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Le couple franco-allemand en Europe

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Henri Ménudier

III. Convergences et divergences franco-allemandes

La Yougoslavie et les dissonances franco-allemandes

Hans Stark

Texte intégral

1En éclatant presque à la veille de la proclamation solennelle de « l’Union politique » des Douze et donc de façon fort inopportune, la guerre des Yougoslaves a divisé les Occidentaux. De surcroît, leurs différends ne portaient pas seulement sur les modalités de la reconnaissance des républiques indépendantistes, mais plutôt sur le rôle joué par l’Allemagne dans cette affaire. La RFA fut accusée par tous ses partenaires de vouloir s’arroger le leadership non seulement dans une région avec laquelle elle aurait toujours entretenu des rapports aussi étroits que conflictuels – l’Europe centrale et les Balkans – mais aussi, désormais, au sein – et surtout aux dépens – des Douze. Consternés l’un comme l’autre après la recon­naissance unilatérale par le gouvernement de Bonn de la Slovénie et de la Croatie, le 23 décembre 1991, la France et les États-Unis, les deux principaux partenaires de l’Allemagne, ont lancé de très vives attaques : brandissant à Paris le spectre du « retour de la question allemande » et stigmatisant à Washington le growing assertiveness de Bonn. Français et Américains, longtemps attachés à l’intégrité territoriale de la Yougoslavie (ménageant ainsi indirectement le pouvoir serbe) furent (une fois n’est pas coutume) solidaires et unanimes dans leur critique vis-à-vis de l’Allemagne. Pris en tenaille entre les nécessités de Maastricht et le retour des clivages d’avant 1914, Français et Allemands se sont trouvés tiraillés entre leur velléité de rupture et l’attrait – nécessité oblige – des retrouvailles. Or, au-delà de l’analyse immédiate des perceptions respectives, des tâtonnements diplomatiques et péripéties politiciennes de part et d’autre du Rhin, la question est de savoir si la guerre des Yougoslaves a réellement modifié les marges de manœuvre de la « nouvelle Allemagne » dans cette Europe issue de Yalta, voire de Versailles.

Préjugés sur tous les tons

2Le 23 mai 1991, à peine un mois avant les déclarations d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie qui marquent la fin de la fédération et le début de la guerre yougoslaves, Ante Markovic, un Premier Ministre d’un autre âge déjà, est reçu à Paris avec autant d’honneur que d’espoir. Selon le gouvernement français de l’époque,

  • 1 Bulletin d’information du Ministère des Affaires étrangères, 24 mai 1991.

« cette visite s’inscrit dans la tradition de relations amicales entre nos deux pays. Née de l’époque napoléonienne et de la création des provinces illyriennes, cette tradition s’est enrichie de la fraternité d’armes des première et deuxième guerres mondiales ... La France est en effet convaincue, vous le savez, que c’est aux Yougoslaves et à eux seuls, qu’il revient par un dialogue politique, tenu à l’abri des provocations intérieures et des ingérences extérieures, de déterminer la forme future de leur État. Cet État unitaire (sic !) riche de ses diversités est le partenaire qu’attend l’Europe »1.

  • 2 Voir notamment : Paul Garde, Vie et Mort de la Yougoslavie, Fayard 1992.

3Ce passage résume à lui seul l’idée que se faisait la France de la Yougoslavie2. Alors que moins de 5 % des habitants de Yougoslavie se sont déclarés « Yougo­slaves » lors des différents recensements, pour la France, dont la tradition centra­lisatrice et jacobine est si opposée à la notion d’État multinational, il ne semblait y avoir en Yougoslavie que des Yougoslaves, de même que l’URSS n’était peuplée que de Soviétiques. De là à faire l’amalgame entre Yougoslaves et Serbes (comme entre Soviétiques et Russes) il n’y avait qu’un pas à franchir, qui le fut d’autant plus facilement que Belgrade était la capitale à la fois de la Serbie et de la Yougo­slavie. Ce même amalgame est à l’origine de la transposition d’images de l’hé­roïque Serbie de Pierre Ier (roi de Serbie de 1903 à 1921), et de la Yougoslavie d’Alexandre Ier (roi de Yougoslavie de 1921 à 1934), voire celle de Tito. Aussi, malgré les agissements du Président de Serbie, Slobodan Milosevic, arrivé au pouvoir en septembre 1987, la responsabilité de l’éclatement de la fédération yougoslave n’incomberait qu’aux seules républiques de Slovénie et de Croatie, qualifiées le plus souvent de « sécessionnistes » par la presse française. D’ailleurs, la Croatie, ne mérite-t-elle pas son destin pour avoir été oustachie il y a cinquante ans ? Bref, du moins jusqu’en septembre 1991, l’exécutif français, dans son refus de distinguer l’agresseur de l’agressé dans un conflit qualifié de « guerre de tribus », a défendu l’intégrité d’une fédération morte depuis des mois déjà.

