Le système des partis durant les dernières années de la république de Weimar
p. 247-264
Texte intégral
I
1Le système allemand des partis subit de 1930 à 1933 plus de changements qu’entre 1919 et 1929 : cette modification rapide de sa structure, qui avait débuté au printemps 1930, déboucha de mars à juillet 1933 sur la dissolution forcée de tous les partis à l’exception du NSDAP.
2Si, à partir de 1930, cette évolution fut influencée de manière décisive par des facteurs exogènes, elle fut aussi engendrée par les carences structurelles du système politique, déjà présentes depuis le début de la République de Weimar et dont les effets se firent sentir de plus en plus fortement entre 1930 et 1933 :
la structure ambivalente de la constitution du Reich, menant à un semi-parlementarisme ;
les éléments de constitutionnalisme qui avaient survécu à la révolution de 1918/19 et dont le système des partis portait la trace ;
le vieillissement de tous les partis démocratiques ;
le traditionalisme des partis d’idéologie, de classe, de confession et de notables, qui se faisait sentir dans leur programme, leur organisation, leurs adhérents et leur élite dirigeante ;
l’importance excessive accordée par la plupart des partis à leurs programmes théoriques, au détriment de l’action pragmatique ;
la régionalisation des partis allemands ;
leur capacité insuffisante d’intégrer les divergences confessionnelles, culturelles, économiques et sociales, à laquelle correspondait une faible capacité de compromis ;
le morcellement dû au scrutin proportionnel pur ;
le changement de génération, et une modification massive du corps électoral entre 1919 et 1930, due à l’arrivée de jeunes électeurs, de nouveaux électeurs et des femmes ;
la décomposition des milieux socio-culturels traditionnels et une crise des valeurs croissante dans la société, qui touchait en particulier certaines couches sociales ;
la sous-représentation de larges couches de la société, comme par exemple les ouvriers agricoles et les employés ;
l’expérience de l’inflation et la crise économique ;
la faiblesse extrême de l’économie, conséquence du financement de la guerre par le crédit, de l’inflation de 1922/23 et enfin de la crise économique mondiale depuis 1929 ;
la faible capacité de la démocratie de Weimar à résoudre les crises ;
la crise générale du parlementarisme en Europe ;
et enfin une population allemande peu portée, dans sa majorité, à accepter l’ordre étatique et constitutionnel de Weimar, ce qui était évident depuis l’élection législative de 1920 et l’élection présidentielle de 1925.
II
3La formation de cabinets présidentiels, qui ne pouvaient plus s’appuyer sur une majorité parlementaire, était la conséquence de l’ambivalence de la constitution de Weimar : la voie choisie fut d’abord, dans le cas de Heinrich Brüning, une voie non-parlementaire, puis avec Franz von Papen et Kurt von Schleicher une voie anti-parlementaire, puisque ces deux derniers, à la différence de Brüning, ne cherchèrent pas, et à plus forte raison n’obtinrent jamais la « tolérance » par le parlement. Paradoxalement, en revanche, le cabinet Hitler fut formé de manière plus conforme à la constitution, du moins à sa lettre, puisqu’il pouvait s’appuyer, avec le NSDAP et le DNVP, sur un large bloc parlementaire, qui n’était pas loin d’atteindre la majorité.
4Les durées de vie des cabinets présidentiels furent les suivantes:
Heinrich Brüning : | 30 mars 1930 - 31 mai 1932 |
Franz von Papen : | 1er juin 1932 - 3 décembre 1932 |
Kurt von Schleicher : | 3 décembre 1932 - 30 janvier 1933 |
Adolf Hitler : | à partir du 30 janvier 1933 |
5Les gouvernements Brüning, même s’ils furent les premiers cabinets présidentiels, sont à distinguer nettement de ceux de Papen et Schleicher, aussi bien du point de vue de leur constitutionnalité que de celui de la politique qu’ils ont menée et du type de culture politique qu’ils représentaient.
6Mais les tournants décisifs furent, d’une part, le 14 septembre 1930, lorsque le NSDAP passa du stade de groupuscule à celui de deuxième parti d’Allemagne par le nombre de ses députés, et d’autre part, l’ordonnance du 28 février 1933, prise à la suite de l’incendie du Reichstag, (Reichstagsbrandverordnung, aussi nommée Verordnung zum Schutz von Volk und Staat), qui instaura l’état d’urgence permanent, suspendit les droits fondamentaux et renforça la terreur politique exercée par les nationaux-socialistes, conduisant, après l’élection législative du 5 mars 1933, la dernière encore à peu près libre, en quelques mois à l’installation définitive de la dictature national-socialiste.
7Les étapes les plus importantes furent les suivantes :
21 mars – la « journée de Potsdam », « symbole de l’union nationale et du soulèvement national »
23 mars – la loi des pleins pouvoirs (Ermächtigungsgesetz ou Gesetz zur Behebung der Not von Volk und Reich)
31 mars – la première loi de « mise au pas » des Länder (erstes Gesetz zur Gleichschaltung der Länder mit dem Reich)
7 avril – la deuxième loi de « mise au pas » des Länder (zweites Gesetz zur Gleichschaltung der Länder mit dem Reich)
2 mai – la dissolution des syndicats
juin/juillet 1933 – l’interdiction du KPD en mars 1933 fut suivie par la loi du 14 juillet 1933, qui décréta la dissolution de tous les partis à l’exception du NSDAP, ainsi que l’interdiction de créer de nouveaux partis.
III
81. La crise de l’État et de la société, déjà latente, fut aggravée par le choc économique provoqué par le krach boursier de Wall Street à New York, le « vendredi noir » du 25 octobre 1929 ; la crise économique mondiale que celui-ci déclencha n’atteignit l’Allemagne qu’un peu plus tard, mais avec une acuité d’autant plus grande à partir de 1930 :
9Le produit national brut baissa de 89 milliards de Reichsmark en 1929 à 58 milliards de Reichsmark en 1932. Le niveau de l’emploi de la population active non-indépendante chuta de 18,4 millions en 1929 à 12,9 millions en 1932.
10Les revenus du patrimoine et des entreprises passèrent de 25,6 milliards de Reichsmark en 1928 à 15,6 en 1932. Les salaires hebdomadaires des ouvriers diminuèrent d’environ un tiers entre 1929 à 1932 ; si l’on prend l’indice 100 en 1932, ils étaient encore à 149,4 points en 1929. La production industrielle de biens chuta, selon l’indice de 1929, de 100,9 à 58,7 points en 1932.
