Le rôle du couple franco-allemand dans la création et le développement des Communautés européennes
p. 24-53
Note de l’auteur
Texte publié dans : Picht (Robert), Wolfgang Wessels (Hrsg.), Motor für Europa ? Deutsch-französischer Bilateralismus und europäische Integration. Le couple franco-allemand et l’intégration européenne, Bonn, Europa Union Verlag, 1990, p. 69-119.
Texte intégral
1« De la même manière que l’Europe a fourni le cadre nécessaire à la réconciliation franco-allemande, cette entente a été et elle continue d’être à la fois la condition préalable, la base et le moteur du processus d’unification », déclarait le chancelier Kohl, le 22 janvier 1988, lors des cérémonies du 25e anniversaire du Traité franco-allemand de coopération. Le président Mitterrand précisait : « Il n’y a pas d’axe franco-allemand. Il y a en revanche une volonté forte à Paris et à Bonn de mettre en commun nos ambitions et nos moyens pour faire avancer l’Europe ».
2Il est certain que, sans bons rapports entre la France et l’Allemagne, il ne pourrait y avoir de Communauté européenne. Ces bons rapports sont-ils toutefois suffisants pour faire progresser l’intégration ? La volonté politique, maintes fois affirmée, permet-elle de surmonter les divergences de conceptions et d’intérêts ? L’accord franco-allemand, lorsqu’il se manifeste, est-il capable d’entraîner l’adhésion des autres partenaires ? Autrement dit, existe-t-il vraiment une « locomotive » franco-allemande, moteur des Communautés européennes, ou ne s’agit-il que d’un « mythe » ? Les manifestations de bonne volonté européenne et l’attachement à l’acquis communautaire vont-elles jusqu’à la définition et la mise en œuvre d’un « grand dessein » franco-allemand pour le développement des Communautés et la mise en place d’un projet d’Union européenne ?
3Pour essayer de répondre à ces questions, il peut être éclairant d’analyser les principales étapes de la construction européenne et d’essayer de dégager d’éventuelles constantes. Pour apprécier le degré de convergence des politiques européennes de la France et de l’Allemagne fédérale, il conviendra de tenir compte de nombreux facteurs : la place de la politique européenne dans l’ensemble de la politique extérieure de chacun des deux pays, les conceptions de l’Europe (supranationale ou de la coopération entre états, « atlantique » ou « européenne », à six ou élargie), les structures et les intérêts économiques nationaux, la situation des relations internationales politiques et économiques, la conjoncture intérieure de chacun des pays, le rôle essentiel des personnalités dirigeantes. Il faudra, d’autre part, replacer l’action franco-allemande dans le milieu communautaire, où interviennent également les autres pays membres et les institutions indépendantes – en particulier la Commission avec son rôle de proposition au Conseil des Ministres – les décisions étant souvent la résultante de multiples forces antagonistes. Dans ces conditions, il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui est imputable à chacun des acteurs.
Deux grandes périodes
4Les quarante années qui se sont écoulées depuis le début de la réconciliation franco-allemande et des Communautés européennes peuvent être divisées en deux grandes périodes : celle des Six, de 1950 à 1969, où la France et l’Allemagne sont les deux partenaires les plus importants qui, lorsqu’ils sont d’accord, pèsent d’un poids décisif, et celle de la Communauté élargie qui a commencé pratiquement dès 1970 avec le début de la négociation d’adhésion de la Grande-Bretagne. L’accroissement du nombre de membres, à neuf, puis à dix, puis à douze a certes relativisé le poids du couple franco-allemand dans les Communautés, mais moins qu’on ne l’aurait cru, en raison même de la politique de réserve menée par la Grande-Bretagne.
5À l’intérieur de chacune de ces grandes périodes, on doit distinguer des épisodes successifs, en fonction de la conjoncture et, surtout, des personnalités au pouvoir en France et en Allemagne.
Dans le cadre de l’Europe des Six, c’est d’abord la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, grâce à l’accord de Robert Schuman et de Konrad Adenauer, point de départ de la réconciliation franco-allemande et de la construction communautaire. Mais la Communauté Européenne de Défense et la Communauté Européenne qui devaient suivre ne se matérialisèrent pas, à cause du refus français, alors que l’Allemagne y était favorable.
La « relance européenne » qui suivit à partir de 1955 ne fut pas une initiative franco-allemande, mais bénéluxienne. Elle se concrétisa cependant grâce à l’accord des deux pays, la France obtenant l’Euratom et l’Allemagne le Marché Commun général, par les traités de Rome de 1957.
Le Général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, s’entendit très étroitement avec le chancelier Adenauer pour faire progresser la Communauté économique Européenne, mais l’accord entre les deux hommes sur une union politique de type confédéral, ne réussit pas à entraîner les autres partenaires.
Après la retraite d’Adenauer, le chancelier Erhard se montra beaucoup moins disposé à épouser les conceptions du Général de Gaulle. Les divergences de politique extérieure s’accentuèrent. Si la volonté subsista de part et d’autre d’achever l’union douanière et la politique agricole commune en 1968, l’entente n’était plus suffisante pour aller au-delà.
Après le départ du Général de Gaulle, le président Pompidou dut consentir à l’élargissement de la Communauté. Cette « relance » se fit sur la base d’un accord entre Paris, qui levait le veto à l’entrée de la Grande-Bretagne, et Bonn, qui acceptait le règlement financier de la politique agricole. Mais les différences de conceptions entre le président Pompidou et le chancelier Brandt ne permirent pas de réaliser l’Union économique et Monétaire qui paraissait indispensable. Pompidou, d’autre part, cherchait à contrebalancer le poids croissant de l’Allemagne, forte de son économie et de sa monnaie, en se rapprochant du gouvernement britannique d’Edward Heath.
à partir de 1974, le président Giscard d’Estaing en France et le chancelier Schmidt en Allemagne fédérale resserrèrent progressivement leurs rapports, alors que le gouvernement travailliste remettait en cause les conditions de son adhésion. L’impulsion franco-allemande se manifesta par la relance institutionnelle, le rapprochement des politiques économiques et la création du Système Monétaire Européen.
Le président Mitterrand, élu en 1981, s’éloigna d’abord de la ligne de son prédécesseur en minimisant l’importance, dans la Communauté, de la coopération franco-allemande et, surtout, en pratiquant une politique économique et financière incompatible avec celle de ses partenaires. Puis, à partir de 1983, il adapta la politique économique française aux contraintes du Marché Commun et mit à nouveau l’accent sur la nécessaire coopération franco-allemande dans tous les domaines y compris la défense. Cette tendance fut accentuée à partir de mars 1986 par la nouvelle majorité parlementaire dans le cadre de la « cohabitation ». L’entente franco-allemande joua un rôle non exclusif mais important dans l’adoption et la mise en œuvre de l’Acte Unique européen pour la réalisation du grand marché intérieur.
I. La communauté à Six
6Dans le cadre géographiquement limité de l’Europe des Six, il était naturel que les deux partenaires les plus importants aient joué un rôle décisif, dynamique, lorsqu’ils étaient d’accord, paralysant, dans le cas contraire. Les autres partenaires, tout en participant activement et sans être dominés, devaient néanmoins tenir compte de cette situation de fait2.
7Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, le problème de la construction de l’Europe et celui des rapports franco-allemands se trouvaient étroitement liés. Les mouvements européens estimaient que le relèvement pacifique de l’Allemagne ne pourrait se faire que dans le cadre d’une Europe organisée. Or celle-ci ne serait réalisable que si les Français et les Allemands se réconciliaient. Au début de 1950, les institutions européennes existantes (Organisation Européenne de Coopération économique, Conseil de l’Europe) apparaissaient insuffisamment fortes pour pouvoir encadrer la nouvelle République Fédérale. L’Assemblée Nationale française, le 24 novembre 1945, demandait « la création d’organisations européennes dotées de pouvoirs réels dans lesquelles les rapports des nations européennes avec l’Allemagne pourraient être normalisés ». Alors que le Général de Gaulle et ses fidèles préconisaient, comme préalable à la construction de l’Europe, « un accord direct sans intermédiaire, entre le peuple français et le peuple allemand, à supposer naturellement que cet accord soit possible », Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, affirmait :
« Un tête-à-tête entre la France et l’Allemagne supposerait une confiance mutuelle qui, bien qu’elle puisse inspirer des individus, n’existe pas encore dans l’opinion publique ... Nous ne pouvons le créer qu’en coopérant dans un cadre plus large ... où existera un élément de confiance. »
8De son côté, le chancelier Adenauer, ardent partisan d’une Europe unie, recherchait d’abord l’amélioration des rapports franco-allemands, très tendus à cause de la politique française en Sarre. Dans une interview accordée à un journaliste américain, il n’hésita pas à proposer le 9 mars 1950, l’unification complète de la France et de l’Allemagne, en commençant par « une union douanière et un parlement douanier analogue à celui qui unifia l’Allemagne après les guerres de Napoléon ». Les gouvernements travailleraient avec ce parlement économique pour l’unification complète des deux pays. Le Général de Gaulle lui fit écho dans une déclaration emphatique :
« Si l’on ne se contraignait pas à voir les choses froidement, on serait presque ébloui par la perspective de ce que pourraient donner ensemble la valeur allemande et la valeur française, celle-ci prolongée par l’Afrique ... En somme, ce serait reprendre sur des bases modernes, économiques, sociales, stratégiques, culturelles l’entreprise de Charlemagne ... De l’avenir des relations franco-allemandes dépend le sort de l’Europe ».
