Groener, qui conserve le ministère de la Reichswehr, le ministère de l’Intérieur : coopération plus étroite avec la Reichswehr, mais certainement aussi, dans l’ambiguïté des relations de Brüning avec la Reichswehr, souci de mettre celle-ci de son côté dans l’épreuve de force qu’il a peut-être déjà décidé de mener contre les nazis. Le 11 octobre 1931, dans le « front de Harzburg », Hitler, Hugenberg, activiste de l’aile droite des nationaux-allemands, Seldte, chef des anciens combattants du Stahlhelm, Schacht, passé à l’opposition de droite, et Seeckt, ancien chef de la Reichswehr, demandent le départ de Brüning ; celui-ci paraît rejeté vers la gauche. La Reichswehr est-elle divisée contre elle-même ? Le 28 octobre 1931, Schleicher déjeune avec Hitler : l’idée est d’associer les nazis au pouvoir sans leur en laisser la propriété et la direction.
19Et nous voici en 1932. L’année 1932, pour les réflexions qui nous retiennent ici, est marquée par deux affaires principales : la politique intérieure allemande et la Conférence internationale de Désarmement.
20Les affaires intérieures allemandes ? Sept années après l’élection présidentielle de 1925, où le maréchal von Hindenburg, ancien commandant en chef des armées allemandes pendant la Grande Guerre, avait été élu, au suffrage universel des Allemands et des Allemandes, président du Reich (puisque tel était le nom officiel de la République de Weimar), la fonction est en renouvellement. Brüning se donne tout à la nouvelle campagne électorale de Hindenburg, désormais candidat des démocrates face à la marée nazie ; mis en ballottage par Hitler le 13 mars, Hindenburg est réélu le 10 avril par 52,93 % des voix. Le 30 mai, Brüning est contraint à la démission : Hindenburg et ses conseillers, n’acceptent pas l’épreuve de force que le chancelier avait décidé d’entreprendre contre Hitler aussitôt après la réélection du maréchal, par l’interdiction des SA et des SS. Nous n’avons pas à rapporter ici les péripéties des gouvernements Papen (juin-novembre 1932) et Schleicher (novembre 1932-janvier 1933), ultimes tentatives pour associer les nazis, ou partie d’entre eux, au pouvoir, sans leur en abandonner la direction, suivant le schéma établi depuis plusieurs années par la Reichswehr.
21Plus important est pour notre propos la façon dont l’Allemagne, gouvernement et diplomatie, se comporte en 1932 dans l’affaire du désarmement. Le traité de Versailles avait contraint l’Allemagne à des obligations chiffrées de désarmement, l’armée de 100 000 hommes privée d’armements lourds ; on peut considérer que l’Allemagne avait satisfait à ces obligations en 192714. Mais le traité de Versailles avait stipulé que le désarmement de l’Allemagne devait être la première étape du désarmement international généralisé, dont la Société des Nations recevait la charge. La promesse fut tenue, du moins en ce qui concernait le projet ; après une décennie de travaux préparatoires, la Conférence internationale du désarmement s’ouvre à Genève le 2 février 1932 : Hindenburg est président du Reich, Brüning chancelier et ministre des Affaires étrangères, Groener ministre de la Reichswehr et de l’Intérieur, Bülow secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Schleicher chef du Ministerialamt du Ministère de la Reichswehr et confident du président Hindenburg. Tous ces hommes savent, au moment où s’ouvre la Conférence du désarmement promise par le traité de Versailles, que la Reichswehr a, depuis 1930, un plan de réarmement (Umbau) et que ce plan commence à être mis en pratique : triplement de la Reichswehr, devant passer de 7 à 21 divisions, et acquisitions d’armes interdites par le traité de Versailles15. La délégation allemande à la Conférence du désarmement internationale est prise en tenailles entre la philosophie du désarmement international, philosophie officielle, et les réalités du réarmement allemand, déjà en cours ; elle se tire de cette contradiction par l’exigence de l’« égalité des droits », la Gleichberechtigung : que les autres désarment dans la proportion où les Alliés ont contraint l’Allemagne à le faire par le traité de Versailles, ou bien que l’on autorise l’Allemagne à réarmer, ce qui permettrait de légaliser au plan international le réarmement déjà en cours secrètement en Allemagne. Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans le détail de ces fastidieuses négociations qui remplissent l’année 193216. Retenons-en la volonté du gouvernement allemand de révision du traité et la dégradation des relations internationales. Le 11 décembre 1932, dans un ultime espoir de sauver l’Allemagne de Weimar, Édouard Herriot, président du Conseil, lui reconnaît « l’égalité des droits dans un système qui assurerait la sécurité à toutes les nations ». La diplomatie allemande de la dernière année de la République de Weimar fut d’une extrême fermeté dans le domaine du désarmement et du réarmement ; en arrivant au pouvoir, Hitler trouvera sur son bureau de chancelier l’acquis, pour l’Allemagne, de l’égalité des droits en matière d’armements.