11Le redressement économique de l’Allemagne, qui avait eu lieu sur la base du plan Dawes après 1924, avait été possible dans une large mesure grâce à des crédits américains : en 1929 la dette extérieure de l’Allemagne atteignait 25 milliards de Reichsmark, dont près de la moitié, 12 milliards, étaient des crédits accordés à court terme. Ces crédits furent retirés à cause de la crise économique aux États-Unis en 1929, mais une grande partie d’entre eux étaient immobilisés à long terme, sous forme d’investissements. Les avoirs de l’Allemagne à l’étranger, qui étaient d’environ 10 milliards de Reichsmark, n’étaient pas une couverture suffisante.
12Les conséquences furent l’augmentation rapide des banqueroutes et des faillites, puis le 11 mai 1931 la faillite de la Österreichische Creditanstalt, qui entraîna à son tour la faillite d’une des quatre grandes banques allemandes, la Darmstädter und Nationalbank et pour finir, le 14 juillet 1931, la fermeture de toutes les banques, caisses d’épargne et Bourses allemandes.
132. Le chômage prit des proportions de plus en plus catastrophiques :
1929 | 1,899 millions | = 8,5% |
1930 | 3,076 millions | = 14% |
1931 | 4,52 millions | = 21,9% |
1932 | 5,603 millions | = 26,9% |
14Le maximum fut atteint en février 1932 avec plus de 6 millions de chômeurs ; un tiers de la population active en Allemagne était sans emploi et, si l’on considère qu’une famille se composait en moyenne de trois personnes, plus de 18 millions d’Allemands étaient très gravement touchés par le chômage. Cela explique aussi pourquoi le débat autour de l’assurance-chômage, qui eut lieu en octobre 1929 et en mars 1930, fut aussi violent ; ce débat conduisit finalement à la rupture de la « grande coalition » et entraîna le changement du système de gouvernement : du système parlementaire, on passa à un système présidentiel.
15En mai 1929, le déficit de l’agence pour l’assurance-chômage atteignait presque un demi-milliard de Reichsmark, ce qui entraîna un débat sur la question de savoir comment combler ce déficit. L’alternative était : soit une augmentation des cotisations, soit une diminution des prestations ; le DVP, qui représentait les intérêts de la grande industrie, penchait pour la seconde solution. Le gouvernement décida de faire passer les cotisations de 3 à 3,5% du salaire : le Ministre des affaires étrangères, Gustav Stresemann, réussit de justesse à éviter une rupture de la coalition au début du mois d’octobre 1929, un jour avant sa mort le 3 octobre, et le DVP s’abstint lors du vote.
16Mais le conflit se répéta en mars 1930 : les syndicats réclamèrent une augmentation des cotisations de 3,5 à 4% (patrons et salariés devant y contribuer chacun pour 0,25%). Le DVP rejetant cette proposition, le Zentrum et des démocrates proposèrent un compromis : les cotisations resteraient à 3,5%, mais le Reich verserait une subvention supplémentaire de 140 millions de Reichsmark. C’est seulement si cela ne suffisait pas, qu’on aurait recours quand même à une augmentation des cotisations. Cette fois-ci, le DVP donna son accord, mais les syndicats et la majorité du groupe parlementaire SPD au Reichstag refusèrent, parce qu’ils craignaient que l’on n’aboutisse ainsi à une diminution des prestations.
17Ces célèbres 0,25 % ont donc conduit à la dissolution du dernier gouvernement véritablement parlementaire de la République de Weimar. En réalité ce n’était que le motif ultime pour la rupture entre les partenaires au sein d’un gouvernement qui abritait déjà des tendances fortement divergentes.
Il est vrai que ce débat concernait environ 10 millions de personnes, ce qui en explique la violence.
Rétrospectivement, ce fut sûrement l’erreur la plus lourde de conséquences que de mettre fin à la coalition à cause de cette question, mais à l’époque ceux qui étaient concernés n’en avaient pas conscience. Il faut aussi considérer le fait que ce débat n’a été finalement qu’un catalyseur, provoquant l’échec d’une coalition déjà très instable. Les causes plus profondes en étaient le désaccord fondamental entre les divers partenaires en matière de politique économique et sociale, et ce à propos de problèmes concrets quasiment insolubles.
183. La conséquence en fut que le parlement s’exclut lui-même du pouvoir. La politique des partis se caractérisa par un immobilisme croissant ; inévitablement l’activité politique se déplaça progressivement du Reichstag vers le gouvernement, qui dépendait de plus en plus du Président et plus du tout du Parlement.
19Par la suite, le nombre des lois normalement votées par le Reichstag diminua, cependant que celui des décrets-lois présidentiels augmentait :
1930 | 1931 | 1932 | |
Nombre des lois votées | 98 | 34 | 5 |
Nombre de décrets-lois présidentiels entrés en vigueur | 5 | 44 | 60 |
Nombre de jours pendant lesquels le Reichstag a siégé | 94 | 41 | 13 |
20Les parlements régionaux eux aussi perdirent une partie de leurs fonctions. Le décret-loi appelé la « Dietramszeller Notverordnung » du 24 août 1931 en est un indice significatif : il habilitait les gouvernements régionaux « à ordonner sous la forme de décrets-lois toutes les mesures nécessaires pour équilibrer le budget des Länder et des communes. Ils peuvent dans ce cadre s’éloigner du droit en vigueur dans le Land. » Ce décret-loi contribua à vider de plus en plus de sa substance, même au niveau des Länder, une compétence décisive du parlement, celle du vote du budget, même si, contrairement à l’évolution générale, le plus grand État, celui de Prusse, n’eut recours pour son budget qu’une seule fois avant 1933 à la « Dietramszeller Notverordnung », le 14 juillet 1932.
21Mais après les élections du Landtag de Prusse du 24 avril 1932, la décomposition du parlementarisme atteignit inéluctablement aussi ce Land, même si le gouvernement minoritaire (composé du SPD, du Zentrum et du DDP) qui expédiait les affaires courantes sous la direction du ministre-président social-démocrate Otto Braun put continuer à gouverner dans le respect de la loi et de la constitution, jusqu’à sa destitution par le chancelier von Papen, le 20 juillet 1932, en vertu d’un blanc-seing du Président du Reich. Même si la Cour suprême – devant laquelle, conformément à la loi, le gouvernement Braun avait formulé un recours contre la Reichsexekution – rendit finalement un jugement ambigu, rétablissant cependant le gouvernement Braun dans ses fonctions, le coup d’État de Papen signifia pratiquement le début de la fin pour la République de Weimar, fédérale et démocratique.