Succès de la CECA (1950-1951)
9Le gouvernement français ne réagit pas à ces propositions, qui d’ailleurs n’avaient pas été faites officiellement. Il estimait que l’opinion française, cinq ans seulement après la fin de la guerre, n’admettait pas l’idée d’un parlement franco-allemand, que l’économie française serait menacée par une union douanière complète avec l’Allemagne. Mais il fallait répondre à la bonne volonté du chancelier Adenauer. C’était à la France de faire une proposition. D’où la déclaration révolutionnaire, le 9 mai 1950, de Robert Schuman, inspiré par Jean Monnet, offrant à la République fédérale d’entrer, à égalité de droits avec la France, dans une communauté européenne supranationale, limitée pour commencer au charbon et à l’acier, et ouverte à l’adhésion d’autres pays. Le chancelier Adenauer accepta d’enthousiasme3. L’Italie et les pays du Bénélux, désireux de construire l’Europe, mais aussi soucieux d’éviter la formation d’un bloc franco-allemand qu’ils ne pourraient influencer, préférèrent s’y joindre. La Grande-Bretagne ayant décidé de rester à l’écart, c’est l’Europe des Six qui se trouva ainsi constituée sur la base du rapprochement franco-allemand.
10Pour chacun des deux pays, l’intérêt politique était considérable. La France, en changeant radicalement sa politique allemande, amorçait la réconciliation avec l’ennemi héréditaire, tout en évitant le tête-à-tête prématuré et en posant les fondements d’une Europe intégrée. Elle sacrifiait une partie de sa souveraineté au profit d’une autorité supranationale afin d’éviter que la République fédérale ne retrouvât un jour, sans contrôle, la totalité de la sienne. Elle renonçait à une politique de discrimination à l’égard de l’Allemagne devenue de plus en plus irréaliste et choisissait de s’intégrer avec celle-ci sous une autorité commune. Elle anticipait la disparition prévisible de l’Autorité Internationale de la Ruhr pour mettre en place un système qui permettrait de maintenir l’accès au charbon de la Ruhr, indispensable à la sidérurgie française, et d’éviter la reconstitution de concentrations dangereuses de l’industrie lourde allemande. De son côté, l’Allemagne fédérale obtenait l’égalité des droits au sein de la Communauté européenne et commençait à sortir de sa situation d’infériorité. C’était un succès politique et moral considérable. C’était l’ancrage de l’Allemagne de l’Ouest dans l’Europe occidentale et un gage de stabilité donné à la jeune démocratie de Bonn. Schuman et Adenauer, pour des raisons politiques fondamentales, en dépit de vives résistances qui se manifestaient dans leurs pays respectifs, menèrent à bien la création de la CECA, malgré les réticences de certains partenaires, en particulier de la Belgique et des Pays-Bas qui, inquiets d’une éventuelle domination franco-allemande dans la Communauté, insistaient pour que les décisions fussent prises par un Conseil des Ministres national de style classique. Walter Hallstein, chef de la délégation allemande, appuya fortement Jean Monnet, qui était véritablement le « moteur » de la négociation, dans la défense de la supranationalité. Finalement, un Conseil spécial des Ministres fut créé qui s’intégrait au mécanisme communautaire sans trop limiter les possibilités d’action de la Haute Autorité. La France et l’Allemagne seraient à égalité au sein des institutions communautaires, ce qui était essentiel pour Bonn. La pondération des voix au Conseil ne permettait toutefois pas à la France et à l’Allemagne réunies d’imposer leur volonté à l’ensemble des autres partenaires ni d’être minorisées par eux. La France et l’Allemagne donneraient l’impulsion mais n’exerceraient pas de domination.
11Quant aux aspects techniques de la CECA, ils avaient été, au cours de la négociation, subordonnés aux objectifs politiques. Monnet avait à cet égard reçu l’appui complet d’Hallstein qui déclarait, le 3 juillet :
« Le gouvernement allemand réaffirme que le Plan Schuman revêt en premier lieu une importance politique. Dans cette perspective les problèmes économiques, si considérables soient-ils, n’occupent qu’une place secondaire : on leur trouvera toujours une solution. C’est pourquoi la délégation allemande adresse à tous les membres de cette conférence l’appel urgent de subordonner les intérêts économiques au grand but politique »4.
12C’est avec la mise en application du Traité, à partir d’août 1951, qu’apparurent les difficultés de concilier des intérêts souvent opposés, en particulier entre Français et Allemands. Jean Monnet, président de la Haute Autorité, se félicitait du choix comme vice-président de Franz Etzel par Adenauer qui « plaçait au-dessus de tout le souci de l’amitié franco-allemande » et était convaincu que leur « accord serait indispensable à la réussite de l’entreprise »5. Monnet associa étroitement Etzel à son action et ne prenait aucune décision sans le consulter. L’application du Traité fut néanmoins difficile et parfois retardée par des divergences d’intérêts entre la France et l’Allemagne sur les taxes indirectes, les tarifs de transports Ruhr-Lorraine, les prix de vente, les concentrations6. Certes, la CECA fut le « laboratoire » où Français et Allemands apprirent à travailler ensemble, mais ce fut aussi un terrain d’affrontement. De très vives critiques s’élevaient dans chacun des deux pays, accusant la Haute Autorité de favoriser l’autre. La CECA à ses débuts paraissait plus profitable aux Allemands, ce qui incitait les Français à durcir leur position sur la Sarre et à exiger la canalisation de la Moselle, d’où l’irritation des Allemands.
13Dans ces conditions, le « moteur » de la CECA fut moins l’accord franco-allemand, qui avait joué un rôle décisif dans sa création, que les institutions elles-mêmes de la Communauté et surtout la Haute Autorité et ses président successifs, Jean Monnet d’abord, puis à partir de juin 1955, René Mayer, dans un style différent, mais avec la même ténacité à mettre le Traité en application7. Ce sera largement réalisé à la fin de la période transitoire en 1957, mais à ce moment l’intérêt politique de la CECA diminuera beaucoup aux yeux des gouvernements de Paris et surtout de Bonn, désormais plus intéressés par les Traités de Rome.
Échec de la CED (1950-1954)
14Entre-temps s’était produit l’échec de la Communauté Européenne de Défense dont le Traité avait cependant répondu au choix des dirigeants français et allemands devant la volonté américaine de recruter des soldats allemands. La France ne voulait à aucun prix voir renaître une armée nationale allemande, d’où le Plan Pleven du 24 juin 1950, inspiré par Jean Monnet et proposant, sur le modèle du Plan Schuman, une communauté Européenne de Défense. De son côté, Adenauer ne souhaitait pas la reconstitution d’une armée nationale et refusait la proposition américaine de contingents allemands au sein de l’OTAN, qui n’aurait pas permis à la République fédérale de bénéficier de l’égalité des droits. La proposition française répondait exactement à ses vœux. L’entente franco-allemande allait permettre d’établir le traité de CED, avec la participation des autres partenaires de la CECA qui, une fois encore, ne voulaient pas rester à l’écart, mais manifestaient des réticences, ne disposant pas eux-mêmes d’un potentiel militaire très élevé : l’armée européenne ainsi conçue aurait été essentiellement franco-allemande. Schuman et Adenauer étaient également d’accord pour donner à la CED un prolongement politique et firent préparer un projet de Communauté Politique Européenne.
15Mais l’opposition s’était développée en France contre le Traité de CED, qui fut finalement rejeté par l’Assemblée Nationale, le 30 août 1954. Ce revirement s’expliquait par le souci de ne pas porter atteinte à la souveraineté de la France et à l’unité de son armée, et surtout par la crainte d’une supériorité militaire allemande au sein de l’armée européenne, alors que la France était engagée en Indochine et que la Grande-Bretagne se tenait à l’écart. Cette dernière fit adopter une solution de rechange avec les Accords de Paris du 23 octobre 1954 : une armée nationale allemande dans le cadre de l’OTAN et la création de l’Union de l’Europe Occidentale (les Six plus la Grande-Bretagne) destinée à contrôler le niveau des armements sur le continent européen.
