La culture politique de la république de Weimar
p. 66-74
Texte intégral
1La recherche historique sur la république de Weimar est assez rapidement parvenue à la conclusion que celle-ci ne fut pas véritablement un renouveau dans l’histoire allemande, même si quelques intellectuels et groupements politiques en ont jugé autrement. La défaite de l’empire durant la Première Guerre mondiale n’avait, en effet, entraîné aucun changement qualitatif de la vie intellectuelle et politique, ce qui explique que n’ait pu se développer de culture politique démocratique, de disposition à soutenir la république comme ordre constitutionnel et comme système. Il aurait fallu, pour soutenir cet ordre, une société disposée à reconnaître le système démocratique libéral et à coopérer avec lui, et c’est ce qui manquait dans une large mesure à la culture politique de Weimar. Dans les conditions de cette époque, marquée par des phénomènes de crise et encore très attachée, socialement et idéologiquement, à l’ère pré-démocratique de l’empire allemand, il était impossible que se développe une culture politique véritablement démocratique. Les partis de la coalition de Weimar, qui avaient élaboré majoritairement la constitution, assuraient encore dans les premiers temps une majorité politique au système démocratique ; mais dès 1920 celle-ci se disloqua et ne put plus être reconstituée, ce qui signifiait que la démocratie de Weimar n’était plus à même de trouver, ni de mobiliser une culture politique majoritaire en sa faveur, du moins au niveau des partis politiques.
2La culture politique de la république de Weimar ne disposait donc pas dans la population d’une majorité prête à défendre le régime démocratique tel qu’il s’était développé sous cette constitution. Au contraire, dans le contexte des ravages causés par la crise économique mondiale, l’aversion pour cette république et son ordre démocratique, que l’on nommait avec mépris « le système », prit de telles proportions que les défenseurs de la république démocratique finirent par être désespérément minoritaires face à ceux qui, de gauche comme de droite, l’assaillaient.
3Il n’est à vrai dire pas étonnant qu’un grand nombre d’Allemands n’aient pu accepter la constitution démocratique et l’ordre politique de Weimar. Cette attitude s’expliquait en partie par les traditions du passé ; d’autre part, le système de Weimar lui-même n’était en aucun cas assez performant pour que l’État démocratique puisse gagner la confiance. À cela s’ajoutaient les handicaps qui s’amoncelaient sur la république dès le début, résultant de la guerre perdue et de l’idéologie liée à la légende du « coup de poignard dans le dos ». Il ne pouvait donc être question que se développe dans la république de Weimar une culture politique démocratique et relativement homogène ; il n’était pas davantage possible que les éléments démocratiques y soient suffisamment forts pour pouvoir soutenir efficacement le système existant et ses institutions dans les difficiles conflits qu’il traversa et les efforts qu’il dut faire pour s’imposer.
4Non seulement les gouvernements successifs de la république étaient assez faibles et éphémères, non seulement les ennemis déclarés de la démocratie de Weimar pouvaient y agir dans une tranquillité relative, mais, de surcroît, la culture politique de Weimar offrait trop peu de possibilités pour parer à ces handicaps et à ces déficits et pour les surmonter de façon appropriée. En d’autres termes, on ne pouvait pas faire confiance à la culture démocratique de la république de Weimar. Le fonctionnement difficile des institutions se répercuta de manière négative sur la culture politique démocratique ; et inversement, la culture politique de la population n’était pas de nature à compenser la faiblesse des institutions de l’État démocratique, elles-mêmes largement divisées. Au contraire, la persistance des traditions d’une culture politique autoritaire et l’expérience nouvelle d’une politique démocratique et démagogique de mobilisation des masses introduisirent dans la culture politique de Weimar des tendances de plus en plus explosives visant à faire disparaître l’ordre démocratique. La faiblesse de la culture politique est donc une explication pour la faiblesse de l’État weimarien et sa chute finale. Les forces libérales et démocratiques ne furent pas déterminantes dans la culture politique de Weimar : d’autres forces s’avérèrent plus décisives.
5La thèse, reprise sans cesse dans les études sur cette période, selon laquelle la république de Weimar aurait été une démocratie sans démocrates, peut être formulée de façon plus précise du point de vue de la culture politique : la culture démocratique de la république de Weimar n’était ni assez forte ni suffisamment capable de se défendre pour pouvoir stabiliser la république et empêcher que celle-ci ne laisse la place au Führerstaat, l’État dictatorial national-socialiste.