4Avec le même entêtement impulsif, l’Allemagne défend une position diamétra­lement opposée à celle de la France. Apparemment convaincue d’être seule en mesure de comprendre les nouvelles réalités est-européennes, la République fédérale s’est constamment référée à sa propre histoire pour analyser la situation en Yougoslavie. Ainsi, le droit au libre choix politique et à l’autodétermination des peuples, dont ont bénéficié les Allemands de l’Est pour sortir du communisme et s’associer à la RFA, devait aussi être valable pour d’autres, à commencer par les Slovènes et les Croates qui, par le biais de l’indépendance, ont cherché à fuir le communisme serbo-yougoslave. Ce raisonnement s’appuie sur un déterminisme historique propre aux traditions germaniques : unis par la langue, la culture et l’histoire, les deux peuples allemands devaient se (ré)unifier un jour ou l’autre (« es wächst zusammen, was zusammen gehört »). Pour les peuples de Yougoslavie, il en est tout autrement ; tout les sépare : quatre langues au moins, trois religions, deux alphabets et, surtout, deux cultures politiques différentes, (chrétienne‑)démo­cratique au nord, jadis austro-hongrois, communiste chez les orthodoxes du sud, autrefois ottoman. Principal gage de stabilité dans les Balkans pour beaucoup d’Occidentaux, la fédération yougoslave n’était, d’après ce raisonnement, qu’une création artificielle condamnée à disparaître, un accident de l’histoire. Avant même les déclarations d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie du 25 juin 1991, une grande partie de la presse et donc de l’opinion publique d’outre-Rhin s’est ainsi servie d’arguments de base propres au processus de l’unification allemande pour analyser les raisons de l’éclatement de la Yougoslavie. Cependant, l’attitude pro-croate et anti-serbe de la RFA se nourrit beaucoup moins d’antécédents histo­riques que l’on ne l’a cru en France, la plupart des Allemands ignorant souvent l’existence même de l’alliance nazie-oustachie de la seconde guerre mondiale. À l’inverse, auprès de « l’élite politique » de RFA, la Serbie jouit depuis près d’un siècle d’une réputation de fauteur de troubles dans les Balkans, dont le penchant despotique et expansionniste serait une source de menace permanente pour ses voisins d’Europe centrale. D’autres raisons, plus conjoncturelles, expliquent davan­tage les préjugés favorables aux Croates. La proximité des foyers de guerre et surtout les images rapportées par les chaînes de télévision, montrant de façon beau­coup plus intensive qu’en France les bombardements systématiques des villes croates par les forces serbo-fédérales, n’ont pu que révolter une population dont le principal souvenir de guerre est (à tort ou à raison) celui de la destruction des villes allemandes. Mentionnons aussi la formidable pression exercée par un « lobby pro-indépendantiste » fort de près de 700 000 travailleurs immigrés venus de Yougo­slavie, parfaitement intégrés en RFA et presque exclusivement originaires de la Croatie et de la Slovénie, deux républiques de surcroît très ouvertes au tourisme d’outre-Rhin. Enfin et peut-être surtout, la CDU/CSU, formation chrétienne-démo­crate, aussi conservatrice que catholique, semble avoir été séduite par le pouvoir politique né en Slovénie et en Croatie, conservateur et catholique lui aussi et fondé donc sur les mêmes valeurs. Ainsi, le tout-Bonn fut acquis de manière définitive et inébranlable à la cause indépendantiste. Mais, si la RFA avait raison de prendre fait et cause pour un peuple agressé, son soutien aurait gagné à être moins incon­ditionnel, plus compréhensif à l’égard des intérêts légitimes de la minorité serbe en Croatie, discriminée par l’équipe réunie autour du révisionniste Tudjman, et surtout, plus lucide quant à la nature du pouvoir politique installé à Zagreb.