16Le rejet de la CED a constitué une crise grave dans les rapports franco-allemands et dans la construction européenne. Pour Adenauer, qui avait déjà fait ratifier le traité, le coup était très dur. Sa politique paraissait compromise. En Allemagne fédérale, le vote de l’Assemblée Nationale était considéré autant comme anti-allemand qu’anti-européen. Certes la RFA retrouvait sa souveraineté militaire, mais la totalité de ses forces armées devait être intégrée à l’OTAN et la création de l’UEO était manifestement destinée à surveiller son réarmement. Les relations franco-allemandes se trouvèrent altérées, avec un regain de nationalisme en France et en Allemagne et l’affaiblissement des positions de ceux qui, dans les deux pays, travaillaient au rapprochement franco-allemand et à l’intégration européenne.
La « relance » européenne de 1955
17La voie de l’Europe politique et militaire étant désormais fermée, la relance nécessaire de la construction communautaire ne pouvait se faire que sur le terrain économique. Cette fois, l’initiative ne vint ni de la France ni de l’Allemagne : la première était désormais peu crédible et réticente, la seconde, déçue et méfiante, attendait que l’autre ratifiât d’abord les Accords de Paris. Ce sont les pays du Bénélux, sous l’impulsion de Jean Monnet, qui firent les propositions déclenchant le processus de la relance avec la Conférence de Messine (1er-2 juin 1955)8. Les dirigeants français, au lendemain de l’échec de la CED, avaient cependant eu la préoccupation de sauvegarder les rapports franco-allemands. Les Accords de la Celle-Saint-Cloud, du 26 octobre 1954, entre Mendès-France et Adenauer prévoyaient le développement des échanges commerciaux et de la coopération culturelle, ainsi que des associations d’entreprises en Europe et Outre-Mer. On estimait à Bonn qu’il s’agissait d’un « programme de coopération franco-allemande d’une ampleur sans précédent ». Mendès-France, encore président du Conseil, fit un voyage à Bonn le 14 janvier 1955 et rétablit de bonnes relations avec le chancelier Adenauer. Son successeur Edgar Faure continua dans la même ligne : Antoine Pinay, ministre des Affaires étrangères, se rendit à Bonn les 29-30 avril pour régler avec le chancelier Adenauer le contentieux franco-allemand (question sarroise, canalisation de la Moselle, échanges économiques entre les deux pays) et pour donner une impulsion nouvelle à la « coopération européenne » (transports, recherche et utilisation de l’énergie nucléaire) sans préciser dans quel cadre. Ce resserrement des rapports franco-allemands éveilla quelques craintes dans les pays du Bénélux et aussi en Italie, de voir se renforcer cette coopération bilatérale aux dépens des intérêts des autres pays, ce qui rendait d’autant plus nécessaire une relance multilatérale entre les Six.
18Dans quel domaine ? à cet égard les divergences étaient profondes entre la France et l’Allemagne. Les Français tenaient avant tout à une Communauté Européenne de l’énergie atomique, imaginée par Jean Monnet et Louis Armand, pour l’utilisation industrielle du nucléaire, secteur intégré avec de fortes institutions inspirées de la CECA. Mais les Allemands n’étaient pas intéressés. Ayant recouvré leur souveraineté, ils ne désiraient pas en déléguer à nouveau une partie à une autorité supranationale. Ils étaient hostiles à toute extension du « dirigisme » supranational et à tout ce qui restreindrait la liberté d’action des entreprises (celles d’électricité relevaient du secteur privé en Allemagne). Enfin, ils estimaient que l’intégration sectorielle était désormais insuffisante et qu’il s’agissait maintenant, comme le proposaient les pays du Bénélux, d’ouvrir un marché commun général. Mais ce dernier était considéré en France par les professionnels et les administrations comme très dangereux, compte tenu des habitudes françaises de protectionnisme et de recours à l’état, de la lourdeur des charges fiscales et sociales, de la fragilité de la monnaie. La méthode sectorielle était la seule acceptable.
19Jean Monnet comprit très vite que, pour sortir de l’impasse, il fallait lier les deux projets : l’Allemagne accepterait l’Euratom pour avoir le Marché Commun, la France se résignerait au Marché Commun pour avoir l’Euratom. Ainsi l’opposition des intérêts ne serait pas un obstacle à la relance. Bien au contraire, leur complémentarité serait un élément de dynamisme. La synthèse se ferait dans le cadre communautaire, avec l’Italie et les pays du Bénélux. La « relance » comporterait deux volets : l’Euratom et le Marché Commun. La France et l’Allemagne, qui n’avaient pas pris l’initiative de la relance, en conditionnaient cependant les modalités, étant les deux partenaires les plus importants, la France dans le domaine nucléaire, l’Allemagne fédérale sur le plan économique. Cela apparut bien au cours de la négociation.
Euratom et Marché Commun (1957)
20Dans la négociation sur Euratom, dont le principe était accepté, la France, en ce qui concerne les modalités, se heurta à la réticence de ses partenaires et en particulier de l’Allemagne9. Adenauer y était favorable pour des raisons politiques (faire progresser l’intégration européenne), mais l’opposition était vive de la part d’Erhard, ministre de l’économie, hostile à tout « dirigisme », comme les dirigeants industriels, et de Strauss, titulaire du tout récent ministère de l’énergie atomique, qui préférait rattraper le retard nucléaire de la RFA en développant la coopération avec les états-Unis et la Grande-Bretagne, plus avancés que la France. Les désaccords se manifestèrent sur l’objectif d’Euratom. Les Français auraient voulu que ce soit la construction d’une usine de séparation isotopique pour la production d’uranium enrichi, alors que les Allemands et les autres partenaires préféraient acheter le combustible aux états-Unis qui le proposaient à un prix bien inférieur. L’usine ne sera pas prévue par le Traité. Les Allemands, d’autre part, critiquèrent le monopole d’achat et de fourniture des matières fissibles conféré à Euratom (pour les Français, c’était le moyen d’empêcher le développement d’une industrie allemande autonome) dont ils s’efforçaient de limiter les pouvoirs et les compétences. Ils s’opposèrent à ce qu’Euratom ait des activités industrielles et puisse planifier la recherche. Au total, les Allemands et les autres partenaires acceptèrent la création d’Euratom, mais la divergence de leurs intérêts avec ceux de la France en réduisit considérablement la portée. Enfin, la France entendait bien se réserver la possibilité de fabriquer l’arme nucléaire alors que l’Allemagne y avait renoncé (c’était là aussi une précaution à l’égard du réarmement allemand, en même temps que la volonté de s’affirmer comme une grande puissance) alors que ses partenaires soutenaient le projet du Comité d’Action de Jean Monnet pour un Euratom exclusivement pacifique où l’égalité des droits serait ainsi respectée. Finalement la France obtint qu’Euratom ne serait pas compétent pour les applications militaires, mais ses partenaires pensaient que les activités de recherche d’Euratom favoriseraient indirectement le programme nucléaire français.
21Pour le Marché Commun général, la France s’employa à multiplier les précautions, ne voulant pas d’un simple libre-échange et préconisant l’institution de politiques communes et d’une véritable Communauté économique Européenne. Elle s’opposait sur ce plan à ses deux partenaires les plus « libéraux », les Pays-Bas et l’Allemagne fédérale. Mais elle réussit beaucoup mieux qu’avec le Traité d’Euratom et parvint à faire inscrire dans le Traité de la CEE le marché commun agricole (que souhaitaient aussi les Néerlandais, mais auquel s’opposaient les paysans allemands), l’association des Territoires d’Outre-Mer (que souhaitaient aussi les Belges, mais que les Allemands considéraient comme une charge financière et une manifestation de « colonialisme »), l’instauration d’un tarif douanier commun autour des Six relativement élevé (alors que le Bénélux et surtout l’Allemagne de l’Ouest l’auraient souhaité plus bas), l’égalité des salaires masculins et féminins et l’égalisation de durée des congés payés au niveau français, la possibilité pour la France de maintenir provisoirement un système de taxes à l’importation et d’aide à l’exportation en raison du déséquilibre de son commerce extérieur. La France n’obtint pas toutefois que l’égalisation des charges fût un préalable à l’ouverture du Marché Commun, ni de pouvoir exercer un droit de veto indéfiniment sur le passage de la première à la deuxième étape, ni que le désarmement douanier commence seulement après la fin de la guerre d’Algérie. Si la France a obtenu beaucoup plus dans le Traité de Marché Commun que dans celui d’Euratom, c’est que ses partenaires, et en particulier l’Allemagne, tenaient beaucoup plus au premier qu’au second.