6On constate donc que la culture politique de la république de Weimar était divisée et contradictoire, et que l’élément démocratique, qui aurait pu étayer et soutenir les institutions, n’y était pas suffisamment puissant pour assurer à la république l’appui qui aurait pu la maintenir en vie, et enfin que les éléments antilibéraux et antidémocratiques y acquirent progressivement une position dominante, avec pour conséquence de favoriser grandement l’ascension de Hitler et de son mouvement de masses national-socialiste.
7En considérant que le problème central de la culture politique de l’époque était l’attitude critique et sceptique des citoyens ainsi que des organisations politiques et sociales vis-à-vis du système politique de la constitution de Weimar, on peut présenter les différents aspects de la république de Weimar de la façon suivante.
Une constitution sans consensus
8La vie politique de la république de Weimar est caractérisée entre autres par le fait que la constitution démocratique y était considérée par une majeure partie des forces politiques comme un compromis, imparfait et plutôt mauvais ; même ceux qui, comme les sociaux-démocrates et le Zentrum catholique, l’avaient jadis tenue sur les fonts baptismaux, ne la défendaient et ne la soutenaient plus – et ce en particulier à mesure que la fin se rapprochait – qu’à contrecoeur. Ce n’est qu’à ses débuts, lorsqu’il n’avait pas encore eu besoin de faire ses preuves, que le nouvel ordre politique de la démocratie de Weimar se trouva soutenu par un consensus majoritaire suffisant, émanant du peuple et des forces politiques qui articulaient la volonté politique de celui-ci. Mais ce que ce système était devenu par la suite ne faisait plus guère l’affaire d’aucun parti. Pour les socialistes, sans même parler des communistes, la république était trop bourgeoise et ne constituait tout au plus qu’une pâle copie des projets d’une société nouvelle, démocratique et socialiste, qu’ils avaient caressés pendant de longues années. Pour les conservateurs, autant pour ceux de la Deutsche Volkspartei, plutôt libéraux, que pour les réactionnaires de la Deutschnationale Volkspartei, la république démocratique était un État faible et non-allemand, et constituait un déclin déplorable après l’apogée qu’avaient constituée la splendeur impériale et la Machtpolitik de l’époque de Bismarck. Pour les libéraux, peu nombreux, et pour le Zentrum, lui-même quelque peu indécis en matière de politique constitutionnelle, la constitution légale ne posait pas véritablement de problème ; ils étaient cependant isolés et ne parvenaient pas à mobiliser suffisamment les masses de sorte qu’elles s’identifient avec le nouveau système.
9Pour les nationaux-socialistes, qui ne gagnèrent vraiment en importance que vers la fin des années 20, et qui purent surpasser les conservateurs réactionnaires par un mélange explosif de maîtrise parfaite des masses et d’irrationalisme politique, la « république de novembre » était le symbole même de l’humiliation infligée à l’Allemagne. À partir d’un mélange de socialisme et de nationalisme, les deux courants idéologiques dominants de l’époque, et en exploitant les faiblesses institutionnelles et le libéralisme sans défense du régime de Weimar, Hitler et ses adeptes, aidés de surcroît par la catastrophe qui frappait alors le système capitaliste à l’échelle mondiale, élaborèrent une mixture trouble mais moussante, composée de slogans contre la république dont l’efficacité auprès des masses était prouvée. Cette mixture, à laquelle venaient s’ajouter une nouvelle culture politique fondée sur le principe du chef (Führerprinzip) et la manipulation des masses, produisit son effet et rendit possible la prise de pouvoir.