22On en arrive donc en 1933 et aux premiers mois de l’exercice du pouvoir par Hitler.
23On constate d’abord qu’il n’y a aucun changement dans le personnel diplomatique. Konstantin von Neurath, diplomate de carrière depuis 1901, ambassadeur à Londres en 1930, puis ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar avec le gouvernement Papen de juin 1932, le reste sous le gouvernement Hitler du 30 janvier 1933 et le restera jusqu’en 1938, sans jamais devenir membre du parti nazi. Bülow, secrétaire d’État de l’Auswärtiges Amt depuis juin 1930, le restera jusqu’à sa mort brutale en juin 1936. Certes, au printemps 1933, effrayé par certains aspects qu’il découvre du nazisme, Bülow rédige une lettre de démission, que sont un moment prêts à co-signer Dirksen, Köster et Hoesch, ambassadeurs à Moscou, Paris et Londres, mais cette lettre ne sera jamais envoyée17. Schubert, l’ancien secrétaire d’État de Stresemann, prend sans éclat sa retraite. Seul Prittwitz, ambassadeur à Washington, donne sa démission18.
24En fait, l’ancien personnel de la diplomatie allemande reste en place, au moins jusqu’au début de 1938, quand Hitler jette le masque et remplace Neurath par Ribbentrop à la tête de l’Auswärtiges Amt. La motivation de ces diplomates ne fut pas seulement de carrière : ils étaient déjà tous en place ; elle fut certainement, pour une grande part, de sauvegarder l’instrument de travail, dont ils étaient, en grands professionnels, très fiers ; elle fut aussi, dans des proportions qu’il reste à déterminer, le souci contradictoire d’espérer limiter les initiatives dangereuses de Hitler, mais aussi d’utiliser son dynamisme pour réaliser certains des buts révisionnistes qui étaient les leurs dès avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, voire depuis 1919.
25À cet égard, il est très éclairant de lire le rapport qu’adresse, le 13 mars 1933, von Bülow à son ministre von Neurath, sur ce que devrait être désormais la politique extérieure de l’Allemagne19. Le but est la révision du traité de Versailles, mais d’y parvenir progressivement et par étapes pour ne pas susciter de la part de la France une guerre préventive. Il faut parvenir à la parité en matière d’armements, en exploitant la promesse obtenue à la Conférence du désarmement et en obtenant le désarmement des autres ; pour y parvenir il faut rester à la Société des Nations et à la Conférence du désarmement. Il faut aussi se servir de la Société des Nations comme d’une tribune pour la défense des minorités allemandes hors d’Allemagne, voire une révision du traité de Versailles. Quand la Conférence du désarmement sera achevée, il faudra aborder les problèmes territoriaux par étapes. L’objectif premier à atteindre est le démembrement de la Pologne ; avant que cet objectif soit atteint, n’avancer aucune autre prétention. Surtout ne pas parler de l’Alsace-Lorraine afin de ne pas éveiller la méfiance de la France. Après le règlement de l’affaire polonaise, il faudra réaliser l’Anschluß de l’Autriche. Tout ce programme implique de bonnes relations avec l’Union soviétique.