22Sur le plan des institutions de la nouvelle Communauté, il n’y eut pas de désaccord entre la France et l’Allemagne. La supranationalité était en recul dans les deux pays. L’Allemagne fédérale ne tenait pas à déléguer à nouveau une partie de sa souveraineté retrouvée, Adenauer était sceptique sur l’efficacité d’autorités supranationales et les milieux économiques très hostiles à leur « dirigisme ». En France, il fallait éviter de retomber dans les polémiques de la CED. On s’entendit pour confier le pouvoir de décision au Conseil des Ministres nationaux. Les petits pays souhaitaient être protégés contre un éventuel bloc des deux grands. Ils le seront par le rôle médiateur de la Commission et la pondération des voix au Conseil des Ministres.
23Pour l’ensemble de la négociation des deux traités, les difficultés ont pu être surmontées grâce au bon climat de Val-Duchesse et au rôle conciliateur de Paul-Henri Spaak. Mais les obstacles majeurs ne furent levés que lors des rencontres « au sommet » entre le président du Conseil Guy Mollet et le chancelier Adenauer. Les rapports étaient cordiaux, encore améliorés pas l’accord final sur la Sarre du 27 octobre 1956. Il n’était plus besoin d’invoquer la nécessité de la réconciliation franco-allemande. Adenauer se montra très compréhensif envers les positions françaises. Il fit un choix politique, au-delà des inconvénients économiques et techniques. Il considérait que l’intégration économique était alors la voie la plus réaliste pour atteindre l’unification politique de l’Europe.
24Les traités de Rome instituant la Communauté économique Européenne (CEE) et la Communauté Européenne de l’énergie Atomique (Euratom) furent signés le 25 mars 1957 et ratifiés avant la fin de l’année par les Parlements des six pays membres. Ils entrèrent en vigueur le 1er janvier 1958. Les Commissions des Communautés s’installèrent à Bruxelles.
25L’Allemagne avait la présidence de la CEE avec Walter Hallstein, et la France celle d’Euratom avec Louis Armand. La France et l’Allemagne, qui avaient joué un rôle essentiel quoique non exclusif dans l’élaboration des traités de Rome, allaient-elles constituer le « moteur » de leur mise en œuvre ? On pouvait en douter en 1958, la France n’étant pas en mesure d’appliquer le calendrier prévu pour l’ouverture du Marché Commun.
De Gaulle et Adenauer (1958-1963) - Mise en œuvre de la CEE, échec du plan Fouchet
26L’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle en juin 1958 avait suscité de grandes inquiétudes quant à la mise en œuvre des Traités de Rome, en raison de la différence de ses conceptions européennes avec celles de ses partenaires. Mais le Général avait été convaincu que l’économie française tirerait profit du Marché Commun et il estimait que la Communauté à Six constituerait un cadre favorable au développement de l’influence française. Pour cela, il fallait s’assurer de l’appui allemand. Les premières rencontres de Gaulle-Adenauer furent décisives. Le Général assura le chancelier de sa volonté d’appliquer le Traité CEE et, par les réformes économiques et financières de décembre 1958, mit la France en état de commencer le désarmement douanier. En échange, il obtenait l’appui d’Adenauer contre le projet britannique de grande zone de libre-échange, cependant vivement souhaité par les milieux économiques allemands et bénéluxiens, mais qui risquait d’affaiblir l’Union douanière entre les Six et son potentiel politique.
27Le chancelier, en effet, faisait confiance au Général de Gaulle pour construire l’Europe, sans trop s’attacher aux formes institutionnelles. Il était disposé à le laisser agir, à l’appuyer, à faire des concessions. Robert Marjolin, vice-président de la Commission de la CEE, a noté « la détermination du chancelier Adenauer de ne rien faire qui put l’éloigner de Paris. Il était prêt à accepter les demandes françaises dans tous les cas où elles ne porteraient pas atteinte à un intérêt allemand fondamental »10. Il estimait que le maximum d’efficacité de l’entente franco-allemande avait été atteint entre l’arrivée au pouvoir de de Gaulle et la retraite d’Adenauer en octobre 1963. Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères, a témoigné de son côté :
« Dès la fin de 1958, l’habitude avait été prise par les services compétents, en tête Olivier Wormser du côté français et von Scherpenberg du côté allemand, de suivre ensemble les affaires du Marché Commun et de s’efforcer de faire valoir à Bruxelles des positions concertées. Je m’imposais moi-même comme règle de conduite de suivre très attentivement ces travaux. Il n’est pas douteux que cette étroite collaboration a été pour beaucoup dans la manière, somme toute excellente, dont se sont passés les débuts de la Communauté Européenne. Grâce à elle en particulier a pu être mise sur pied et convenue très rapidement la formule d’accélération du désarmement douanier qui a tant contribué au succès de la nouvelle organisation. Sans elle, par la suite, jamais la politique agricole commune n’aurait pu prendre corps ... »11.
28La France et l’Allemagne ont ainsi véritablement joué un rôle « moteur » dans la mise en œuvre de la Communauté Européenne. Mais il n’y avait pas que l’accord franco-allemand. Les autres partenaires jouaient aussi leur rôle, en particulier les Pays-Bas, et surtout les institutions communautaires. Les rapports étaient excellents au début entre le gouvernement français et le président allemand de la Commission, et l’on évoquait à propos d’Hallstein et de de Gaulle l’image du Pape et de l’Empereur se partageant le pouvoir en Europe ! Il ne faut pas sous-estimer non plus les obligations du Traité. Comme l’a noté Hans von der Groeben, membre de la Commission :
« Les réalisations ne se font que parce que le Traité prévoit un calendrier et que chacun en exige le respect en ce qui le concerne, l’union douanière pour l’Allemagne, la politique agricole commune pour la France »12.
29Dans les domaines où le Traité ne fixe pas de règles ou d’échéances, on progressa beaucoup moins.
30La situation était beaucoup moins satisfaisante dans les autres Communautés. À Euratom il n’y avait évidemment pas de « moteur » franco-allemand, en raison des divergences de vues qui s’étaient manifestées lors de la négociation et qui persistaient. De plus de Gaulle voulait affaiblir une organisation à laquelle il était hostile. En 1962 il refusait de renouveler le mandat du président Étienne Hirsch (successeur de Louis Armand, malade) qui voulait affirmer le rôle d’Euratom, et qui était cependant soutenu par les autres partenaires, dont l’Allemagne fédérale. À la CECA, en revanche, Paris et Bonn étaient d’accord, mais pour en atténuer le caractère supranational : de Gaulle pour des raisons politiques, Erhard et les milieux industriels allemands par hostilité au « dirigisme ». Lors de la crise charbonnière de 1959, les mesures communautaires proposées par la Haute Autorité et approuvées par les pays du Bénélux, furent écartées par la France et l’Allemagne, auxquelles s’était jointe l’Italie, qui imposèrent des mesures nationales. En 1963 cependant, lors de la crise de l’acier, les gouvernements ne purent se mettre d’accord et, devant leur carence, la Haute Autorité mit en œuvre des mesures communautaires.
31Au-delà des Communautés, de caractère économique et technique, il paraissait indispensable, pour constituer véritablement l’Europe, d’organiser une union politique. Les partisans de l’intégration estimaient qu’elle devait sortir naturellement du développement des institutions communautaires. Pour le Général de Gaulle il n’en était pas question. L’union politique devait se faire à partir des « réalités », c’est-à-dire des états, par le moyen de la coopération intergouvernementale. « L’Union d’états » qu’il proposait (le Plan Fouchet) aurait pour rôle, dans sa dernière version du 18 janvier 1962, « d’harmoniser, coordonner et unifier les politiques étrangères, économiques, culturelles et de défense des Six ». Il reçut le soutien complet d’Adenauer. Le chancelier n’était pas gêné par le refus de l’approche supranationale de l’intégration par le Général. C’était avant tout un pragmatique. La forme de l’unification européenne l’intéressait moins que l’unification elle-même et il croyait que la France et l’Allemagne pourraient, sous l’impulsion de de Gaulle, former le noyau de l’Union politique européenne13.
32Mais c’est justement ce que les autres pays n’acceptaient pas. L’Italie était hésitante et les pays du Bénélux très hostiles. En Allemagne même les réserves étaient très fortes. On craignait un affaiblissement des liens avec les états-Unis, une remise en cause de l’OTAN, la subordination des Communautés à un Conseil intergouvernemental décidant à l’unanimité. La Belgique et les Pays-Bas estimaient que, puisque de Gaulle rejetait la méthode communautaire qui protège les petits pays contre une possible hégémonie, et qu’il voulait faire une Europe de la coopération « à l’anglaise », il fallait que ce fût avec la Grande-Bretagne, qui discutait alors des conditions de son adhésion au Marché Commun. Les négociations sur l’Union d’états s’arrêtèrent en avril 1962. Le 14 janvier 1963, le Général de Gaulle mettait son premier veto à l’entrée de l’Angleterre dans les Communautés, sans consultation de ses partenaires favorables à l’élargissement.