Du dodécaphonisme communautaire

5La guerre des Yougoslaves constituait un double défi pour les Occidentaux. En quête d’une identité propre en matière de défense, la Communauté, demeurée très discrète tout au long de la guerre du Golfe, aurait pu y trouver l’occasion rêvée pour élargir sa marge de manœuvre par rapport aux États-Unis si les Douze avaient su gommer leurs divergences internes. Celles-ci trouvaient leur origine en grande partie dans l’opposition entre Paris et Bonn, très prononcée pendant les premiers mois du conflit yougoslave (juin-septembre 1991). Outre leurs approches diffé­rentes, la gestion occidentale du dossier est-européen constituait le véritable enjeu. Or, depuis les premiers débuts de l’Ostpolitik (celle menée par Willy Brandt) et les doutes exprimés en France sur l’éventuelle « dérive vers l’Est de l’Allemagne » à l’heure de la crise des Euromissiles (1983), mais surtout depuis le démantèlement du rideau de fer, la « question est-européenne » pèse de plus en plus lourd sur l’entente franco-allemande. Au grand dam des Occidentaux, la guerre des Yougo­slaves a permis à l’Allemagne unie, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, de définir à elle seule ses « intérêts nationaux » en Europe et, de plus, d’en imposer les grandes lignes à ses voisins.

6Cet état de fait plaçait la France devant un cruel dilemme. La tentative du repli sur l’Ouest en compensation des incertitudes est-européennes menait droit dans une impasse : elle se traduisait par un réel immobilisme vis-à-vis de l’autre Europe et risquait de laisser le champ libre à l’Allemagne. Celle-ci, au lieu d’être amarrée à l’Ouest, ne pouvait alors qu’interpréter le désintéressement occidental comme une raison supplémentaire de faire cavalier seul en Europe de l’Est. L’insistance avec laquelle Paris prônait l’accélération du processus d’intégration des Douze se heur­tait ainsi à une triple opposition : celle, tout d’abord, de la société française dont la conscience nationale répugne à une intégration trop brutale de la Communauté ; celle des « Est-Européens » ensuite qui revendiquent la solidarité de la Commu­nauté, obligée d’entériner par des actes concrets la nouvelle donne du post-communisme ; celle, enfin, de l’Allemagne, très préoccupée de l’instabilité à l’Est. D’où l’indispensable revirement de la France en ce qui concerne le conflit serbo-croate.

  • 3 Voir le discours de François Mitterrand du 29 février 1992 lors du Colloque au Palais de Chaillot c (...)
  • 4 Pierre Haski, « Les Douze arrivent à saturation », Libération, 8 octobre 1991.

7Tout comme les positions de la France et de l’Allemagne dans la guerre des Yougoslaves, celle de la Communauté a traversé trois phases d’arbitrage distinctes, une donnée qui rappelle l’évidente interdépendance entre l’état des relations franco-allemandes et la santé communautaire. Reproductions fidèles des cacopho­nies enregistrées de part et d’autre du Rhin, les premières réactions des Douze (juin-septembre 1991) au lendemain des déclarations d’indépendance slovène et croate témoignaient parfaitement de l’incompréhension communautaire des réalités yougoslaves. L’insistance sur le maintien d’une fédération yougoslave, devenue le symbole de l’hégémonie serbe, le moratoire de trois mois sur les déclarations d’indépendance imposé aux « sécessionnistes » de Lubljana et de Zagreb et l’impuissance des observateurs occidentaux face à l’agression de l’armée serbo-fédérale traduisaient une ignorance réelle des données de base du conflit : la haine viscérale entre Serbes et Croates, la volonté ferme des Slovènes et des Croates, d’abord, des Macédoniens et des Musulmans, ensuite, de résister à l’agression serbe, de se joindre à l’Europe du Centre, voire à la CEE, enfin la déroute d’une armée « populaire », principal pilier du communisme en Yougoslavie. Pendant ces premiers mois, Bonn et Paris se sont montrés on ne peut plus en désaccord. Dès les premiers coups de feu, l’Allemagne invoquait le respect du droit à l’autodéter­mination des peuples – faisant peu de cas de l’autre principe de base de l’acte final d’Helsinki – le maintien des frontières européennes issues de la seconde guerre mondiale. D’où les critiques acerbes formulées par la France, encore longtemps attachée à la survie de la Yougoslavie. La RFA fut notamment accusée de vouloir créer sur les ruines de la fédération yougoslave un chapelet de petits États qui se tourneraient vers leurs anciens protecteurs. Économiquement peu viables, la multi­plication des « tribus », un terme cher à François Mitterrand3, en Europe centrale y accroîtrait encore le poids de l’Allemagne. Cette politique ne daterait d’ailleurs pas d’aujourd’hui, puisque la Bavière de Franz-Josef Strauss aurait amorcé la désinté­gration de la fédération yougoslave en associant la Slovénie au groupe Alpes-Adria. Bref, avec le retour du spectre « mitteleuropéen » et les références répétées aux deux guerres mondiales, le climat communautaire devenait de plus en plus hystérique. Brandissant jusqu’en septembre 1991 la menace de recourir à une reconnaissance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie, l’Allemagne s’était enfoncée dans un isolement grandissant parmi les Douze. De surcroît, le désaccord entre Européens, et en particulier entre Bonn et Paris, à propos de la Yougoslavie, risquait, à la veille de Maastricht, d’avoir un puissant effet désintégrateur sur la CEE. La tension entre les deux pays avait en effet atteint son paroxysme au mois d’août, lorsque le ministre allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, a annoncé à son « ami », Roland Dumas, son intention de proposer au Conseil des ministres allemands la reconnaissance effective des deux républiques sécessionnistes. En agissant ainsi, « vous renverriez les relations franco-allemandes vingt ans en arrière », aurait alors menacé le chef de la diplomatie française4.