26Neurath présente ce programme le 7 avril 1933 devant le Conseil des Ministres, donc devant Hitler. Celui-ci fait patte de velours et en rajoute sur la Société des Nations, le désarmement et la paix. Il faut souligner que, dans ces premiers mois de son exercice du pouvoir en 1933, Hitler affecte et ordonne à ses troupes un comportement pacifique, pour ne pas susciter d’inquiétudes et de réactions à l’étranger, aussi longtemps qu’il n’aura pas consolidé son pouvoir hégémonique intérieur en Allemagne : il donne ordre aux SA et aux SS de ne pas se manifester près des frontières ; il a un entretien amical avec le chargé d’affaires polonais à Berlin ; il proroge le traité germano-soviétique de 1926, lui-même suite du traité de Rapallo de 1921. Le 17 mai 1933, il prononce un grand discours devant le Reichstag ; il y proclame sa volonté de paix et propose des pactes de non-agression avec tous les pays voisins de l’Allemagne ; enfin il annonce son ralliement à la proposition faite à la Conférence du désarmement par le Premier Ministre britannique MacDonald d’armées de mêmes effectifs pour la France et l’Allemagne. L’accueil que la presse anglaise fait à ce discours du Führer est excellent.
27Il ne faut pas oublier non plus le paraphe, le 8 Juillet 1933 par Papen, pour le gouvernement allemand dirigé par Hitler, et par le cardinal Pacelli, ancien nonce à Berlin et futur pape Pie XII, du concordat entre le Reich et le Vatican20.
28Hitler ne décidera de faire sortir l’Allemagne de la Société des Nations que le 14 octobre 1933, une fois son pouvoir absolu établi en Allemagne, et il prendra soin de se faire approuver par un référendum du peuple allemand qui, le 12 novembre, lui apportera 88 % de oui.
29Des conclusions s’imposent. Dès avant la prise du pouvoir par Hitler, la politique extérieure allemande avait pris de nouvelles orientations et s’était fixé pour objectif la révision du statut de 1919, à l’évidence à l’Est de l’Europe et d’abord aux dépens de la Pologne ; à cette fin, elle n’excluait pas le recours à des moyens militaires et la République de Weimar elle-même entama le réarmement du Reich.
30Certes, l’arrivée au pouvoir de Hitler a signifié une discontinuité en ce sens que les projets guerriers, et raciaux de Hitler étaient sans commune mesure avec les projets révisionnistes des derniers gouvernements de l’Allemagne de Weimar ; différences de nature et non pas de degré.
31Il n’en reste pas moins que la permanence de l’outil diplomatique par-dessus la date du 30 janvier 1933 est incontestable. Quelles qu’en aient été les raisons, Hitler en a profité. Il en a profité dans les premiers mois de son exercice du pouvoir, le temps de consolider son pouvoir intérieur hégémonique, sans que l’étranger, pour qui la diplomatie allemande traditionnelle conservait bonne figure, s’inquiète ou réagisse. Mais l’historien doit aller en aval du premier semestre de 1933, et remonter en amont. La diplomatie traditionnelle allemande a servi le régime nazi jusqu’en 1938, et pour certains (on n’ose ici citer un très grand nom) jusque fort avant dans les années 40. Pourquoi ?
32En fait, chez ces hauts fonctionnaires, beaucoup, dès les années 20, refusaient non seulement le traité de Versailles, bouc émissaire commode, mais aussi la démocratie.
Notes de bas de page
2 Pierre Renouvin et Jacques Bariéty, « Nouvelles recherches sur la politique extérieure allemande », Revue Historique, octobre-décembre 1962, pages 390-408.
Les archives de la Chancellerie sont aujourd’hui conservées au Bundesarchiv de Coblence et celles de la Wilhelmstraße à l’Auswärtiges Amt à Bonn. Une publication d’une sélection de ces documents, par les soins d’une commission internationale, dont l’auteur de cet article est membre depuis 1957, est en voie d’achèvement sous le titre Akten zur deutschen auswärtigen Politik 1918-1945, Göttingen (61 volumes déjà parus, 3 encore à publier). Les volumes XIII à XXI de la Série B couvrent la période de septembre 1929 à janvier 1933 ; le volume I de la Série C couvre les premiers mois de 1933.