22La perte de fonction progressive des partis politiques après 1930 ne se traduisait pas uniquement par les résultats des élections, dont les caractéristiques les plus marquantes étaient, d’une part, la croissance constante des partis extrémistes de gauche et de droite, et d’autre part l’érosion progressive du centre politique, en particulier des partis libéraux. Au niveau des organisations aussi, les groupes extra-parlementaires et les sous-organisations des partis jouaient un rôle de plus en plus important dans la vie politique. Cela ne concernait pas seulement des mouvements extrémistes, par exemple les SA nationaux-socialistes et le Rotfrontkämpferbund communiste, qui se rendirent tristement célèbres par des actes terroristes et des batailles de rues, mais aussi des partis démocratiques. C’est ainsi que les partisans de la république s’étaient organisés, sans considération de parti, au sein de la Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold, et que – pour citer un exemple spécifique à un parti – les partisans du DDP et de la Deutsche Staatspartei ont rejoint le Jungdeutscher Orden d’Arthur Mahraun. De telles organisations avaient certes déjà existé avant 1930, mais elles acquéraient désormais un importance beaucoup plus grande, ce qui vaut en particulier pour les organisations paramilitaires.
IV
23Les résultats des élections, depuis le mois de septembre 1914 et jusqu’au 5 mars 1933 – date de la dernière élection législative de Weimar, déjà marquée par divers phénomènes terroristes – sont les indicateurs les plus révélateurs de la manière dont s’est désagrégé le système des partis de Weimar, tel qu’il a existé avant 1930, malgré tous les handicaps et toutes ses carences structurelles. En un laps de temps de seulement deux ans et demi eurent lieu non seulement quatre élections législatives, mais aussi l’élection présidentielle de 1932 et toute une série d’élections aux parlements régionaux. Cette accumulation d’élections donnait déjà, du point de vue constitutionnel, un caractère quasiment plébiscitaire à la phase de désagrégation de la République de Weimar. L’importante fluctuation des électeurs et la forte variation de la participation électorale, en particulier lorsqu’on la compare avec l’élection de 1928, montrent l’instabilité politique de la République de Weimar.
24Ainsi, la participation électorale fut la plus faible lors de l’élection législative de 1928, avec 74,6%, alors que les trois partis de la coalition de Weimar y obtinrent leur meilleur score depuis 1920, avec 45,5% des voix. Lors du vote qui s’avéra le plus négatif pour les partis démocratiques, celui du 5 mars 1933, la participation fut la plus élevée, avec 88,04%, mais les trois partis de la coalition de Weimar n’atteignirent que 30,3% des suffrages. Les pertes en voix des deux partis libéraux, DDP et DVP, étaient particulièrement évidentes : globalement ils chutaient de 13,6% des voix en 1928, à 1,8% en 1933. Le DDP perdait plus de 10%, le Zentrum, avec une baisse de 0,7%, restait presque stable entre 1928 et 1933. Alors que le KPD réussissait à améliorer son score, passant de 10,6% à 12,3%, le NSDAP fit un bond, passant de 2,6% en 1928 à 43,9%. La terreur exercée par les nationaux-socialistes a évidemment influencé ce résultat, de même que l’intimidation massive des électeurs sociaux-démocrates et communistes potentiels. La faible amélioration des résultats du KPD par rapport à 1928 était plutôt atypique pour un parti extrémiste, puisqu’il avait atteint lors de l’élection législative du 6 novembre 1932, donc seulement quelques mois auparavant, 16,8% des voix.
25Le tableau suivant présente le détail des résultats (arrondis à une décimale) :
1928 | 1930 | 31.7.1932 | 6.11.1932 | 5.3.1933 | |
Participation électorale | 74,6% | 81,41% | 83,39% | 79,93% | 88,04% |
SPD | 28,7 | 24,5 | 21,5 | 20,4 | 18,3 |
Zentrum | 11,9 | 11,7 | 12,4 | 11,9 | 11,2 |
DDP | 4,9 | 3,7 | 1,0 | 0,9 | 0,8 |
DVP | 8,7 | 4,5 | 1,1 | 1,7 | 1,0 |
DNVP | 14,2 | 7,0 | 5,9 | 7,2 | 8,0 |
KPD | 10,6 | 13,1 | 14,2 | 16,8 | 12,3 |
NSDAP | 2,6 | 18,3 | 37,2 | 33,0 | 43,9 |
Ancienne coalition de Weimar | 45,5 | 33,2 | 30,3 |
Le libéralisme politique avait presque perdu toute importance. Le déclin du DDP, qui représentait classiquement le « parti de la constitution », et qui avait eu en 1919 une influence déterminante sur l’élaboration de la constitution de Weimar, symbolisait plus que tout le reste le déclin de la république démocratique.
Il faut remarquer aussi, en dehors de l’érosion progressive du centre libéral, les pertes enregistrées par les conservateurs de droite, par exemple le DNVP qui chuta de 14,2% en 1928 à 8% en 1933 : en effet ces électeurs perdus avaient rallié en majorité le NSDAP. Sur le plan politique aussi, le DNVP, qui devenait de plus en plus nationaliste et conservateur de droite sous l’influence de son dirigeant Alfred Hugenberg, avait fini par n’être plus qu’un acolyte du NSDAP.
Le catholicisme politique, c’est-à-dire le Zentrum et le BVP, réussissait à se maintenir.
Mais le parti social-démocrate avait considérablement perdu en électeurs, restant cependant en deuxième position derrière le NSDAP.
Les deux partis extrémistes, NSDAP et KPD ensemble, avaient encore atteint 49,8% en novembre 1932 ce qui suffisait à donner une majorité absolue, même si elle était destructive, aux forces antiparlementaires. En mars 1933, dans les conditions politiques évoquées plus haut, ils avaient obtenu ensemble 56,2% des suffrages. En d’autres termes, depuis l’élection du 31 juillet 1932, lorsque ces deux partis avaient ensemble atteint 51,4% des voix, il était devenu impossible que se forme une majorité des autres partis, et encore moins des partis démocratiques, contre ce que Carl Schmitt appelait les « partis d’obstruction » contre la République de Weimar, le NSDAP et le KPD.
26La rupture de la coalition, provoquée par les partis démocratiques lors du débat sur l’assurance-chômage en mars 1930, et qui avait conduit à l’élection catastrophique du 14 septembre 1930, eut finalement pour conséquence qu’il fut impossible à partir de l’automne 1930 de constituer une majorité démocratique au Reichstag. Le SPD, le Zentrum, le DDP et le DVP atteignaient dorénavant ensemble 44,4% des voix, pendant que le bloc résolument antidémocratique n’était pas non plus capable à ce moment-là, avec 38,4%, de former une majorité. Mais si l’on tient compte des divers groupuscules, dont une minorité seulement était favorable au système de gouvernement parlementaire, on aboutit à une sorte de situation d’équilibre entre deux majorités potentielles, l’une parlementaire et l’autre antiparlementaire, toutes les deux restant cependant en-dessous de la barre des 50%. Dans ces conditions, le système de gouvernement semi-parlementaire de Brüning et ensuite la politique ouvertement anti-parlementaire de Papen et de Schleicher n’étaient pas la cause mais l’effet de la perte de fonction du Reichstag et du renforcement de la composante présidentielle et plébiscitaire contenue dans la constitution de Weimar.