L’interlude franco-allemand

  • 5 « In der Unionsfraktion zeichnet sich eine Änderungshaltung zu Jugoslawien ab », Frankfurter Allgem (...)
  • 6 Voir Paul Fabra, « Mitterrand-Metternich », Le Monde, 5 juillet 1991.
  • 7 Bulletin d’information du Ministère des Affaires étrangères, 20 septembre 1991.

8À l’automne 1991, donc avant Maastricht, l’Allemagne, consciente des consé­quences qu’une telle action aurait pu entraîner, n’a pas encore osé faire cavalier seul. Lors de la visite du chef de l’État dans les cinq Länder de l’ex-RDA, en septembre 1991, Helmut Kohl et François Mitterrand ont travaillé à rapprocher leurs positions. Côté allemand, on a admis ne pas avoir suffisamment pris en compte les conséquences d’une reconnaissance unilatérale, tant sur le plan diplo­matique que sur le plan militaire (où la RFA ne dispose d’aucune marge de manœuvre). Cette concession fut assortie de la promesse d’accorder la priorité à la cohésion des Douze5. La France, de son côté, avait également tempéré certains des postulats de sa politique à l’Est, qualifiée d’ailleurs par une partie de la presse nationale de « politique à la Metternich »6. Au vu de l’échec des assises de Prague, du scandale du veto français contre l’importation dans la CEE de viande bovine en provenance d’Europe centrale, et enfin de l’erreur française d’appréciation du Putsch de Moscou, l’idée commençait à se répandre, en Allemagne, que Paris regrettait la fin du système de Yalta. De même une réorientation de l’Ostpolitik française s’avérait aussi d’autant plus indispensable que la mésentente franco-allemande compromettait tout espoir de voir entériné à Maastricht le projet d’une Union politique et de défense commune, un projet cher à François Mitterrand et à Helmut Kohl. Réunis à Bonn, ces deux derniers ont eu le souci évident de masquer leurs divergences de fond sur la Yougoslavie par la publication des résultats d’un triple compromis réclamant une cohésion politique étroite des douze États mem­bres (c’est-à-dire pas de Sonderweg allemand), le respect du droit à l’autodétermi­nation (et donc l’acceptation des indépendances slovène et croate) et la garantie des droits des minorités concernées (notamment ceux de la minorité serbe en Croatie)7.

  • 8 Yougoslavie / Réponse du ministre d’État à une question d’actualité, Assemblée Nationale, 9 octobre (...)