3 Par souci d’efficacité, limitons-nous d’abord à quelques titres récents et essentiels. Charles Bloch, Le IIIème Reich et le monde, Paris, 1986 ; on retiendra surtout les pages 19-39 (les traditions et les problèmes de la continuité), 76-84 (l’Auswärtiges Amt et les diplomates officiels) et 91-113 (les débuts de la diplomatie du régime hitlérien ; les premiers mois) ; bibliographie très complète. Peter Krüger, Die Außenpolitik der Republik von Weimar, Darmstadt, 1985. (recension de J. Bariéty, Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, Juli 1989, pages 516-523) ; ouvrage de référence qui, malheureusement, est un peu rapide sur les années 1930-1933, Franz Knipping, Deutschland, Frankreich und das Ende der Locarno-Ära 1928-1931, Munich, 1987 ; le grand mérite de cet ouvrage est de montrer que la politique extérieure allemande a pris de nouvelles orientations, plus nationales, voire nationalistes, dès avant la crise finale de la République de Weimar.
4 Josef Winfried Ewald, Die deutsche Außenpolitik und der Europaplan Briands, Marbourg, 1961, fut le premier ouvrage écrit sur cette affaire à partir des archives allemandes. Pour des publications plus récentes, voir les notes de bas de pages de Franz Knipping, op. cit., pages 84-89. L’Association Internationale d’Histoire Contemporaine de l’Europe a tenu en 1991 à l’Université de Genève un grand colloque sur le projet Briand d’Union européenne et les réactions des puissances, dont l’Allemagne ; les Actes du colloque doivent paraître en 1994 chez Peter Lang, à Berne.
5 Sur les personnalités allemandes de la République de Weimar, et donc de la période nazie, du moins à ses débuts, on dispose d’un excellent dictionnaire biographique, Wolfgang Benz et Hermann Graml (ed.), Biographisches Lexikon zur Weimarer Republik, Munich, 1988. Depuis a paru une très bonne biographie de Julius Curtius, qui manquait : William G. Ratliff, Faithful to the Fatherland, Julius Curtius and Weimar Foreign Policy, Peter Lang, New York, 1990.
Il n’y a rien de commun entre Julius Curtius et le grand romaniste Ernst-Robert Curtius.
6 On ne dispose pas encore d’une bonne biographie de Brüning. Ses Mémoires, Heinrich Brüning, Memoiren 1918-1934, Stuttgart, 1970, ont plutôt desservi sa mémoire. On se reportera à Peter Krüger, op. cit., pages 512-520.
7 La Reichswehr, au plan politique, c’est alors le général Wilhelm Groener, ancien directeur de la logistique de l’armée allemande pendant la Grande Guerre, artisan des relations entre le Grand État-major et le pouvoir social-démocrate lors de l’effondrement politico-militaire de fin 1918, ministre des transports de 1920 à 1923 et ministre de la Reichswehr, à la demande de Hindenburg, depuis 1928, d’abord dans le gouvernement Müller, puis dans le gouvernement Brüning, bel exemple de continuité. C’est aussi le colonel, puis général, Kurt von Schleicher, collaborateur de Groener lors des événements décisifs de 1918, qui virent l’alliance de la Reichswehr et de la social-démocratie contre la révolution, depuis 1929 chef du Ministeramt du Ministère de la Reichswehr, par là-même adjoint du ministre Groener, plus particulièrement chargé de la préparation du réarmement et du vote du budget de la Reichswehr par le Reichstag. Schleicher est en outre un vieux camarade d’Oskar von Hindenburg, fils du maréchal-président.
8 Biographisches Lexikon, op. cit., pages 47-48.
9 Sur Bernhard von Bülow, voir Charles Bloch, op. cit., pages 33-38 et 77. Nous ne disposons pas encore d’une biographie de Bülow.