10Entre des partis politiques qui, n’aimant pas vraiment cet État, ne le défendaient que mollement, et des forces d’opposition radicales, qui ne le combattaient pas seulement verbalement, mais aussi par la violence, au point que pendant quelque temps il y eut un réel danger de guerre civile, il était à vrai dire impossible de construire un État capable de fonctionner. Déjà, la courte durée de vie des gouvernements, due au manque de cohésion des éphémères coalitions politiques et aux fluctuations des opinions dans l’électorat, était peu faite pour susciter la confiance du peuple dans l’efficacité et les capacités politiques d’un système de gouvernement parlementaire. La politique semblait avoir dégénéré en un jeu absurde entre des forces qui ne s’entendaient plus, jeu qui en fin de compte ne paraissait profiter qu’aux acteurs de la vie politique, mais pas à l’État ni à ses citoyens. C’est ainsi que se répandit dans une grande partie de l’opinion publique un doute croissant quant à la viabilité et la légitimité de la démocratie de Weimar ; il devenait difficile de défendre celle-ci contre ses adversaires. Le régime, confronté à une crise de plus en plus aiguë et à une menace grandissante, était d’autant moins en mesure de se défendre qu’il avait une conception erronée de la liberté d’action que la démocratie devait accorder à tous les groupes, même à ceux qui justement s’apprêtaient à assassiner cette liberté.
Une culture politique des contrastes
11Le vaste éventail de la vie politique et intellectuelle de la république de Weimar embrassait toutes les forces politiques qui avaient fait leur apparition dès le xixe siècle : on y trouvait des révolutionnaires et des réactionnaires ; des libéraux à l’ancienne mode, hostiles à la démocratie, et des néo-libéraux plus ouverts au progrès ; des catholiques, qui s’intéressaient surtout à une politique culturelle cléricale, et des protestants farouchement attachés à l’idéologie völkisch ; des sociaux-démocrates modérés et des conservateurs pas totalement opposés aux réformes ; des défenseurs du capitalisme le moins social qui soit, qui voulaient qu’aucun frein ne soit mis à la recherche du profit et à l’exploitation, et des défenseurs plus modérés d’un capitalisme social, qui désiraient débarrasser celui-ci de ses abus et de ses injustices, par des interventions de l’État ; des partisans du Führerprinzip et des gens qui n’avaient confiance que dans le fonctionnement automatique des institutions ; des militaristes et des pacifistes, etc. La république de Weimar fournit des exemples de tout ce que le xixe et ensuite le xxe siècle ont pu faire naître comme pensées politiques articulées et comme orientations idéologiques.
12Dans cet État né d’une révolution avortée et dont le nouvel ordre, au lendemain de la guerre, n’a été qu’imparfaitement réalisé, tous les courants politiques et toutes les idéologies, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, eurent tout loisir de s’ébattre et de se combattre les uns les autres, empêchant le développement d’un consensus qui aurait pu soutenir l’ordre politique nouveau. La polarisation, la polémique, la provocation, qui peuvent parfois être productives et fécondes dans le cadre de débats purement idéologiques et intellectuels, tout cela s’avère dangereux, voire fatal, lorsque ce débat a lieu entre des forces politiques concrètes.
13La crise politique de la république de Weimar était une crise de l’autorité politique, causée par l’absence d’un consensus et d’une culture politique démocratique. Les forces démocratiques, par nature anti-autoritaires, n’eurent ni le temps ni la marge de manœuvre nécessaires pour acquérir une autorité et une légitimité par leurs propres réussites ; les adversaires de la république de Weimar, surtout ceux de droite, firent tout pour nuire au système qu’ils haïssaient et pour l’empêcher de s’enraciner. Ils furent souvent aidés en cela par l’appareil administratif et judiciaire, marqué par la persistance de l’état d’esprit propre au régime autoritaire, et qui ne servait les nouveaux gouvernants qu’avec réticence, se réclamant d’une conception non démocratique de l’État, qui contribuait à saper l’idée d’un État démocratique.
Les intellectuels dans la république de Weimar
14La littérature politique de l’époque de Weimar reflète dans sa structure cette culture politique contradictoire et hétérogène. L’élite intellectuelle, elle non plus, ne possédait pas de valeurs, ni de convictions fondamentales communes.