9Enfin, la position française fut définie. Après avoir indiqué une première fois, le 23 juillet, à Bad Wiessee (RFA) « qu’il était impossible de maintenir une fédéra­tion par la force », le Président de la République reconnaissait désormais explicite­ment le droit à l’autodétermination des peuples8. Ce pas, comparable à un abandon de la Yougoslavie, fut assorti d’une multiplication des initiatives françaises en vue d’une restauration de la paix entre les républiques yougoslaves. Le 27 août 1991, c’est une proposition française, reprise par la délégation allemande, qui instituait la Conférence de la paix dont la présidence fut confiée à Lord Carrington. De même, le 3 septembre 1991, lors d’une réunion des ministres des affaires étrangères de la Communauté, Paris a lancé l’idée d’instaurer une Commission d’arbitrage, confiée à M. Robert Badinter, président du Conseil constitutionnel. Censée fonctionner parallèlement à la Conférence de la paix de La Haye, la Commission d’arbitrage fut chargée d’examiner les différends soumis par les parties en conflit et de rendre ses décisions avant Noël 1991, notamment en ce qui concerne le statut des minorités et des problèmes de frontières à la fois internes et externes de l’ex-Yougoslavie. Enfin, le 19 septembre 1991, une déclaration commune franco-allemande préconi­sait l’envoi, sous les auspices de l’UEO, d’une force d’interposition stationnée à l’intérieur d’une « zone tampon » entre les belligérants et composée de 20 000 soldats et 10 000 hommes en soutien logistique chargés de contrôler l’application du cessez-le-feu et d’empêcher l’extension du conflit.

10Derrière ces initiatives multiples, par le biais desquelles la France se retrouvait à l’avant-scène des problèmes yougoslaves, se cachait un double exercice franco-allemand visant à trouver une solution commune dans les Balkans tout en effec­tuant une opération de sauvetage – in extremis – de la Communauté européenne. Or, la date butoir du rendez-vous de Maastricht à peine passée, la France n’a pu contenir plus longtemps ses divergences de fond avec l’Allemagne à propos de la Yougoslavie. Celles-ci éclatent au grand jour au lendemain de la réunion des ministres des Affaires étrangères des Douze, tenue le 16 décembre 1991 à Bruxelles, et notamment à la veille de Noël, jour de la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par la seule RFA. Que l’Allemagne, qui ne s’estimait plus obligée de respecter une réserve, somme toute imposée contre son opinion publique, ait finalement fait cavalier seul semble lié à toute une série de désaccords entre l’Allemagne d’un côté, la France, la Communauté, mais aussi les États-Unis de l’autre.

Le final de l’après-Maastricht

  • 9 Une analyse précise de la répartition des différentes nationalités yougoslaves vivant en Croatie es (...)

11Le jugement porté par les autorités de Bonn et l’opinion publique allemande sur l’action de la conférence de paix présidée par Lord Carrington fut sans merci : qu’elle ait fait signer par les belligérants quelque quatorze accords de cessez-le-feu n’a cependant pas empêché la Croatie de perdre entre temps un tiers de son territoire majoritairement non-serbe (notamment la Slavonie et la Baranja croates où la population serbe fut décidément minoritaire – moins de 25 %)9, sans parler des destructions massives et des actes de barbarie, perpétrés par l’armée serbo-fédérale. Selon Bonn, Lord Carrington aurait fait la part trop belle à la Serbie, d’où la nécessité d’une reconnaissance unilatérale. De même, l’offre d’une intervention militaire sous la bannière de l’UEO, lancée par Paris et Bonn, a été déclinée par une majorité des pays membres, dont les Britanniques en particulier, peu enclins à doter la CEE d’une défense commune susceptible de diminuer le rôle de l’OTAN. La nécessité de saisir l’ONU et de préparer l’envoi des casques bleus en Yougo­slavie constituait non seulement un revers diplomatique cuisant pour Paris et Bonn, mais a fini par convaincre les plus hésitants parmi les responsables d’outre-Rhin de l’inefficacité communautaire dans cette affaire. La confiance allemande en la mission de Lord Carrington en a d’autant plus pâti.

  • 10 « Concrétisant une proposition faite à Maastricht par François Mitterrand, cette doctrine indique n (...)

12Que Maastricht n’ait pas vu l’émergence, au grand dam de la RFA, d’une Union politique où le vote majoritaire deviendrait la règle, n’est peut-être pas étranger à la brutalité avec laquelle le gouvernement de Bonn a imposé le principe, voire de facto la procédure et la date, de la reconnaissance des républiques indépendantistes. Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1991, à Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères des Douze ont frôlé la rupture à propos du dossier yougoslave avant de trouver, en dernier recours, une formule de compromis. Celle-ci prévoyait une procédure en deux étapes, la première le 23 décembre 1991, la deuxième le 15 janvier 1992, de reconnaissance conditionnelle des républiques yougoslaves désirant accéder à l’indépendance – la Croatie, la Slovénie, mais aussi, éventuelle­ment, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine. Dans une dernière tentative pour sauver les apparences (de l’hypothétique « esprit de Maastricht »), M. Roland Dumas a présenté comme un premier exercice d’application de la politique étrangère et de sécurité commune décidée à Maastricht ce qui fut en fait un réel échec pour la Communauté. Certes, les Douze ont approuvé à l’unanimité une sorte de doctrine pour la reconnaissance des États est-européens, une doctrine initiale­ment formulée par la France au sommet de Maastricht, mais présentée à Bruxelles comme une proposition franco-allemande10.