10 Sur l’année 1931, on dispose de l’excellente étude, qui est toujours de référence, d’Edward Bennett, Germany and the Diplomacy of the Financial Crisis, Harvard University Press, 1962 (recension par J. Bariéty, Revue Historique, n° 470, avril-juin 1964, pages 529-533). Se reporter aussi à William G. Rattliff, op. cit.
11 Les capitaux placés par les Américains en Europe, et d’abord en Allemagne, n’étaient qu’en minorité des investissements. En très grande majorité, il s’agissait de crédits à court terme, renouvelables certes, mais aussi non renouvelables au gré des créditeurs. L’aggravation de la situation économique, sociale et politique en Europe centrale (Allemagne et Autriche) incita les créditeurs à ne pas renouveler les crédits au printemps 1931 et à rapatrier les capitaux. Les inquiétudes politiques causées par le projet d’union douanière germano-autrichienne accrurent cette méfiance et accélérèrent le mouvement de retrait.
12 La meilleure relation de ces entretiens reste celle qu’en a faite Edward Bennett, op. cit.
13 Le traité de Versailles avait interdit à l’Allemagne la construction de navires de guerre de haute mer d’un tonnage supérieur à 10 000 tonnes. Les ingénieurs du génie maritime allemand, particulièrement ingénieux, avaient réussi à imaginer un type de croiseur-cuirassé de 10 000 tonnes surclassant les cuirassés français ou anglais bien plus lourds, par une habile combinaison de la vitesse, de la maniabilité et de la puissance de feu, au prix du poids du blindage. Le premier de ces « cuirassés de poche », le Panzerkreuzer A, avait été lancé en mars 1931 et avait reçu le nom de baptême de « Deutschland ». Un second, le Panzerkreuzer B, était en construction ; ceci inquiétait fort les États-majors.
14 Michael Salewski, Entwaffnung und Militärkontrolle in Deutschland, 1919-1927, Munich, 1966.
15 Sur cette problématique, le livre pionnier restera celui de Francis L. Carsten, Reichswehr und Politik, Cologne, 1964. On se reportera aussi à Gaines Post, The Civil-Military Fabric of Weimar Foreign-Policy, Princeton, 1973 ; Michael Geyer, Aufrüstung oder Sicherheit, die Reichswehr in der Krise der Machtpolitik, 1924-1936, Wiesbaden, 1936 ; Klaus-Jürgen Müller, Armee und Drittes Reich, 1933-1939, Paderborn, 1987. Il importe de prendre en considération l’armée, elle aussi, quand on travaille sur le problème de la rupture ou de la continuité de la politique allemande par-dessus les événements de janvier-juillet 1933.
16 Sur la Conférence du désarmement, voir Maurice Vaisse, Sécurité d’abord, la politique française en matière de désarmement, 9 décembre 1930-17 avril 1934, Paris, 1981.
17 Peter Krüger et Erich Hahn, « Der Loyalitätskonflikt des Staatssekretärs Bernhard-Wilhelm von Bülow im Frühjahr 1933 », in Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 20, 1972, pages 376-410.
18 Il est remplacé dans le poste d’ambassadeur à Washington par Hans Luther, l’ancien chancelier de la République de Weimar, co-signataire des accords de Locarno, qui restera en poste à Washington jusqu’en 1937.
19 On trouvera le texte de ce rapport dans Akten zur deutschen auswärtigen Politik, Série C, Band 1, pages 91-121, et, partiellement, dans Klaus-Jürgen Müller, op. cit., pages 264-271. Il importe de rappeler que Bülow et Neurath n’appartinrent jamais au parti nazi.
20 Certes, ce concordat était en négociation depuis des années, donc bien avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il n’en reste pas moins que cette signature, à cette date et après que les députés du Zentrum aient voté au Reichstag les pleins pouvoirs à Hitler le 23 mars, pesa lourd dans l’opinion publique allemande et dans l’opinion internationale.
Auteur
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Jacques Bariéty
Professeur d’Histoire Contemporaine à l’Université de Paris-IV. Directeur du Centre d’Études et de Recherches sur l’Allemagne Contemporaine.
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