27La politique déflationniste des deux gouvernements Brüning, entre 1930 et 1932, qui visait à équilibrer le budget à tout prix, a sans aucun doute contribué à aggraver la crise économique, mais la question de savoir s’il y avait réellement une alternative à cette politique est encore controversée aujourd’hui. Sans compter que toute politique budgétaire, financière et économique devait, dans les années d’après 1930, tenir compte du fait que l’expérience de l’inflation dans les années 1922 à 1924 avait entraîné dans la politique et l’opinion publique allemandes une attitude fondamentalement anti-inflationniste, il reste la question de savoir si Brüning disposait véritablement d’autres possibilités en matière de politique économique. Deux interprétations s’affrontent aujourd’hui, celle de Carl-Ludwig Holtfrerich, pour qui la politique de Brüning a aggravé la crise et a eu de ce fait des conséquences politiques funestes, et celle de Knut Borchardt, selon lequel il n’y avait pas de véritable alternative économique à la politique de Brüning. Ces deux interprétations rejoignent, avec des variantes, des conclusions plus anciennes.
28La critique à l’égard de Brüning ne vise toutefois pas seulement sa politique économique, mais touche aussi à deux autres questions : celle de savoir dans quelle mesure il a fait de cette politique économique un instrument pour obtenir que les réparations soient définitivement effacées, et d’autre part, celle de savoir dans quelle mesure il a utilisé la crise économique comme levier pour parvenir à une réforme de la constitution dans le sens d’une restauration, donc si son but ultime était de restreindre les droits du Reichstag au profit de ceux du Président du Reich ou même peut-être de restaurer la monarchie. Cette question a déjà donné lieu à une controverse entre deux historiens, Karl Dietrich Bracher et Werner Conze. Bracher aboutissait en 1955 dans son ouvrage, aujourd’hui classique, Die Auflösung der Weimarer Republik, à la conclusion que Brüning avait sciemment utilisé la crise pour atteindre ses objectifs politiques, en l’occurrence une restauration. Conze, au contraire, soutient qu’il faut comprendre la politique de Brüning en se replaçant dans les conditions historiques spécifiques de l’époque.
29La publication des Mémoires de Brüning confirme plutôt l’interprétation de Karl Dietrich Bracher, mais Rudolf Morsey a cependant attiré l’attention, dans une analyse des sources, sur le fait que le texte publié dans les Mémoires de Brüning est une source dont l’authenticité n’est absolument pas au-dessus de tout soupçon.
30Il n’y a dans l’ensemble aucun doute sur le fait que Brüning s’est servi de la crise de l’économie et de l’État que traversait le Reich allemand depuis 1930 comme d’un instrument pour :
interpréter la structure constitutionnelle dans le sens présidentiel,
. assainir le budget du Reich,
et obtenir une annulation des réparations, ce qui se produisit effectivement début juin 1932 lors de la conférence de Lausanne sur les réparations, même si ce succès n’a a pas été attribué à Brüning lui-même, mais à son successeur Papen.
31En portant ce jugement global, il faut pourtant constater que, même si Brüning a utilisé la crise afin d’atteindre ses propres buts politiques, il n’est cependant pas à l’origine de cette crise. Il reste aussi à savoir s’il l’a véritablement aggravée ; ce qui signifie que se pose à nouveau la question de la marge d’action dont disposait le gouvernement Brüning. Pour répondre à la question de savoir quels étaient les objectifs politiques de Brüning, il faut également tenir suffisamment compte du contexte de l’époque, et donc aussi du fait que le parlementarisme, du moins sous la forme qu’il avait depuis le 14 septembre 1930, n’était plus en mesure de résoudre les problèmes dont souffrait la république de Weimar.
32C’est aussi une des raisons profondes pour le fait qu’un parti comme le SPD, qui n’était absolument pas d’accord avec les buts politiques de Brüning, se résolut à tolérer la politique du chancelier Brüning, tout d’abord de manière provisoire à partir du printemps 1930, puis de manière constante à partir de septembre 1930. De même qu’en 1932, lors de l’élection présidentielle, Hindenburg apparut au SPD comme le moindre mal, le SPD ne voyait pas non plus d’alternative à Brüning, malgré toute l’antipathie que celui-ci lui inspirait.
33Les gouvernements de Papen et Schleicher ont considérablement accentué la présidentialisation du régime, en particulier après le coup d’État en Prusse du 20 juillet 1932. Il était évident qu’il y avait un lien étroit entre l’existence de la coalition de Weimar en Prusse et la manière dont le gouvernement minoritaire de Brüning était toléré à l’échelle du Reich, puisque dans les deux cas le SPD et le Zentrum collaboraient pour des raisons de bon sens politique. Il faut souligner, afin de différencier le gouvernement Brüning de celui qui lui a succédé, que Brüning tenta tout de même d’être toléré par une majorité au Reichstag. Sa politique, si elle n’était pas parlementaire, n’était pas non plus résolument antiparlementaire.
34D’un autre côté, il faut donner raison à Karl Dietrich Bracher, pour qui la perte de pouvoir de la démocratie fut accélérée précisément à cause du caractère légal du gouvernement Brüning, puisque la dérive vers le système présidentiel se fit de plus en plus, à mesure que le temps passait, avec la tolérance du parlement. La dépendance dans laquelle le gouvernement et le Reichstag se trouvaient par rapport au président du Reich devint évidente lors de la chute de Brüning. Sous le gouvernement du chancelier Franz von Papen, à partir du 1er juin 1932, le Reichstag devint un simple objet dans les calculs du chancelier, qui finit par accomplir, avec l’assentiment du Président, le coup d’État contre la Prusse, afin de supprimer ainsi « le bastion de la démocratie ».
35La Prusse n’était pas seulement un bastion de la démocratie parce qu’elle avait eu jusque-là un gouvernement constitué par les trois partis démocratiques de la coalition de Weimar – y compris le DVP entre 1921 et 1924 – mais aussi parce qu’elle possédait des forces de police extrêmement puissantes, d’environ 100 000 hommes, qui passaient jusque là fort justement pour être loyales envers la constitution. Ces forces étaient désormais aux ordres du Commissaire du Reich, von Papen, qui se servait habilement du pouvoir symbolique que représentait le président du Reich. L’attachement des partis de la coalition de Weimar à la légalité constitutionnelle les conduisit à porter plainte devant la Cour suprême, mais pas à utiliser la police prussienne pour opposer une résistance politique au chancelier. C’est une question controversée jusqu’à aujourd’hui, de savoir si, en calculant de manière réaliste les rapports des forces en présence, le gouvernement prussien avait réellement une chance de succès dans le cas d’une résistance active. Sur cette question, les ministres qui composaient le gouvernement prussien étaient aussi divisés que le furent plus tard les historiens.