  • 11 Europolitique n° 1730, 18 décembre 1991.
  • 12 Bulletin d’information du Ministère des Affaires étrangères, 7 novembre 1991.
  • 13 Le Monde, 1er décembre 1991.
  • 14 Claire Trean, « La France s’apprête à ne reconnaître que la Slovénie », Le Monde, 16 janvier 1992.

13Or, à peine mis au point ce compromis donnait déjà lieu à des interprétations différentes. Le débat, où émergeait une Allemagne de plus en plus isolée, certes, mais sûre de défendre la bonne cause, se cristallisait sur les dates et la question de l’automaticité de la reconnaissance. À l’heure où les combats firent rage en Croatie, l’Allemagne, soutenue par la Belgique et le Danemark plaidait pour que la reconnaissance par les Douze prenne date au plus tard le 23 décembre, tandis que la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Irlande et le Luxembourg réclamaient un délai plus long, jusqu’à la fin du mois de janvier, le temps de laisser à la Commis­sion d’arbitrage le temps d’émettre son jugement et à l’ONU de poursuivre ses négociations de paix11. Cette querelle intercommunautaire masquait en effet encore une autre divergence franco-allemande. Paris posait au moins trois conditions à la reconnaissance : celle de la situation sur le terrain, c’est-à-dire que les armes se soient tues (ce qui ne pouvait qu’encourager l’armée serbo-fédérale à poursuivre son agression), celle de la garantie des droits des minorités (Paris faisait valoir que les Serbes n’envisagent pas de vivre sous domination croate12), enfin celle des frontières intérieures (François Mitterrand reste hostile à la thèse allemande de ne pas les modifier13). Pour Bonn la reconnaissance immédiate avait la priorité absolue afin de stopper l’avancée serbe en Croatie (les combats ont repris malgré la recon­naissance) et de faire garantir par la communauté internationale les frontières actuelles de la Croatie (une garantie largement hypothétique, notamment pour ce qui concerne la Krajina). Quant à la question des minorités, la RFA refuse de traiter du seul sort de la minorité serbe en Croatie et met aussi l’accent sur la question des communautés albanaise et musulmane de Serbie. Ces divergences de fond, réappa­rues après Maastricht, pesaient évidemment sur la question de l’automaticité de la reconnaissance en fonction du jugement émis par la Commission d’arbitrage. Proposée par la France, la doctrine de reconnaissance avait aux yeux de François Mitterrand l’avantage de fournir un cadre de référence objectif pour tenter d’éviter que les Douze, politiquement divisés sur la reconnaissance des républiques yougo­slaves, ne réagissent en ordre dispersé14. Or, tout « genscherien » qu’il fut, le ministre allemand, bien qu’il ait approuvé la doctrine de reconnaissance, n’a pas pu donner l’assurance, le 16 décembre, que son gouvernement renoncerait également à sa liberté d’action. Étant donné les divergences de fond entre Paris et Bonn sur le dossier serbo-croate, le gouvernement Kohl refusait de se lier les mains en cas d’avis négatif des juristes, préférant mettre ses partenaires, le 23 décembre 1991, devant le fait accompli.

Postlude occidental

14Face à la tragédie de l’ex-Yougoslavie et, tout particulièrement, du peuple musulman de Bosnie, la « brouille » franco-allemande de l’automne 1991 a perdu beaucoup de son acuité. Plusieurs événements ont permis à Bonn et à Paris d’har­moniser leurs perceptions et d’accorder leurs positions.

  • 15 Michel Colombes, Le Point, 22 février 1992.