15Un petit groupe d’intellectuels engagés de gauche – pour lesquels Heinrich Mann peut tenir lieu de figure emblématique – avaient cru, lors de la proclamation de la république, voir s’annoncer une sorte d’âge d’or, et l’avaient accueilli avec l’enthousiasme de rigueur. Il n’est pas étonnant que cet enthousiasme ait été de courte durée, laissant la place à une désillusion résignée, lorsqu’il s’avéra que la république n’avait pas un caractère aussi nouveau qu’ils l’avaient espéré, et que beaucoup de ce qu’ils avaient jugé nécessaire à la construction d’une vie démocratique ne se réalisa pas.. C’est ainsi que nombre d’entre eux se transformèrent, par déception, en critiques du système, le mesurant sans cesse à l’aune de leurs idéaux démocratiques sublimes et par là même utopiques, sans pouvoir vraiment se résoudre à accepter ce qui existait réellement. Les plus critiques et les moins respectueux d’entre eux, comme Kurt Tucholsky, brillèrent dans la satire de la république – ils étaient amusants à lire, spirituels et piquants, mais ne voulaient ou ne pouvaient pas imaginer une politique constructive, qui aurait pu prévenir le désastre qu’ils voyaient fondre sur l’Allemagne.
16On trouvait un peu plus loin les modérés et libéraux, eux aussi en faible nombre, pour qui la république était bien, au fond, la bonne solution, mais une solution qui simplement ne fonctionnait pas tout à fait bien, parce que trop nombreux étaient ceux qui ne respectaient pas les règles du jeu politique, sans lesquelles on ne pouvait pour eux concevoir de liberté ordonnée. Lorsque Hitler fit son apparition, ils virent en lui un charlatan et un ensorceleur, qui n’irait pas loin lorsqu’il se trouverait devant la nécessité de tenir ses grandes promesses en les appliquant à la réalité politique. Ils observaient avec un léger dégoût l’agitation politique violente dont les rues étaient le théâtre, et qui rendit les dernières années de la république si précaires et menaçantes ; mais tout ce qu’ils furent capables de dire en fin de compte, c’est que le peuple allemand n’était décidément pas encore assez mûr pour l’ordre démocratique dont il s’était doté avec la constitution de Weimar.
17Ces gens qui n’étaient que trop libéraux, raisonnables, pondérés, on les trouvait surtout dans les salles de rédaction des grands journaux bourgeois, comme la Vossische Zeitung, le Berliner Tageblatt ou la Frankfurter Zeitung. Un de leurs représentants le plus connu aujourd’hui est sans doute Theodor Heuss. Ce qui leur échappait, à quoi ils n’étaient pas réceptifs et contre quoi ils n’avaient à plus forte raison pas de remède, c’était le pouvoir de l’irrationnel, la glorification du mythe et de la violence qui proliféraient et se répandaient dans la vie politique et intellectuelle de la république. C’étaient des bourgeois éclairés, mais leur voix, la voix de leur raison, ne résonnait que faiblement et était impuissante. Le militantisme, serait-ce même en faveur de la démocratie libérale, ne trouvait pas sa place dans leur conception du monde.
18On trouvait à côté d’eux une autre espèce, composée d’intellectuels à l’esprit ouvert en matière de politique, que l’on a nommé des Vernunftrepublikaner, des républicains de raison. L’historien Friedrich Meinecke est le représentant le plus connu de ce groupe, relativement nombreux, de bourgeois cultivés. Ces hommes et ces femmes, conscients que l’empire ne pouvait plus être maintenu, avaient accepté la république, mais leur engagement pour celle-ci était plutôt tiède et attentiste. Peter Gay a décrit ce type de manière pertinente dans son livre sur la culture de Weimar :
« Il y avait à l’époque de Weimar des milliers de gens – des professeurs, des industriels, des hommes politiques – qui, s’ils détestaient les nazis, n’en aimaient pas pour autant la république. Très cultivés, intelligents et peu enclins à échanger les valeurs de l’époque impériale contre les bienfaits douteux de la république, nombre d’entre se trouvèrent comme paralysés par des conflits internes... Ils apprirent à vivre avec la république et à considérer son avènement comme une nécessité historique. Ils avaient aussi du respect pour plus d’un dirigeant de la république, mais ils n’apprirent cependant jamais à aimer celle-ci ni à croire en son avenir »2.
19Ces républicains de raison étaient pour la plupart des libéraux conservateurs, trop attachés à leurs origines bourgeoises et nationalistes pour être à même de se rapprocher de la social-démocratie, comme ce fut par contre le cas pour Thomas Mann, l’écrivain le plus représentatif de cette époque. Thomas Mann, dans son célèbre Appel à la raison de l’automne 1930, conseillait au bourgeois cultivé allemand de soutenir la social-démocratie ; lui qui avait été naguère un défenseur de l’ancien régime, devint ainsi un modèle de soutien intellectuel à la république qui se débattait pour survivre dans des circonstances difficiles. Mais même l’engagement, pourtant capital et finement argumenté, d’un Thomas Mann en faveur de la république ne trouva pas un écho considérable.