Traité de l’élysée (1963)
33Il n’était plus question d’union politique à six. De Gaulle, après avoir essayé de rallier l’Italie à un groupement des trois « grands », chercha à resserrer la coopération franco-allemande et accepta finalement la proposition d’Adenauer de sceller la réconciliation franco-allemande par un solennel traité bilatéral, signé à l’élysée le 22 janvier 1963. Le Traité prévoit une étroite coopération entre la France et la République fédérale dans le domaine des Affaires étrangères, de la Défense, de l’éducation et de la Jeunesse. En ce qui concerne les Affaires étrangères, il précise que « les deux gouvernements se consulteront avant toute décision, sur toutes les questions importantes de politique étrangère et en premier lieu sur les questions d’intérêt commun, en vue de parvenir, autant que possible, à une position analogue. Cette consultation portera entre autres sur les sujets suivants : problèmes relatifs aux Communautés Européennes et à la coopération politique européenne ; relations Est-Ouest, à la fois sur le plan politique et sur le plan économique ; affaires traitées au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et des diverses organisations internationales ... » Il est prévu que
« les deux gouvernements tiendront les gouvernements des états membres des Communautés Européennes informés des développements de la coopération franco-allemande ».
34Le Traité définit
« une méthode de coopération dont on compte des deux côtés qu’elle permettra d’élaborer une politique, mais ne comporte aucun engagement politique ..., le développement de cette collaboration dépend de la possibilité pour les partenaires d’harmoniser leurs positions essentielles »14.
35Or ce n’était pas le cas.
36Entre Paris et Bonn les divergences allaient croissantes. En témoigne la motion votée par la quasi-unanimité du Bundestag lors de la ratification, sur proposition de Willy Brandt, demandant que la mise en œuvre du Traité vise les objectifs suivants : maintien et renforcement de la coopération étroite entre l’Europe et les états-Unis, l’autodétermination et la réunification de l’Allemagne, la défense commune au sein de l’OTAN et d’une armée atlantique intégrée, une Europe unifiée sur le modèle des Communautés Européennes dont les pouvoirs devraient être renforcés et auxquelles devraient être admis la Grande-Bretagne et les autres pays candidats, l’abaissement des barrières douanières entre la CEE, la Grande-Bretagne, les états-Unis et les autres membres du GATT. Le gouvernement français répliqua, lors du débat de ratification à l’Assemblée Nationale, en déclarant que le Traité n’était pas contraire aux engagements pris par chaque état dans le domaine de la défense (c’est-à-dire l’Alliance Atlantique et les Accords de Paris) et de l’économie (c’est-à-dire les Communautés européennes). Mais Couve de Murville précisa que cette déclaration
« n’impliquait pas l’acceptation par le gouvernement français des objectifs de politique étrangère énoncés dans le préambule allemand, particulièrement ceux relatifs à l’OTAN et aux Communautés européennes ».
37Ainsi la réconciliation franco-allemande aboutissait-elle à la coopération institutionnalisée. Mais les mécanismes de consultation mis en place risquaient de tourner à vide en raison des divergences fondamentales de politique atlantique et européenne et de la retraite du chancelier Adenauer en octobre 1963. Dans ces conditions, pourrait-il encore y avoir un « moteur » franco-allemand des Communautés européennes ?
38D’autant que les autres partenaires, tout en approuvant la réconciliation de la France et de l’Allemagne, s’inquiétaient d’une éventuelle domination des deux pays sur les Communautés et n’en souhaitaient que davantage l’entrée de la Grande-Bretagne et le renforcement de l’atlantisme. Le président Hallstein estimait que le jeu des institutions communautaires risquait d’être faussé par l’existence d’une procédure bilatérale extérieure au Traité. Ce qui ne se produira d’ailleurs pas en raison des divergences entre Paris et Bonn.
De Gaulle, Erhard et Kiesinger (1963-1969)
39Entre le Général de Gaulle et son nouvel interlocuteur, le chancelier Erhard, le courant ne passait pas comme au temps d’Adenauer. « Américanophile convaincu, partisan de l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun, libre-échangiste fervent à l’échelle du monde, tiède à l’égard de la CEE », écrira de lui Robert Marjolin15. Erhard était en désaccord total avec de Gaulle. Il était mal à l’aise dans les réunions franco-allemandes semestrielles. Au début, il insistait sur la nécessité d’une relance de l’Europe politique car – selon Couve de Murville – « il éprouvait un sentiment de culpabilité à se réunir constamment avec les seuls Français », mais le Général de Gaulle y mettait comme condition l’acceptation par les autres de ses propres conceptions. « En revanche – ajoute le ministre français – la Communauté économique Européenne offrait des sujets de discussion infiniment plus concrets. Du point de vue des intérêts, les deux pays représentaient un peu les pôles opposés de la Communauté »16. L’Allemagne était plus intéressée à la négociation Kennedy, car elle trouvait le Marché Commun trop étroit et souhaitait la libération du commerce mondial, tout en soupçonnant la France de s’y opposer, alors que la France tenait à l’Union douanière, essentielle pour elle, tout en ne voulant pas non plus d’une Communauté protectionniste et repliée sur elle-même. Elle tenait d’autre part au respect des échéances agricoles : règlements, prix communs, financement, auxquelles les Allemands n’avaient consenti qu’avec réticence.
40La coopération franco-allemande institutionnalisée, faute de pouvoir aborder, en raison des divergences, la politique extérieure, la défense, l’Union Européenne, s’attachait à mener à bien la réalisation déjà engagée de l’Union douanière et de la Politique agricole commune, sans pouvoir aller au-delà. C’était d’autant plus malaisé que la confiance n’existait plus entre la France et l’Allemagne qui avait accepté les premiers règlements de la politique agricole commune parce que de Gaulle l’avait exigé avant l’entrée prévue de la Grande-Bretagne, à laquelle il s’était ensuite opposé. Désormais, on pratiquerait le « donnant-donnant » et le ministre des Affaires étrangères, Gerhard Schröder, avait imposé à Bruxelles la « synchronisation » des concessions ; les propositions de la Commission se feront par « paquets » donnant satisfaction simultanément à chaque pays. Dans ces conditions, la concertation franco-allemande était indispensable. « Ces discussions (entre Paris et Bonn) – témoigna Maurice Couve de Murville – si difficiles et parfois âpres qu’elles aient été furent des plus utiles. »
« Sans elles n’auraient sûrement pas été acquis les succès remarquables que représentaient les accords conclus en décembre 1963, quelques mois après la crise britannique, pour l’achèvement des règlements agricoles, et décembre 1964 pour la fixation du prix des céréales, accords jusqu’au dernier moment considérés comme irréalisables »17.
41Il y eut échange de concessions mutuelles : la France acceptant un prix commun des céréales élevé nécessaire aux agriculteurs de la RFA (alors qu’un prix plus bas aurait favorisé ses exportations), et celle-ci demandant qu’il ne puisse être remis en cause par un vote majoritaire. La France acceptait également que la CEE réduise le tarif extérieur commun lors du Kennedy round.
La politique de la « chaise vide »
42La « crise constitutionnelle » de 1965-66 se déroula en l’absence complète de coopération franco-allemande. La France exigeait que fût tenu l’engagement financier agricole du 30 juin 1965 et s’opposait aux propositions de la Commission Hallstein d’accroître ses propres pouvoirs budgétaires ainsi que ceux du Parlement européen. Elle ne fut pas soutenue par l’Allemagne fédérale.
« La grande crise du Marché Commun en 1965 à propos du règlement financier vint en partie de l’impossibilité où nous nous trouvâmes de rapprocher nos vues lors de la réunion franco-allemande à Bonn les 11 et 12 juin, en dépit des efforts conjugués de Georges Pompidou et de moi-même. Dans toutes les réunions de Bruxelles qui précédèrent et qui suivirent cette réunion, le gouvernement allemand, à commencer par son ministre des Affaires étrangères, fit vraiment le minimum pour éviter la rupture, en dépit de tous les avertissements que nous lui avions adressés »,
estime Couve de Murville18.
43Pour faire plier ses partenaires, de Gaulle pratiqua, à partir du 1er juillet la politique de la « chaise vide ». L’Allemagne se rangea aux côtés des pays du Bénélux et de l’Italie pour refuser la révision des Traités, la réduction du rôle de la Commission et le maintien indéfini du vote à l’unanimité sur les questions importantes. À la conférence de Luxembourg des 17-18 janvier 1966, Schröder prit la tête des Cinq pour s’opposer aux prétentions françaises. Finalement, les 28 et 29 janvier, il fut possible d’arriver à un modus vivendi, chacun restant sur ses positions de principe, mais cette divergence n’empêchant pas la reprise des travaux de la Communauté. En fait, il ne fut plus question du passage au vote majoritaire prévu par le Traité. L’indépendance de la Commission était sauvegardée, mais la France exigea le départ de Walter Hallstein. La France obtenait un règlement financier provisoire jusqu’au 1er janvier 1970. La réalisation complète de l’Union douanière était avancée au 1er juillet 1968.