15Tout d’abord, la « nouvelle Allemagne » a payé cher son entêtement procroate, qui s’est avéré une véritable victoire à la Pyrrhus. Rarement aussi isolée depuis 1949 et, somme toute, pour un enjeu mineur, la RFA s’est imposée contre la volonté explicite de la CEE, des États-Unis et des Nations-Unies, suscitant, à la stupéfaction de Bonn, des réactions « mordantes » de la part de ses partenaires. Si l’on se fie à la presse occidentale, l’affaire yougoslave s’intégrerait parfaitement dans un ensemble d’actions qualifié par beaucoup d’Allemands comme « l’expres­sion de leurs intérêts nationaux » mais que leurs partenaires et voisins perçoivent comme les signes tangibles et nombreux d’un retour à l’hégémonisme allemand : actions unilatérales en Europe de l’Est, hausse des taux d’intérêts de la Bundes­bank, campagne feutrée pour obtenir un siège au Conseil de sécurité, sans parler de la querelle interallemande sur l’abandon du Deutschemark et la construction européenne15. La Slovénie et la Croatie une fois reconnues, l’Allemagne a jugé nécessaire pour son « image à l’étranger » et vis-à-vis en particulier de ses princi­paux partenaires de faire preuve d’une plus grande retenue dans l’affaire balka­nique et d’une position plus nuancée à l’égard des responsables croates. Cela fut finalement d’autant plus facile à mettre en œuvre que la guerre des Serbes contre la Croatie s’est grandement atténuée dès les premiers mois de l’année 1992 pour céder le pas à la guerre en Bosnie-Herzégovine. Or, si dans cette république les populations civiles musulmane et croate sont en effet les principales victimes de la « purification ethnique » chère à Belgrade, ce concept semble également avoir séduit une partie des Croates de la Herzégovine occidentale, et cela avec l’aval du président Tudjman. Bonn ne peut donc plus distinguer, de façon quelque peu sommaire, « les bons des méchants », et soutenir aveuglément la Croatie. Enfin et peut être surtout, l’action des Occidentaux dans le cadre de la tragédie de l’ex-Yougoslavie ne peut se limiter davantage à une simple reconnaissance diploma­tique. Il s’agit de savoir si les Occidentaux sont acculés ou non à l’intervention par la force pour empêcher l’extermination des Musulmans yougoslaves et arrêter l’expansion territoriale serbe. Sur cette question, dont l’OTAN et surtout l’ONU sont davantage en charge que la CEE, l’Allemagne n’a aucune influence faute de pouvoir participer à des actions militaires « hors zone » et n’ayant pas voix au chapitre dans les délibérations du conseil de sécurité de l’ONU.

  • 16 Voir interview avec François Heisbourg, Le Nouvel Observateur, 20-26 août 1992, p. 40.

16L’ensemble de ces raisons pousse le gouvernement de Bonn à une plus grande retenue à la fois politique et verbale et lui fait adopter une position qui le rapproche à nouveau de Paris. Cependant le changement de perception n’est pas le fait de la seule RFA. En France aussi, les sympathies pour l’ex-allié historique appartiennent désormais au passé tant les crimes commis par la Serbie ont suscité le dégoût de toute la classe politique française. La compréhension affichée à l’égard de Belgrade au début de la crise par la France fut d’ailleurs assez mal perçue par le monde musulman qui s’indignait à juste titre des sympathies pro-serbes à l’Ouest et surtout de l’indifférence occidentale quant au martyre des Musulmans bosniaques. Côté français, comme en Allemagne, une plus grande retenue vis-à-vis des alliés de jadis s’est avérée de mise, et cela d’autant plus qu’à Paris, et encore moins à Bonn, personne n’est prêt à envoyer ses soldats mourir pour Sarajevo. Aussi, on ne peut exclure que l’entente retrouvée entre Occidentaux sur le dossier de l’ex-Yougo­slavie traduit, en ce qui les concerne et non sans une certaine ambiguïté, voire du cynisme, « que l’affaire est déjà réglée, que les Serbes ont réussi leur coup et qu’il faut en prendre acte, une situation semblable à celle de Chypre »...16.