20On trouvait enfin, au sein de la bourgeoisie allemande cultivée, un groupe assez nombreux de gens qui, à partir de 1930, soit n’étaient pas décidés, soit n’étaient pas capables, par manque de clairvoyance, d’accepter enfin la république existante. Il s’agissait de conservateurs radicaux, plus ou moins jeunes. On trouvait parmi eux des professeurs d’université, de grandes parties de la jeunesse estudiantine, la majeure partie des pasteurs protestants, de nombreux professeurs de lycée. Dans les universités allemandes dominait – plus ou moins selon les endroits – un establishment qui était majoritairement de tendance « national-allemande », tandis que les étudiants étaient de plus en plus attirés vers le national-socialisme. Les conservateurs établis ne toléraient qu’à contrecœur ceux qui déviaient de leur ligne, même s’il s’agissait de gens de la qualité des républicains de raison, et ils ne prenaient leurs distances vis-à-vis de la culture politique de l’époque wilhelminienne que dans la mesure où ils ne pouvaient faire autrement, au vu de la réalité nouvelle.
21Au lieu de prôner une attitude réaliste, lucide et rationnelle, de nombreux intellectuels bourgeois, et ce jusque dans les universités, s’enflammèrent pour les forces obscures, mythiques, irrationnelles. Ils jugeaient la profondeur plus essentielle que la subtilité d’esprit, et l’âme leur paraissait avoir plus de valeur que l’esprit et l’intellect. Ils étaient les représentants d’un irrationalisme à la mode, qui appelait de ses vœux une « révolution conservatrice », fournissant ainsi un arrière-plan spirituel à l’irrationalisme politique, sur le terrain duquel se développa le national-socialisme.
22Thomas Mann, qui sentait avec un instinct très sûr ces tendances intellectuelles de l’époque, les décrivit dans son Appel de 1930, déjà cité plus haut, de la manière suivante :
« Au déclin économique de la classe moyenne était associé un sentiment qui l’avait précédé, et avait été une prophétie intellectuelle et une critique de l’époque : le sentiment d’être au tournant d’une ère annonçant la fin de l’époque bourgeoise venue de la Révolution française et de son monde idéologique. Un nouvel état d’âme de l’humanité, qui ne devrait plus rien avoir de commun avec la mentalité bourgeoise et ses principes – liberté, justice, culture, optimisme, foi dans le progrès – fut proclamé et s’exprima en art par des cris expressionnistes, en philosophie il renia la foi en la raison, ou la conception tout à la fois mécaniste et idéologique du monde édifiée par les décennies révolues, il était une réaction irrationaliste qui plaçait la notion de vie au centre de la pensée, mettait sur le pavois les seules forces dispensatrices de vie, celles de l’inconscient, du dynamisme, des ténèbres fécondes, proscrivait l’esprit (vocable par quoi on entendait tout simplement l’intellectualisme) parce qu’il était le meurtrier de la vie, et célébrait par réaction contre lui les ténèbres de l’âme, l’élément maternel chthonien, le monde souterrain sacré et fécond, comme seule vérité vitale »3.
Une culture des oppositions
23La vie intellectuelle et culturelle, dans ses manifestations multiples et contrastées, ne le cédait donc en rien à la diversité et aux divergences des groupements politiques, bien au contraire. On trouvait dans le domaine intellectuel et artistique tous les mouvements de création et de pensée qui s’étaient développés aux xixe et xxe siècles, et qui se rejoignaient durant une courte période en une coexistence instable. La nouveauté décisive de la situation culturelle sous Weimar est que la culture de la bourgeoisie, qui avait été dominante à l’époque wilhelminienne, avait dû renoncer à cette prétention, sans pour autant que les forces nouvelles du libéralisme, des Lumières et du rationalisme soient pour leur part parvenues à s’imposer. Une culture intellectuelle et politique homogène ne parvint donc pas à se développer. On trouvait côte à côte une philosophie mythisante et un rationalisme positiviste, le marxisme et l’organicisme, le positivisme juridique et un droit orienté politiquement, etc. S’ajoutait à cela le fait que, par les voies du mythe et de l’irrationnel sur lesquelles la vie intellectuelle cherchait son salut, les tendances pessimistes et hostiles à la civilisation moderne devinrent particulièrement puissantes durant la république de Weimar. On accusait son système politique d’être mécaniste et rigide, et on rêvait de totalités nationales et de solutions organicistes faisant la part belle à la vie, qui n’avaient pas grand chose en commun avec la réalité sociale et économique de la société industrielle moderne.