36Le vote sur la motion de défiance contre le chancelier lors de la dissolution du Reichstag, dissolution qui conduisit à l’élection de novembre 1932, révéla que Papen était à mille lieues du mode de gouvernement semi-parlementaire qui avait encore caractérisé, dans certaines limites étroites, l’ère Brüning, et qu’il était soutenu par à peine dix pour cent du Reichstag. Le résultat de la chute de Papen fut le cabinet Schleicher, une expérience qui ne dura que deux mois, et durant laquelle ce général lancé dans la politique tenta de mettre sur pied, par-delà les partis, une alliance entre la Reichswehr, les syndicats et l’aile gauche du NSDAP réunie autour de Gregor Strasser. La tentative de Schleicher était dès le début condamnée à l’échec, les syndicats refusant de se prêter à ce jeu, et Gregor Strasser ne représentant qu’une minorité au sein du NSDAP. Rapidement réduit à l’impuissance par Hitler, celui-ci fut puni, le 30 juin 1934, d’avoir fait cavalier seul, en étant assassiné par les sbires d’Hitler durant la répression du « putsch de Röhm », un putsch inventé de toutes pièces par la direction du NSDAP.
V
37La nomination d’Adolf Hitler comme chancelier le 30 janvier 1933, à laquelle le président von Hindenburg, sénile et influencé par son entourage, se résolut à contrecœur, sembla légale dans la mesure où Hitler était tout de même le représentant du parti de loin le plus important, et que, contrairement à ses prédécesseurs, s’il ne possédait certes pas une majorité, il était pourtant soutenu au Reichstag par un bloc puissant composé du NSDAP (33%) et du DNVP (7,2%).
38Le gouvernement du chancelier Hitler comprenait seulement deux autres ministres nationaux-socialistes, Wilhelm Frick (Ministre de l’intérieur du Reich) et Hermann Göring (Ministre du Reich sans portefeuille et Ministre de l’intérieur de Prusse), mais cette présence relativement faible, en termes de personnes, du NSDAP dans le gouvernement cachait le fait que le NSDAP occupait des positions clés et que Göring était désormais le maître de la puissante police prussienne. Le fait que même ce gouvernement ne possédait pas de majorité au Reichstag conduisit à une troisième élection législative en l’espace de seulement huit mois.
39Avec l’aide de la Reichstagsbrandverordnung du 28 février 1933, on donna une apparence de légalité à la terreur politique à l’égard des partis de gauche, et en particulier du KPD ; on abolit une partie des droits fondamentaux et on instaura l’état d’urgence permanent avec le consentement du Président du Reich. Ce n’est que dans ces conditions que l’on peut expliquer que le NSDAP, qui avait déjà lors de l’élection du 6 novembre perdu 4,2% de voix par rapport à celle du 31 juillet 1932, réussit à obtenir la majorité parlementaire avec le DNVP. Tous les indices confirment que le nombre de voix obtenues par le NSDAP aurait encore reculé, ou du moins n’aurait pas augmenté, si on n’avait pas utilisé la terreur. Pourtant, même en faisant usage de la terreur, le parti ne réussit pas à obtenir la majorité absolue.
VI
40La question se pose toutefois de savoir d’où venaient les électeurs du NSDAP. Il existe diverses interprétations, basées sur l’historiographie et la sociologie, qui s’inspirent toutes de modèles déjà développés à l’époque. Depuis Die Parteien der Weimarer Republik, l’ouvrage fondamental de Sigmund Neumann paru en 1932, jusqu’à Hitlers Wähler, de Jürgen W. Falter, paru en 1991, on a proposé toute une série de modèles d’interprétation, dont la base empirique n’a cependant pu être élargie qu’au cours des dix dernières années.
41La première question porte sur les origines sociales des adhérents du NSDAP. Il faut, à ce sujet, distinguer trois périodes : celle d’avant 1930, celle des années 1930 à 1933 et la période d’après 1933. Avant son grand succès électoral de 1930, le NSDAP comptait environ 121 000 adhérents ; leur nombre était de 670 000 en 1933. Parmi eux, certains groupes professionnels étaient sur-représentés ou sous-représentés par rapport à la part qu’ils représentaient dans la population. Ces disparités ont conduit à penser que l’attraction exercée par le national-socialisme variait selon les diverses couches sociales. De telles données sur la structure sociale des adhérents du NSDAP sont révélatrices, mais elles sont insuffisantes comme base empirique pour expliquer les mouvements de l’électorat. (voir tableau ci‑contre)
42On remarque que ce sont en particulier les exploitants agricoles, les employés, les travailleurs indépendants du commerce, de l’industrie et des professions libérales, ainsi que des catégories de fonctionnaires subalternes qui étaient sur-représentés, tandis que les ouvriers étaient sous-représentés. Mais il faut aussitôt nuancer cette constatation : la sous-représentation concernait avant tout les ouvriers travaillant dans l’industrie, communistes ou sociaux-démocrates et membres des syndicats ; en revanche, comme on devait le constater plus tard, la proportion des ouvriers agricoles dans le NSDAP ou dans son électorat était supérieure à la moyenne. Il faut dire aussi que la sous-représentation des ouvriers de l’industrie ne justifie pas que l’on considère la classe ouvrière dans son ensemble comme non réceptive au national-socialisme, puisqu’elle constituait, en chiffres absolus, la couche sociale la plus importante au sein du NSDAP, soit plus d’un tiers des adhérents. Sans les ouvriers, le NSDAP n’aurait jamais pu accéder au rang de mouvement de masses.
43Sans entrer dans le détail des divers modèles d’interprétation, nous voudrions cependant les mentionner au moins brièvement1:
Se basant sur l’explication formulée à l’époque par le sociologue Theodor Geiger, le sociologue américain Martin Lipset est arrivé à la conclusion que le national-socialisme, qui aurait été en fin de compte un « extrémisme du centre », aurait donc séduit surtout les électeurs de la classe moyenne.
Le sociologue germano-américain Reinhard Bendix défend la thèse que, pour des raisons de politique intérieure, l’électorat potentiel aurait subi une radicalisation durant la crise économique et sociale, devenant ainsi un mouvement de masse et d’opposition.
44Lipset et Bendix partent du principe que le national-socialisme a gagné des électeurs par étapes successives.
Le sociologue américain Walter Dean Burnham estime, quant à lui, que le confessionalisme politique, sous la forme du catholicisme politique organisé au sein du Zentrum et de la Bayerische Volkspartei, a eu pour conséquence une immunisation contre le NSDAP, si bien que ces deux partis ont réussi à conserver à peu près intact leur électorat traditionnel jusqu’en 1933. Ce constat n’a, lui non plus, rien de nouveau, il est confirmée depuis longtemps par des études empiriques.