44La coopération franco-allemande avait ainsi repris pour les questions communautaires, en dépit des tensions accrues en politique étrangère avec la sortie de la France de l’intégration militaire atlantique en mars 1966. Robert Marjolin constatait :
« Malgré les divergences ..., malgré la grande crise de 1965, la France et l’Allemagne restèrent très proches dans les débats de tous genres qui, au cours des années suivantes, se déroulèrent dans la Communauté ... La Communauté repose dans une large mesure sur une coopération, une coopération franco-allemande, explicite ou tacite ... L’Europe, telle que nous la connaissons, est dans une large mesure une création franco-allemande »19.
45Après le départ du chancelier Erhard, auquel de Gaulle reprochait d’avoir dépouillé le traité franco-allemand « de son inspiration et de sa substance », les rapports avec Paris, tombés au plus bas, s’améliorèrent. Kurt Georg Kiesinger, nouveau chancelier depuis le 1er décembre 1966, et son vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères, Willy Brandt, sans vouloir choisir entre Paris et Washington, tenaient à l’amélioration des rapports avec la France, craignant que le rapprochement franco-soviétique ne se fit aux dépens de l’Allemagne occidentale et ayant besoin de Paris pour développer l’Ostpolitik. Ils firent preuve de bonne volonté en laissant éliminer le président Hallstein, et l’achèvement du Marché Commun se fit sans difficulté. Mais le second veto du Général de Gaulle à la candidature britannique, le 27 novembre 1967, mit les dirigeants allemands dans l’embarras. Souhaitant comme les autres pays l’entrée de la Grande-Bretagne pour des raisons politiques et économiques, ils ne voulaient pas s’éloigner de leur partenaire le plus proche. Willy Brandt s’opposa à toute action concertée des Cinq et de la Grande-Bretagne. Il tomba d’accord avec Maurice Couve de Murville pour proposer aux Anglais des « arrangements commerciaux » afin de développer les échanges entre les Six et la Grande-Bretagne, mais les arrière-pensées étaient différentes : pour Bonn c’était une étape vers l’adhésion, pour Paris une façon de rendre celle-ci inutile. Mais Londres n’était pas intéressé et voulait devenir membre à part entière des Communautés. Quant à l’Italie et aux pays du Bénélux, ils cherchèrent à développer la coopération politique avec l’Angleterre au sein de l’UEO, et l’Allemagne y participa, en même temps qu’ils se refusaient à toute nouvelle action au sein des Communautés européennes. C’était l’impasse.
II. Les Communautés élargies (1969-1988)
46Avec les élargissements successifs des Communautés (Grande-Bretagne, Irlande, Danemark au 1er janvier 1973, Grèce au 1er janvier 1981, Espagne et Portugal au 1er janvier 1986) les données du problème se sont quelque peu modifiées. Le poids relatif de la France et de l’Allemagne a diminué. Mais les relations privilégiées se sont rétablies et renforcées entre les deux pays qui ont continué à jouer un rôle souvent décisif au sein des Communautés. La Grande-Bretagne était le seul des nouveaux membres ayant une importance comparable. Les possibilités existaient pour passer du bilatéralisme au trilatéralisme ou à l’équilibre entre pays leaders souhaité par les autres. Encore eût-il fallu que Londres jouât un rôle actif, ce qui ne fut pas le cas dans les années 1970 et au début des années 198020. Ensuite le jeu est devenu beaucoup plus complexe : le passage à douze membres a rendu éventuellement possible de nouvelles combinaisons majoritaires. Mais par rapport à la Grande-Bretagne, plus réservée, c’est la France et l’Allemagne qui, parmi les « grands », sont restés les plus favorables au développement de la construction européenne et les plus disposés à lui donner une impulsion.
Pompidou et Brandt (1969-1974) - La relance de La Haye
47En 1969, Pompidou, nouveau président de la République, et Willy Brandt, nouveau chancelier, avaient l’un et l’autre besoin de relancer les Communautés Européennes, pour des raisons aussi bien intérieures qu’extérieures. Georges Pompidou avait été élu le 15 juin avec l’appui d’une partie du centre et devait lui donner satisfaction sur l’Europe. Il avait absolument besoin d’un règlement financier agricole définitif à partir du 1er janvier 1970 pour assurer la pérennité de la politique agricole, essentielle pour les intérêts français. Willy Brandt, de son côté, élu chancelier en octobre, voulait montrer que le parti social-démocrate était aussi capable que la démocratie chrétienne de faire progresser l’Europe. Il avait besoin, pour mener l’Ostpolitik, d’une Westpolitik, c’est-à-dire de pouvoir s’adosser à une communauté solide et à de bons rapports avec la France. Il désirait faire jouer à l’Allemagne fédérale le rôle politique actif que lui permettait sa force économique et monétaire croissante.
48Pompidou et Brandt se mirent rapidement d’accord sur les modalités de la relance. Pompidou mettrait fin au blocage en levant le veto français à l’admission de la Grande-Bretagne, exigée par l’Allemagne fédérale et les autres partenaires. La présence britannique aurait d’ailleurs l’avantage pour la France d’équilibrer le poids de l’Allemagne, puisque Bonn n’était plus disposé à s’aligner sur Paris. Mais Pompidou posait un préalable : l’achèvement du Marché Commun, c’est-à-dire l’adoption par les Six du règlement financier définitif de la PAC. Et il demandait que la Communauté soit renforcée avant de s’élargir, afin de n’être point affaiblie par l’augmentation du nombre de ses membres, renforcement qui devrait se faire dans le domaine économique et monétaire, afin que le Marché Commun industriel et agricole ne soit pas compromis par les fluctuations des monnaies, et dans celui de la politique étrangère par la mise en œuvre d’une coopération entre les gouvernements. Toutes ces questions furent discutées sur le plan bilatéral entre la France et l’Allemagne, qui arrivèrent à un accord sur presque tous les points.
49La Conférence des Six à La Haye (1er-2 décembre 1969) put ainsi aboutir à des résultats très importants. D’abord l’achèvement du Marché Commun par l’établissement des « ressources propres » de la CEE (prélèvements agricoles, droits de douane industriels, fraction de TVA) pour financer le budget communautaire. L’accord fut difficile à matérialiser, la France tenant, dans la perspective de l’entrée britannique, au maintien rigoureux de la préférence communautaire alors que l’Allemagne, comme l’Italie, auraient souhaité plafonner la production agricole. Finalement le système des ressources propres fut établi (décision du 21 avril 1970) et un droit de contrôle budgétaire limité accordé au Parlement européen (Traité du 22 avril).
50Ensuite l’élargissement. Pompidou aurait voulu le subordonner à la réalisation de l’approfondissement, mais Brandt et les autres partenaires ne voulaient pas de ce préalable supplémentaire, et la Commission estimait que les deux actions devaient aller de pair. Pompidou, qui avait d’abord refusé de fixer une date pour l’ouverture des négociations d’adhésion, dut admettre qu’elles commenceraient au plus tard le 1er juillet 1970, étant entendu que les « pays candidats devraient accepter les Traités et leurs finalités politiques, les décisions intervenues depuis l’entrée en vigueur des Traités et les options prises dans le domaine du développement ». Au cours de la négociation, c’est la France qui, parmi les Six, avait la position la plus ferme, ne voulant pas que, par le jeu de dérogations en principe temporaires, la Grande-Bretagne remette en cause l’acquis communautaire, en particulier dans le domaine agricole, et ne limite trop sa participation au budget communautaire, alors que les Cinq se montraient beaucoup moins exigeants. Sur le plan politique en revanche, Pompidou comptait sur la Grande-Bretagne pour l’aider à contenir les tendances supranationales de ses partenaires des Communautés. Sa rencontre des 20-21 mai 1971 avec le Premier ministre britannique Edward Heath fut le tournant de la négociation : les deux hommes affirmaient « la convergence de leurs conceptions sur les structures européennes », ce qui signifiait le maintien de l’identité des états nationaux, et le vote unanime quand des intérêts nationaux importants seraient en jeu. Cet accord politique fondamental étant ainsi affirmé, la France fit des concessions à la Grande-Bretagne sur le statut de la livre sterling, l’importation de beurre et fromage néo-zélandais, la contribution britannique au budget communautaire. Les Traités d’adhésion seront signés le 22 janvier à Bruxelles et le 1er janvier 1973 la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark deviendront membres de la Communauté.