24La profusion, la richesse, la diversité créatrice de la vie intellectuelle des années de Weimar étaient incontestablement le résultat de la multiplicité des opinions, des courants, des orientations et des tendances. C’est sans aucun doute l’effondrement de la culture wilhelminienne, féodale et bourgeoise, qui avait entraîné cette situation de crise et de bouleversement, qui s’avéra quelque temps si productive, et qui seule peut permettre d’expliquer la diversité créatrice et la richesse de la vie intellectuelle de cette époque. On pourrait, certes, montrer que la plupart des nouveautés dans la littérature et l’art étaient apparues avant la naissance de la république de Weimar, mais c’est seulement à l’époque de la guerre et de la république qu’elles purent s’épanouir pleinement, grâce, entre autres, à l’espace de liberté que celle-ci laissait à tous les mouvements spirituels. La variété et la diversité de la vie intellectuelle et culturelle eurent pour conséquence une atmosphère de sensibilité accrue ; elles donnaient l’impression d’une activité incontrôlée, effervescente et relative, faisant naître d’autre part la sensation et le pressentiment d’une fin possible.
25C’est ainsi que la vivacité, la richesse et le niveau extraordinaire de la vie culturelle de la république de Weimar s’expliquent principalement par la tension que créait l’existence de contrastes inconciliables et pourtant féconds pendant un certain temps. Ce qui était nécessairement fatal en politique, parce que, pour gouverner une nation, on a besoin de l’approbation et du consensus de ses principaux groupes politiques et sociaux, était pour quelque temps profitable à la culture qui, elle, peut se permettre d’être élitaire et objet de controverses, et parvient encore à exister et à agir alors même qu’elle ne suscite qu’un consensus faible ou même pas de consensus du tout.
L’irrationalisme comme caractéristique de Weimar
26Cependant, l’image d’une culture de Weimar florissante, car riche en contrastes féconds, est quelque peu tendancieuse et trompeuse. Il y eut, certes, cette diversité, cette confrontation, cette tension née des divergences, mais un courant se répandait de plus en plus dans les profondeurs de la culture de Weimar, qui associait culture et politique, et qui devait finalement mener la culture à sa propre destruction.
27La culture de Weimar n’est, et c’est un fait notable, que rarement gaie et pour ainsi dire jamais légère. Lorsqu’elle aspirait à représenter plus qu’un simple lien ou un divertissement pour une civilisation – et cela vaut pour ce qu’elle a produit de plus important – elle était alors plutôt grave, d’un militantisme farouche, intolérante. La tension née des contrastes, qui la rendait si productive, ne pouvait être exploitée sans limites pour la création artistique ; il était impossible que dure éternellement le relativisme auquel croyaient assister les contemporains. Le besoin d’une nouvelle conception du monde, axée sur la totalité et sur la vie intacte, devint pour beaucoup d’entre eux de plus en plus impérieux. Il s’alliait au désir, sur le plan politique, d’un ordre nouveau, d’un héros et d’un guide qui serait le sauveur de la nation, la sortant de sa détresse et de la voie de la démocratie occidentale et non allemande sur laquelle elle s’était fourvoyée.
28De même que, dans le domaine politique, les ennemis les plus dangereux de la république se situaient à droite, le courant véritablement décisif dans la vie spirituelle de celle-ci, qui prépara et précipita sa perte, était le courant conservateur de l’irrationalisme, et ce, malgré toutes les pseudo-preuves du contraire que l’on peut trouver dans les ouvrages courants traitant de l’histoire culturelle de Weimar. Ainsi, Hofmannsthal lui-même n’avait-il pas prédit en 1927 la montée en puissance d’une révolution conservatrice d’une ampleur jusque-là inédite dans l’histoire de l’Europe ? N’avait-il pas été lui aussi été séduit par la vision d’une unité spirituelle qui permettrait de surmonter à nouveau toutes les « dichotomies que l’esprit à infligées à la vie »?