En se basant sur l’analyse empirique des résultats électoraux enregistrés dans des zones d’habitation sélectionnées, comme par exemple Berlin-Dahlem et Hamburg-Blankenese, l’historien américain Richard F. Hamilton arrive, dans son livre Who voted for Hitler ? à la conclusion que ce sont surtout les électeurs des classes supérieures, et en particulier des catégories à fort revenu, qui seraient responsables de l’ascension de Hitler, puisque, dans les circonscriptions étudiées, ils auraient voté avant 1933 pour le NSDAP dans une proportion largement supérieure à la moyenne. Il faut cependant tenir compte du fait que globalement les classes supérieures représentaient une part trop faible de la population pour que les électeurs provenant de ces couches de la société aient pu transformer le NSDAP en un mouvement de masses. Il faut ajouter que des interprétations plus anciennes, attribuant le succès du NSDAP à son financement par la grande industrie, ont été réfutées sur la base d’analyses empiriques par l’historien américain Henry A. Turner dans son livre Die Großunternehmer und der Aufstieg Hitlers (1985).
45Dans l’ouvrage cité plus haut, Jürgen W. Falter a rassemblé les résultats des recherches menées depuis des années sous sa direction par un groupe de sociologues, en leur donnant la forme d’une « analyse écologique de la régression ». Des interprétations anciennes mentionnées ci-dessus il reprend les aspects valables, mais il tient compte aussi de leurs insuffisances. Face à des interprétations qu’il estime parfois partiales, il met en évidence la complexité des mouvements des électeurs, et il différencie très nettement selon les divers scrutins de 1930 à 1933 ; la question centrale est pour lui, à juste titre, de trouver une explication à l’ascension foudroyante du NSDAP le 14 septembre 1930.
46Le travail de Falter reprend ses propres résultats ainsi que d’autres plus anciens, en employant des méthodes déjà utilisées auparavant, qu’il combine, modifie et différencie. En même temps, il cherche à étayer ses conclusions par de nouvelles données empiriques. Pour ce qui est des élections au Reichstag, il arrive à la conclusion que l’on n’aboutira pas de sitôt à des résultats différents. Mais il estime par contraire qu’il est nécessaire de différencier notre vision des choses au moyen d’études spécifiques au niveau régional et local, et en analysant aussi les élections aux parlements régionaux. Dans Parlamentarismus in Preußen 1919-1932, paru en 1985, nous avons nous-même publié des analyses de ce genre portant sur les élections au parlement de Prusse, qui concordent pour l’essentiel avec les conclusions auxquelles a abouti plus tard Falter au sujet des élections au Reichstag.
47Toutes les études existantes sont fondées sur une combinaison d’études ponctuelles portant sur certaines régions et de résultats enregistrés à l’échelle du Reich. Mais on ne peut naturellement décrire de manière vraiment globale les nombreuses particularités régionales des mouvements électoraux que si l’on dispose de résultats représentatifs pour tous les Länder du Reich, toutes les villes d’une certaine importance et toutes les régions rurales. On peut cependant supposer que ces résultats, qui permettraient certes d’apporter de nombreuses nuances au tableau général, ne modifieraient pas fondamentalement ses conclusions.
48Comment se présente aujourd’hui ce tableau général ? Les chercheurs s’accordent pour dire que la modification subie par le corps électoral entre 1919 et 1933, et en particulier entre 1928 et 1933, a influencé de manière décisive la montée du national-socialisme. Déjà, la participation aux votes, qui, comme nous l’avons vu, n’était pas la même en 1928 et en 1933 (74,6 contre 88,04%), révèle une modification massive du corps électoral. Les études empiriques existantes ont aussi montré que le droit de vote des femmes, instauré par la constitution de Weimar en 1919, ainsi que l’abaissement de la majorité électorale à 20 ans, ont déjà à eux seuls entraîné un changement massif du corps électoral, c’est-à-dire des inscrits ainsi que des électeurs effectifs. Le nombre des jeunes électeurs a augmenté de façon considérable ; lors des dernières élections, le nombre des « nouveaux électeurs » qui s’étaient jusque-là abstenus de voter a lui aussi augmenté. De ce fait, et aussi à cause d’une vaste relève des générations parmi les électeurs, le corps électoral de 1933 n’avait plus grand chose de commun avec celui de 1919, c’est-à-dire à celui de la première élection de l’Assemblée nationale.
49« Qui a voté pour le NSDAP ? ». Il faut différencier la réponse à cette question, en considérant, d’une part, l’origine politique, et d’autre part, l’origine sociale de cet électorat.
50C’est surtout auprès de la population protestante que le NSDAP a enregistré après 1930 de grands succès électoraux, alors que les catholiques se révélaient, comme nous l’avons vu, beaucoup plus résistants. En considérant les couches sociales, il ne fait aucun doute que ce sont les employés (ce que l’on appelle « la nouvelle classe moyenne »), les exploitants et les ouvriers agricoles, en particulier à l’Est de l’Elbe, mais aussi très largement dans le Schleswig-Holstein, qui ont voté pour le NSDAP.
51On a signalé à maintes reprises et à juste titre la corrélation directe existant entre l’augmentation rapide du chômage et la montée du NSDAP. Falter est cependant arrivé à la conclusion que le chômage a profité davantage au KPD qu’au NSDAP. On ne peut guère contester ce résultat, mais il faut mettre l’accent sur sa relativité : le KPD a certes profité davantage du chômage, mais le NSDAP en a beaucoup profité aussi.
52Du point de vue économique, le chômage a provoqué un nivellement notable des différences sociales entre les classes : la misère qu’il entraînait était la même, ou était du moins était comparable, quelle que soit la classe sociale, et elle engendrait des phénomènes de déclassement. En aplanissant les différences de classes, le chômage réduisit aussi l’influence des partis de classes basés sur une idéologie. Ce n’est pas un hasard si le NSDAP ne se considérait pas comme un parti au sens strict, mais comme un large « mouvement » social et national, et s’il se présentait même comme un parti « anti-classes », voire « anti-partis », cherchant surtout à récupérer le potentiel d’opposition présent dans les couches les plus diverses de la population. Le NSDAP attisait à la fois les sentiments antibourgeois et anticapitalistes, il suggérait qu’il était le seul véritable parti de tout le peuple (Volkspartei). Au même titre que les sous-organisations des partis évoquées plus haut, il témoigne de « l’irruption du principe des ligues [bündisches Prinzip] dans le système politique » (H. Mommsen). Le NSDAP, s’adressant à toutes les couches de la population, exprimant une protestation à la fois sociale et nationale, était, si l’on considère ses adhérents, ses cadres, ses dirigeants et son électorat, un parti relativement jeune ; seul le KPD était d’une « jeunesse » comparable. Tous les deux étaient des partis de masse contrairement aux partis traditionnels, qui, à l’exception du SPD, étaient des partis de représentation et de notables.