51Entre-temps des efforts avaient été entrepris, sous l’impulsion de la France, pour l’approfondissement des Communautés. Pompidou avait fait à ce sujet de nombreuses propositions à la Conférence de La Haye et reçut l’appui de Willy Brandt, mais les autres partenaires se montraient moins disposés à progresser avant l’admission des pays candidats. Dans le domaine technologique, Pompidou proposait une relance d’Euratom, avec la construction d’une usine européenne de séparation isotopique pour la production d’uranium enrichi (la France venant d’abandonner la filière de l’uranium naturel). Mais l’Allemagne, qui avait essuyé le refus du Général de Gaulle d’une coopération bilatérale dans ce domaine, avait décidé de coopérer avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas pour développer le procédé de l’ultracentrifugation (Urenco). Il ne restera plus à la France qu’à s’associer à la Belgique, l’Italie, l’Espagne, l’Iran pour construire l’usine du Tricastin utilisant le procédé de diffusion gazeuse (Eurodif). Le rôle d’Euratom se trouvera alors réduit aux travaux de recherche, avec les Britanniques, sur la fusion nucléaire.
52Sur le plan monétaire, Georges Pompidou ne put faire admettre sa proposition d’utilisation commune des droits de tirage spéciaux des Six et d’un porte-parole unique au Fonds Monétaire International (FMI). Avec l’appui de Brandt, il obtint néanmoins qu’un plan par étapes fût préparé en 1970 pour la création d’une « union économique et monétaire pour 1980 ». Si la France et l’Allemagne étaient d’accord sur le principe, comme les autres partenaires, elles avaient toutefois sur les modalités des positions divergentes qui s’affirmèrent dans la discussion du très ambitieux projet Werner proposant la réalisation parallèle et par étapes d’une politique monétaire commune et du rapprochement des politiques économiques. Pour la France, l’essentiel était la coopération monétaire dont elle avait besoin pour la défense du franc alors qu’elle voulait rester libre de sa politique économique, tournée vers la croissance et le plein-emploi, mais de tendance inflationniste. L’Allemagne, au contraire, tenait au parallélisme des deux actions car, principale détentrice des réserves, elle ne voulait pas supporter les conséquences monétaires d’une politique de facilité qu’un pays membre aurait le loisir de mener en toute indépendance. Le gouvernement de Bonn se refusait à financer une « Communauté d’inflation ». Sur le plan des institutions, le gouvernement français, hostile au supranational, rejetait la création d’un centre de décision communautaire monétaire et économique autre que le Conseil des Ministres décidant à l’unanimité, centre que souhaitaient au contraire ses partenaires pour des raisons d’efficacité, et les Allemands mettaient en avant l’exemple de la Bundesbank, autonome par rapport au gouvernement.
Naissance et limites du « serpent monétaire » (1972)
53Finalement, un compromis interviendra entre Pompidou et Brandt en janvier 1971, base des décisions à Six le 9 février, de commencer par une première étape prudente dans la coordination des politiques monétaires et économiques sans engagement pour l’avenir. Même ce programme minimum ne put être respecté. Au printemps 1971, devant l’afflux de dollars, l’Allemagne réagit en laissant flotter le deutschemark, tandis que la France recourrait au contrôle des changes pour maintenir la parité du franc. Les deux ministres des Finances, Karl Schiller et Valéry Giscard d’Estaing, s’affrontaient au Conseil. L’espace monétaire européen se trouvait divisé en plusieurs secteurs. Il fallut créer les montants compensatoires monétaires pour permettre la survie du marché commun agricole. Les décisions du président Nixon du 15 août 1971 suspendant la convertibilité du dollar et instaurant une taxe de 10 % sur les importations menaçaient gravement les intérêts commerciaux européens. Mais les Six ne pouvaient s’accorder sur une riposte commune. C’est au sommet franco-allemand des 3-4 décembre 1971 que purent être aplanis les dissensions monétaires. Georges Pompidou en rencontrant Richard Nixon, se fit le porte-parole des Six et obtint la fixation de nouvelles parités monétaires. Les marges de fluctuation larges désormais admises par le Fonds Monétaire International risquaient toutefois de mettre en cause le Marché Commun. À l’initiative de Georges Pompidou et sur la base d’un accord préalable avec Willy Brandt, les Six décidaient le 21 mars 1972 de rétrécir les marges de fluctuation entre leurs monnaies et les pays candidats à l’adhésion acceptaient de se joindre à ce mécanisme. Très vite cependant les monnaies faibles se trouveront dans l’impossibilité de rester dans le « serpent communautaire ». La sortie de la livre sterling, de la lire italienne, du franc français, réduiront le « serpent » au deutschemark, suivi du franc luxembourgeois, du florin néerlandais, de la couronne danoise (et des couronnes suédoise et norvégienne). La concertation des politiques économiques ne s’était évidemment pas faite : l’inflation avait progressé inégalement et des politiques nationales différentes avaient été mises en œuvre. Le renforcement des Communautés élargies n’avait donc pu se faire sur le plan économique et monétaire, bien au contraire.
54En revanche, la coopération politique s’est développée entre les Six. Sur le plan des institutions communautaires, rien ne pouvait être fait en raison de l’opposition française à tout renforcement des organes indépendants, cependant souhaité par l’Allemagne fédérale et les autres partenaires. Georges Pompidou était hostile à l’accroissement des pouvoirs de la Commission et à l’élection du Parlement européen, auxquels Willy Brandt était favorable, sans insister, pour ne pas gêner son partenaire. En revanche, le président français voulait développer la coopération politique entre gouvernements, en particulier dans le domaine de la politique étrangère afin d’affirmer l’identité européenne par rapport aux états-Unis, dans l’esprit de ce qu’avait tenté le général de Gaulle. Willy Brandt était intéressé, car le statut diplomatique de la République fédérale était encore limité : une coopération européenne serait le moyen pour l’Allemagne de développer sa politique étrangère dans des domaines encore non abordés par elle, de faire appuyer l’Ostpolitik et aussi de ne plus être limitée à la coopération avec Paris. La France et l’Allemagne étaient d’accord sur la création d’un secrétariat politique permanent chargé de préparer les rencontres intergouvernementales, mais la France exigeait son installation à Paris afin de le soustraire à l’influence de la Commission que Georges Pompidou voulait tenir à l’écart, tandis que les Allemands auraient préféré Bruxelles et souhaitaient également que ce secrétariat fût doté de certains pouvoirs d’initiative. Quant aux autres pays, ils craignaient une résurrection du Plan Fouchet. Finalement, la coopération politique se développa sans structure propre, par des contacts permanents à tous les niveaux entre les ministères des Affaires étrangères et en liaison avec la Commission des Communautés.
55Avec le sommet de Paris (19-21 octobre 1972), réunissant les Six et les nouveaux membres pour définir le programme d’action future des Communautés, un certain trilatéralisme sembla se dessiner entre la France, l’Allemagne fédérale et la Grande-Bretagne. À l’habituelle préparation franco-allemande s’étaient ajoutées des conversations franco-anglaises et anglo-allemandes. Les Britanniques semblaient plus proches des Français que des Allemands. Edward Heath s’accordait avec Georges Pompidou sur l’aide au développement, sur la politique régionale, alors que Willy Brandt, ne voulant pas apparaître comme dépensier et préoccupé surtout par la lutte contre l’inflation, était plus réservé, tout en mettant l’accent sur la politique sociale. France et Grande-Bretagne étaient d’accord pour s’opposer à toute réforme institutionnelle de caractère supranational et aussi à la suggestion de Willy Brandt de créer un organisme spécial pour gérer les relations des Neuf avec les états-Unis. Georges Pompidou était d’accord avec Willy Brandt pour que les Neuf agissent dans de nombreux domaines nouveaux, mais le chancelier insistait pour que les actions nouvelles fussent confiées aux institutions des Communautés, alors que le président voulait les réserver à la coopération intergouvernementale. La Conférence au sommet se sépara dans un climat optimiste, après l’adoption d’un très vaste programme.
Crises et désaccords (1973-1974)
56Il apparut vite que les circonstances et les divergences entre partenaires n’allaient pas en permettre la réalisation. La première étape de l’Union économique et Monétaire se révéla impraticable. Lors de la nouvelle crise du dollar, dévalué le 12 février 1973, il ne fut pas possible de maintenir le trilatéralisme esquissé à Paris : une réunion préliminaire des deux ministres des Finances, Valéry Giscard d’Estaing et maintenant Helmut Schmidt, permit d’aboutir à la décision communautaire de flottement conjoint, mais avec l’abstention britannique. Willy Brandt avait en vain offert d’aider la livre sterling à revenir dans le « serpent » à Edward Heath, qui n’avait pu accepter en raison de la faiblesse économique britannique. Le bilatéralisme franco-allemand s’affaiblira lorsque le franc devra à son tour quitter le serpent, le 19 janvier 1974, Paris l’estimant nécessaire pour le maintien de la compétitivité commerciale française et refusant l’aide allemande de rester dans ce qui était considéré comme une zone mark.