29C’est en réalité la tendance spirituelle dominante de l’époque qui s’exprimait dans de telles attentes. Ce courant intellectuel puissant, qui submergea progressivement la république de Weimar et finit par mettre un terme autant à une vie politique difficile qu’à une culture dont les diverses nuances faisaient la richesse, s’en prenait essentiellement à l’idée de la raison, ainsi qu’à sa mise en pratique. C’est la raison et sa fille en politique, le libéralisme, qui étaient la cible de la haine et du mépris de tous ceux, nombreux, qui avaient soif de totalité, de communauté et de profondeur. C’est une peur diffuse de la modernité qui était à l’origine de cette aspiration vague à une totalité, à un supplément d’âme, et qui fit le lit du courant le plus puissant de la vie intellectuelle de Weimar ainsi que des aspirations politiques de la bourgeoisie désorientée, qui rêvait d’un ordre nouveau par-delà la démocratie et la tolérance, et leur permit ainsi de submerger la raison sous toutes ses manifestations. Cette peur se trouvait à l’origine du Mouvement de la jeunesse, c’est encore elle qui se cachait derrière la manière, inspirée du romantisme, dont on diabolisait les grandes villes ; elle déterminait aussi le combat mené en surface contre le matérialisme et le capitalisme. Même si, dans cette situation, il ne manquait certes pas de voix pour exhorter à la raison, parmi lesquelles celle de Thomas Mann fut une des plus mélodieuses, elles restèrent en fin de compte impuissantes. Ce qui rend la vie intellectuelle, littéraire et artistique de la république de Weimar encore intéressante pour la postérité, ce qui est à nos yeux associé à l’esprit des années 20, ce qui nous est resté et que notre culture actuelle s’est appropriée, ou du moins devrait s’approprier, tout cela devint ainsi le fait d’intellectuels marginalisés, d’outsiders. La culture de Weimar n’est pas, et cela peut paraître paradoxal, vraiment caractéristique de Weimar, elle était, comme l’a exprimé Peter Gay, une « danse au bord du volcan ». Une danse qui fut, du reste, de courte durée, mais dont les figures continuent encore aujourd’hui à charmer et à fasciner.
30Ce qui a survécu de l’époque de Weimar, c’est l’héritage de ces outsiders. Il est vrai qu’il ne représente qu’un fragment de la fragile culture de Weimar, mais ce fragment est plus riche et plus durable que l’époque de Weimar dans son ensemble.
31Le prestige dont continue à jouir la culture de Weimar contraste avec le rôle négatif que joua la culture politique durant cette courte période. S’il faut, comme le jugeaient nécessaires les pères du Grundgesetz, la Loi fondamentale de la république fédérale d’Allemagne de 1949, tirer des leçons de Weimar, l’une d’entre elles, et non la moindre, est que la culture politique de la démocratie se doit d’être forte et puissante si elle veut pouvoir imprégner la vie politique et la maintenir ainsi sur le droit chemin.
Notes de bas de page
2 Peter Gay, Die Republik der Außenseiter. Geist und Kultur in der Weimarer Zeit 1919-1933, Frankfurt/Main, 1970, p. 44. Cf. la nouvelle édition française : Peter Gay, Le suicide d’une république, trad. Jean-François Sené, Paris, Calmann-Lévy, 1993.
3 Thomas Mann, « Deutsche Ansprache, Ein Appell an die Vernunft », 1930, in : Thomas Mann, Gesammelte Werke, Bd. XI : Reden und Aufsätze, Frankfurt/Main, 1960, pp. 870‑890.
Version française : Thomas Mann: « Allocution allemande : Un appel à la raison » In : Thomas Mann : Les exigences du jour, traduction de Louise Servicen et Jeanne Naujac, Paris: Grasset, 1976, p. 100.
Auteurs
- Valérie Robert (trad.)
-
Kurt Sontheimer
Professeur émérite à l’Université de Munich, Titulaire de la « Chaire Alfred Grosser » à l’Institut d’Études Politiques de Paris.
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