53Sur le plan politique, les études récentes sur les résultats électoraux ont montré que les électeurs du NSDAP étaient en 1930 premièrement d’anciens abstentionnistes, deuxièmement d’anciens électeurs du DNVP et troisièmement d’anciens électeurs du DDP ou du DVP. Selon Falter, en 1932, un électeur sur deux provenait de petits partis, et un sur trois des rangs des libéraux ou des nationaux-allemands. En 1932, un électeur du NSDAP sur cinq s’était abstenu aux élections précédentes, et un sur sept avait voté jusque-là pour le SPD. Certains électeurs du NSDAP provenaient bien aussi des rangs d’autres partis, comme le Zentrum, le DVP, et le KPD, mais leur nombre était beaucoup moins important. Le 5 mars 1933, 60% des électeurs qui votèrent pour la première fois pour le NSDAP étaient d’anciens abstentionnistes ou de nouveaux électeurs – c’est-à-dire des électeurs qui étaient inscrits pour la première fois.
54Au total, presque 24% des anciens abstentionnistes passèrent du côté du NSDAP au cours des élections entre 1928 et 1933. Parmi les masses mobilisées par le national-socialisme il y avait près de 6 millions d’électeurs en provenance de ce groupe ; et près de 7,5 millions d’électeurs provenaient des partis libéraux, conservateurs de droite ainsi que de petits partis d’intérêt.
55Le fait que même la circonscription de Merseburg, un fief du KPD où dominait totalement la population ouvrière, ait aussi enregistré une montée considérable du NSDAP, montre combien était forte la fluctuation de l’électorat entraînée par la perte complète de repères et de stabilité politiques.
56Un fait tout aussi révélateur est que certains milieux confessionnels, culturels, sociaux et politiques aient pour leur part résisté. Ainsi, en juillet 1932, seulement un catholique sur sept avait voté pour le national-socialisme, contre 40% des non-catholiques.
57La thèse qui met en cause la classe moyenne doit être nuancée suivant les professions ; ainsi les électeurs du NSDAP provenaient pour 60% de la classe moyenne protestante au sens le plus large, et 40% provenaient du milieu ouvrier. Certaines traditions politiques, récentes ou de longue date, jouèrent également un rôle ; ainsi, par exemple, le NSDAP fit un score très élevé en 1933 dans les circonscriptions dans lesquelles Hindenburg avait eu un pourcentage de voix particulièrement fort lors de l’élection de 1925.
58Au contraire, la résistance au national-socialisme était particulièrement forte dans les régions imprégnées par le catholicisme, ainsi que parmi les ouvriers sociaux-démocrates et syndiqués travaillant dans l’industrie. Il faut cependant, dans tous les cas, tenir compte de différences régionales et de particularités locales, comme par exemple de l’attitude politique des notables locaux dans les localités et les villes de petite taille. Il faut aussi, d’une façon générale, se demander dans quelle mesure certains milieux socio-culturels avaient perdu entre 1919 et 1933 leur rôle de facteurs de cohésion politique, comme on peut le voir déjà dans la baisse des effectifs des organisations syndicales. Alors qu’en 1919, 5,48 millions de salariés étaient membres des syndicats libres (sociaux-démocrates), et que ce chiffre atteignait même 7,89 millions en 1922, ils n’étaient plus que 4,91 millions en 1929.
59Indépendamment de toutes les crises économiques, politiques et sociales qui se sont produites depuis la Première Guerre mondiale, il faut tenir compte aussi du fait que depuis le début du siècle il existait déjà une « conscience de crise » parfois « apocalyptique » (H. Mommsen) que les événements politiques des années depuis 1914 et 1918 n’ont cessé de renforcer. D’un autre côté, cette conscience de crise fit naître des espoirs de salut, des idées de renouveau national, qui culminèrent dans l’attente d’un guide (Führer) politique. Là aussi, les nationaux-socialistes, en propageant l’idée de la « communauté nationale » (Volksgemeinschaft), prétendaient posséder une recette pour le renouveau de la société toute entière, qui pourrait abolir les oppositions entre les classes. Il était symptomatique que cette idéologie unitaire et globale d’une communauté nationale ait réussi à absorber plus ou moins de nombreux groupuscules bourgeois et des groupes d’électeurs indépendants, ainsi que des associations locales.
60En résumé, on peut dresser le tableau suivant : le mouvement de masse national-socialiste et son succès électoral ne peuvent s’analyser en termes de classes sociales. En revanche, il faut tenir compte du changement général des structures sociales, qui comprend en premier lieu le changement de génération, mais aussi la transformation de certains groupes sociaux, deux phénomènes qui firent perdre à la société ses repères politiques. Dans cet ordre d’idées, il faut citer surtout la large couche des employés, parmi lesquels nombreux étaient ceux qui avaient été obligés d’abandonner une activité économiquement et juridiquement indépendante pour prendre le statut d’employés. Cette évolution, si elle n’avait pas nécessairement aggravé leur situation économique, avait en tout cas porté atteinte à la conscience qu’ils avaient de leur position sociale.
61Ce changement structurel multiforme fit que les normes traditionnelles perdirent de leur force d’intégration. Celle-ci était de toute manière beaucoup plus faible dans la sphère du protestantisme que dans celle du catholicisme. En ce qui concerne la jeune génération, on ne constate pas seulement qu’elle a perdu ses repères et qu’elle se sent menacée d’une perte de statut par rapport à la situation sociale des parents, mais souvent aussi qu’elle a le sentiment d’avoir été privée de toute possibilité professionnelle pour l’avenir. Cette situation constituait un terrain extrêmement favorable pour le ressentiment social et l’opposition politique.
62Nous voudrions pour conclure faire quelques remarques au sujet de la « loi des pleins pouvoirs » (Zur Behebung der Not von Volk und Reich) adoptée par le Reichstag le 23 mars. On a souvent estimé que la loi des pleins pouvoirs avait été une prise de pouvoir « légale ». En fait, ni sa promulgation ni son application n’ont été légales. Il suffit pour le montrer de citer quelques faits : on a empêché les députés communistes au Reichstag, ainsi que quelques députés sociaux-démocrates, de participer à la séance, en général en les arrêtant, mais aussi par d’autres méthodes de terreur et d’intimidation. C’était une infraction à l’immunité parlementaire garantie par la constitution, et donc un procédé anticonstitutionnel.