17Or, il est probable que l’entente entre Bonn et Paris sur le dossier balkanique ne soit que transitoire. En effet, loin de constituer un exercice de Realpolitik, la prudence, sinon la résignation des Occidentaux risque fort de faire resurgir les désaccords franco-allemands de l’automne 1991. Car, comment, une fois la guerre finie, traiter avec une Grande Serbie, dont l’importance « géostratégique » en fait un acteur incontournable dans les Balkans mais dont la naissance et l’affirmation en tant que puissance régionale doivent tout à la violation des principes les plus élémentaires de la civilisation européenne ? Comment, une fois la guerre finie, traiter avec une Croatie amputée certes de la moitié sud de son territoire, mais qui a fait main basse sur une partie de la Herzégovine préalablement « nettoyée » ? Com­ment traiter avec des dirigeants responsables de crimes de guerre ? Comment, enfin, éviter que les stratégies serbe comme croate ne deviennent des modèles pour d’autres États est-européens soit insatisfaits du tracé de leurs frontières, soit « inquiets » du sort réservé à leurs compatriotes vivant chez le voisin, soit « provo­qués » par le comportement de minorités nationales vivant sur leur sol et qui ont le tort d’aspirer à de plus larges autonomies que celles qui leur sont accordées ?

18Éludés par la « gestion de la crise yougoslave », tous ces problèmes risquent de resurgir dans les mois à venir et de confronter l’Ouest à des imbroglios inextri­cables. Redevenus « fréquentables » Serbes et Croates chercheront sans doute à se regrouper à nouveau autour de leurs alliés d’autrefois ce qui diviserait une fois encore les Occidentaux, tentés, comme toujours dans l’histoire, de contrebalancer quelque peu une Allemagne, dont l’analyse concernant les problèmes de sécurité de son voisinage est-européen ne font pas toujours l’unanimité à l’Ouest.

Notes

1 Bulletin d’information du Ministère des Affaires étrangères, 24 mai 1991.

2 Voir notamment : Paul Garde, Vie et Mort de la Yougoslavie, Fayard 1992.

3 Voir le discours de François Mitterrand du 29 février 1992 lors du Colloque au Palais de Chaillot consacré au thème Les tribus et l’Europe.

4 Pierre Haski, « Les Douze arrivent à saturation », Libération, 8 octobre 1991.

5 « In der Unionsfraktion zeichnet sich eine Änderungshaltung zu Jugoslawien ab », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20 septembre 1991.

6 Voir Paul Fabra, « Mitterrand-Metternich », Le Monde, 5 juillet 1991.

7 Bulletin d’information du Ministère des Affaires étrangères, 20 septembre 1991.

8 Yougoslavie / Réponse du ministre d’État à une question d’actualité, Assemblée Nationale, 9 octobre 1991.

9 Une analyse précise de la répartition des différentes nationalités yougoslaves vivant en Croatie est fournie par Paul Shoup, « The Future of Croatia’s Border Regions », in : RFE/RL Report on Eastern Europe, 29 novembre 1991.

10 « Concrétisant une proposition faite à Maastricht par François Mitterrand, cette doctrine indique notamment que les États candidats à la reconnaissance de la CEE devront :

1) respecter les dispositions des Nations unies et de l’acte final d’Helsinki ayant trait à l’État de droit, à la démocratie et aux droits de l’homme ;

2) garantir les droits des groupes ethniques et nationaux, ainsi que des minorités ;

3) respecter l’inviolabilité de toutes les frontières, lesquelles ne pourront être modifiées que par des moyens pacifiques et par commun accord ;

4) reprendre à leur compte les engagements précédemment souscrits qui concernent le désarme­ment et la non-prolifération nucléaire ainsi que la sécurité et la stabilité régionale », citation du journal Le Monde, « L’indépendance des républiques yougoslaves », 18 décembre 1991.

11 Europolitique n° 1730, 18 décembre 1991.

12 Bulletin d’information du Ministère des Affaires étrangères, 7 novembre 1991.

13 Le Monde, 1er décembre 1991.

14 Claire Trean, « La France s’apprête à ne reconnaître que la Slovénie », Le Monde, 16 janvier 1992.

15 Michel Colombes, Le Point, 22 février 1992.

16 Voir interview avec François Heisbourg, Le Nouvel Observateur, 20-26 août 1992, p. 40.

Auteur

De nationalité allemande, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et titulaire d’un DEA d’études soviétiques. Attaché à l’Ifri, d’abord en tant que chargé de recherche sur la politique de sécurité de l’URSS, il assume désormais la fonction de Secrétaire général du Comité d’étude des relations franco-allemandes. En outre, il se consacre aux questions balkaniques. Récemment, il a publié en collaboration avec Françoise Nicolas un ouvrage intitulé L’Allemagne : vers une nouvelle hégémonie ? Dunod, juin 1992.

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