63En ce qui concerne son application, il faut signaler que cette loi prévoyait expressément qu’il ne pourrait être porté atteinte aux organes constitutionnels suprêmes ; mais en réalité, l’institution du Reichsrat fut vidée de sa substance par la mise au pas des Länder en avril 1933, avant d’être totalement supprimée - en contradiction avec les termes mêmes de la loi des pleins pouvoirs - par la loi « sur la réorganisation du Reich » du 30 janvier 1934. Enfin, la fonction du président du Reich disparut également lorsqu’on la fit fusionner avec celle du chancelier, et c’était un organe constitutionnel de plus qui disparaissait, ce qui était là aussi clairement une infraction à la loi des pleins pouvoirs.
64Comme j’ai tenté de le montrer dans mon article Die nationalsozialistische Machtergreifung - Konterrevolution oder Revolution ? »2, la « prise de pouvoir » était en fait une révolution qui se déroula en plusieurs étapes, parmi lesquelles seule la nomination de Hitler comme chancelier en 1933 peut être considérée comme légale, ce qui permit de provoquer un certain « effet de légalité » (Josef Isensee). Depuis la Reichstagsbrandverordnung du 28 février 1933 régnait un état d’urgence permanent, suivi de poussées de terrorisme, qui permit d’abolir en quelques mois la constitution de Weimar, entre autres grâce à l’interdiction des partis au printemps 1933.
65Les années qui suivirent 1918 étaient en fait des années de crise révolutionnaire, suivies en 1933/34 par la révolution national-socialiste. Entre 1918 et 1933/34, le pouvoir a vu se succéder trois élites : durant la révolution de 1918/19, l’élite au pouvoir jusque-là, composée de propriétaires terriens conservateurs ainsi que de la haute bourgeoisie et de la noblesse, et à laquelle appartenaient aussi de hauts fonctionnaires et des militaires, fut dans une large mesure remplacée par une nouvelle élite démocratique et parlementaire issue des partis, qui était cependant fréquemment une bureaucratie de parti déjà fossilisée. Même si cette élite démocratique et parlementaire issue des partis n’a pas réussi à prendre pied dans tous les centres du pouvoir – par exemple, l’armée et une grande part de la justice lui restèrent plus ou moins inaccessibles – elle est cependant parvenue jusqu’en 1932 à gagner une influence étendue, voire parfois décisive dans les institutions politiques du Reich et de quelques Länder, en particulier de Prusse.
66Mais le coup d’État de Papen contre la Prusse en 1932 marqua le début d’une restauration partielle de l’élite qui avait été supplantée en 1918/19. C’est seulement la révolution national-socialiste en 1933 qui marqua idéologiquement la nouvelle élite dirigeante ; celle-ci était exclusivement une élite issue d’un parti, composée de cadres qui avaient souvent été jusque là des déclassés ou des déracinés sur le plan social et professionnel. Elle présentait des traits petits-bourgeois, prolétaires et agraires importants et supplanta en 1932 à la fois l’ancienne couche dirigeante, qui n’avait été restaurée pour peu de temps, et l’élite démocratique et parlementaire. Les nationaux-socialistes édifièrent sur les décombres de l’ancienne société une nouvelle hiérarchie, basée uniquement sur l’idéologie et la politique de parti. Le fait que l’élite parlementaire et administrative des partis démocratiques n’était pas parvenue, entre 1918 et 1933, à imposer son pouvoir et à représenter la population dans son ensemble, s’avéra fatal.
Annexe 1 :
Les gouvernements de la République
1 | 10/11/1918 - 10/2/1919 F. Ebert et H. Haase | SPD et USPD À partir du 29/12/1918 : SPD seul. |
2 | 13/2/1919 - 20/6/1919 Ph. Scheidemann (SPD) | “Coalition de Weimar” (SPD, DDP, Z) |
3 | 21/6/1919 - 26/3/1920 Bauer (SPD) | id. |
4 | 27/3/1920 - 8/6/1920 H. Müller (SPD) | id. |
5 | 25/6/1920 - 4/5/1921 K. Fehrenbach (Z) | Coalition “bourgeoise” (DDP, Z, DVP) sans majorité parlementaire |
6 | 10/5/1921 - 26/10/1921 J. Wirth (Z) | Coalition de Weimar, sans majorité parlementaire |
7 | 26/10/1921 - 14/11/1922 J. Wirth (Z) | id. |
8 | 22/11/1922 - 12/8/1923 W. Cuno (s.p.) | Gouvernement de “techniciens” |
9 | 13/8/1923 - 6/10/1923 G. Stresemann (DVP) | Grande coalition (SPD, DDP, Z, DVP) |
10 | 6/10/1923 - 23/11/1923 G. Stresemann (DVP) | id. (à partir du 3/11 sans SPD) |
11 | 30/11/1923 - 26/5/1924 W. Marx (Z) | Coalition “bourgeoise” (DDP, Z, DVP) sans majorité parlementaire |
12 | 3/6/1924 - 15/12/1924 W. Marx II | Coalition “bourgeoise” (DDP, Z, DVP) sans majorité parlementaire |
13 | 15/1/1925 - 5/12/1925 H. Luther (s.p.) | Coalition “bourgeoise” (DDP, Z, DVP) sans majorité parlementaire |
14 | 20/1/1926 - 12/5/1926 H. Luther II | Coalition “bourgeoise” (de droite) |
15 | 16/5/1926 - 17/12/1926W. W. Marx III | Coalition “bourgeoise” (DDP, Z, DVP) sans majorité parlementaire |
16 | 29/1/1927 - 12/9/1928W. W. Marx IV | Coalition “bourgeoise” (DDP, Z, DVP) sans majorité parlementaire |
17 | 28/6/1928 - 27/3/1930 H. Müller II | Grande coalition |
18 | 30/3/1930 - 9/10/1931 H. Brüning | Gouvernement “présidentiel” |
19 | 9/10/1931 - 30/5/1932 H. Brüning II | Gouvernement “présidentiel” |
20 | 1/6/1932 - 17/11/1932 F. v. Papen | Gouvernement “présidentiel” |
21 | 3/12/1932 - 28/1/1933 K. v. Schleicher | Gouvernement “présidentiel” |
22 | 30/1/1933 A. Hitler (NSDAP) | Gouvernement de coalition NSDAP et DNVP |
Annexe 2

Notes de bas de page
1 On trouvera toutes les références bibliographiques nécessaires dans Möller, Horst, Weimar. Die unvollendete Demokratie. 5e édition revue et augmentée, Munich, 1994 (à paraître début février).
2 Paru en 1983 dans les Vierteljahresheften für Zeitgeschichte; version française abrégée dans : La « Révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar. Sous la direction de Louis Dupeux, Paris, 1992
Auteurs
-
Horst Möller
Professeur à l’Université d’Erlangen. Directeur de l’Institut für Zeitgeschichte, Munich.
- Valérie Robert (trad.)
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