57Par ailleurs, les dissensions s’aggravaient entre Paris et Bonn. Sur la Politique agricole commune, les ministres de l’agriculture, Jacques Chirac et Josef Ertl, s’affrontaient sans ménagement à propos des montants compensatoires ; Paris craignait une collusion anglo-allemande contre la politique agricole, d’autant que Helmut Schmidt commençait à parler de l’Allemagne comme du « trésorier de la Communauté » et à évoquer des économies sur la politique agricole commune. Sur l’Ostpolitik, des craintes se manifestaient à Paris, en particulier de la part de Michel Jobert, nouveau ministre des Affaires étrangères, de voir Bonn devenir le principal interlocuteur de Moscou et glisser vers une forme de neutralisme ou du moins montrer une plus grande indépendance en politique extérieure. Enfin, les divergences sur le plan des rapports avec les états-Unis s’accentuaient avec les thèses d’Henry Kissinger sur « l’année de l’Europe » visant à subordonner les intérêts régionaux des Européens aux intérêts mondiaux des Américains, thèses qui irritaient fortement Georges Pompidou et Michel Jobert alors que les Allemands, comme les autres partenaires, avaient surtout comme préoccupation le maintien de bons rapports avec les états-Unis.
58La crise pétrolière de 1973 va exaspérer les divergences. Au sommet de Copenhague (14-15 décembre), la coopération franco-allemande, qui avait été évidente à La Haye et même à Paris, se réduisait au seul accord pour retarder le passage à la deuxième étape de l’Union économique et Monétaire, Bonn estimant insuffisante la coordination des politiques économiques de lutte contre l’inflation. Les Allemands réclamaient une politique commune de l’énergie à laquelle ils avaient tout à gagner, n’ayant pas de relations privilégiées avec les pays arabes mais avec Israël. Willy Brandt invoquait la solidarité, mais Georges Pompidou estimait que celle-ci ne devait pas se limiter au pétrole et reprochait aux Allemands de ne pas avoir rejoint Eurodif21. La France ne voulait pas d’une sorte de « croisade » pour le pétrole qui aurait menacé ses relations avec les pays arabes, mais au contraire cherchait à utiliser celles-ci pour assurer son approvisionnement. C’était aussi la position de la Grande-Bretagne. Cette dernière réclamait, d’autre part, avec l’appui de la France et d’autres pays, la création d’un Fonds régional que l’Allemagne estimait trop coûteux. Le sommet fut un échec et ne put aboutir, sur les instances de la France, qu’à l’adoption d’une « Déclaration sur l’identité européenne », assez vague pour ne pas laisser apparaître les désaccords de fond sur les rapports avec les états-Unis.
59C’est justement dans ce domaine que se manifestaient les plus profondes dissensions au sein des Neuf. Sur l’invitation du gouvernement américain à créer une organisation des pays consommateurs de pétrole comme sur la proposition d’Henry Kissinger d’élaborer une nouvelle charte atlantique, Bonn estimait qu’il fallait resserrer les liens avec les états-Unis, alors que Paris dénonçait la volonté de Washington de lier le problème du pétrole aux autres questions, afin de mieux dominer l’Europe. D’où le flou du mandat donné par le Conseil des Ministres des Neuf pour la Conférence de Washington de février 1974. Celle-ci fut marquée par de vifs affrontements entre Michel Jobert et Helmut Schmidt, alors très atlantiste en tant qu’ancien ministre de la Défense, qui prit publiquement position contre l’attitude française. Les Huit, très désireux de ne pas s’éloigner des états-Unis et estimant qu’une action efficace n’était pas envisageable sans leur concours – c’était surtout la position de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne – acceptèrent la proposition américaine d’un groupement de pays consommateurs de pétrole tandis que le gouvernement français affirmait son opposition et que Michel Jobert refusait de signer certains paragraphes de la déclaration finale et reprenait le thème d’une « Europe européenne » indépendante des états-Unis. La France était isolée au sein de la Communauté. Walter Scheel, ministre des Affaires étrangères, soulignait qu’il ne s’agissait pas là d’un conflit franco-allemand, mais d’un clivage entre la France et ses huit partenaires. Il n’était plus question d’impulsion donnée à la Communauté par la France et l’Allemagne.
Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt (1974-1981)
60Une nouvelle période s’ouvrit avec un changement presque simultané de dirigeants politiques en Grande-Bretagne, en Allemagne fédérale et en France. Aux élections du 28 février 1974, le parti travailliste revenait au pouvoir, beaucoup plus réservé à l’égard de l’Europe que le parti conservateur, et le Premier ministre Harold Wilson allait demander, dès le 1er avril, la « renégociation » du traité d’adhésion. En Allemagne fédérale, Helmut Schmidt devenait chancelier le 16 mai, à la place de Willy Brandt démissionnaire. Enfin en France, Giscard d’Estaing, après le décès de Georges Pompidou, était élu président de la République le 19 mai. Le « trilatéralisme » Paris-Bonn-Londres n’était plus possible en raison de l’attitude britannique, ce qui ouvrait d’autant plus le champ au bilatéralisme franco-allemand. Celui-ci allait pouvoir à nouveau se développer grâce aux relations amicales entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Dès le soir de l’élection présidentielle, les deux hommes se téléphonaient pour relancer la coopération franco-allemande. Les 31 mai-1er juin, ils se rencontraient et affirmaient leur fort engagement politique de ranimer la Communauté Européenne affaiblie par le choc pétrolier. Ils agiraient en fonction de grands principes : pas d’axe franco-allemand, lutter contre l’inflation et le retour au protectionnisme, conserver l’acquis communautaire, freiner le processus d’affaiblissement des institutions et améliorer leur fonctionnement22.
61Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt pratiquèrent une concertation permanente. Le président français en témoigne :
« Avant toutes les réunions importantes, et notamment les sommets économiques annuels, nous nous étions fixé comme règle, Helmut et moi, de nous rencontrer. Nous jugions nécessaire de définir une attitude commune franco-allemande. Si la question posée était d’importance secondaire, nous décidions de conserver une marge de flexibilité. Mais si nous la jugions essentielle, nous étions décidés à aboutir à une position commune, car nous voulions éviter de jamais nous trouver placés dans la position où une éventuelle divergence franco-allemande serait arbitrée de l’extérieur, soit par les états-Unis, soit par nos partenaires européens. Durant sept années ceci ne s’est, je crois, jamais produit ... Beaucoup de nos entretiens portaient sur la politique américaine. Sur les dirigeants et nos rapports personnels avec eux. Sur les relations de l’Europe et des états-Unis. Nous y consacrions près de la moitié de notre temps »23.
62Un des facteurs favorables à la coopération franco-allemande fut en effet le rapprochement des attitudes des deux pays vis-à-vis des états-Unis. Alors que Georges Pompidou et Michel Jobert dénonçaient l’hégémonie américaine, Valéry Giscard d’Estaing, sans tomber dans l’atlantisme, cherchait à améliorer les rapports avec les états-Unis et ne demandait pas à Bonn un choix impossible entre Paris et Washington. Les différends franco-américains furent aplanis. Si la France restait à l’écart de l’Agence Internationale de l’énergie et si elle refusait que la coopération politique entre les Neuf soit subordonnée aux consultations transatlantiques, les sommets annuels des pays industriels à partir de 1975, à l’initiative du président Valéry Giscard d’Estaing, contribuèrent à améliorer les relations entre la France et les états-Unis. Helmut Schmidt de son côté prenait un peu de champ vis-à-vis des Américains. Il s’inquiétait de leur politique monétaire et nucléaire et s’irritait de la désinvolture du président Carter. Il estimait que l’Allemagne devait utiliser sa puissance économique pour accroître son rôle politique et ne plus subir les pressions de Washington. « Au cours de mon septennat – écrit Valéry Giscard d’Estaing – j’ai assisté à la dégradation progressive de la confiance entre Helmut et les dirigeants américains »24. À l’égard de l’Est, il y avait aussi convergence de vues : Valéry Giscard d’Estaing était d’accord avec Helmut Schmidt pour « conduire vis-à-vis de l’Union soviétique une politique équilibrée et continue, qui soit celle de l’Europe », alors que celle des états-Unis fluctuait et tendait à écarter les Européens25.
Relance institutionnelle (1974)
63La relance de la Communauté se fit d’abord sur le plan des institutions. Valéry Giscard d’Estaing estimait qu’il fallait, avant de lancer de nouvelles initiatives communautaires dans le domaine économique, à la fois redresser l’économie française et renforcer les institutions des Communautés. Il était, comme ses prédécesseurs, partisan de l’Europe des états et ne voulait pas de résurgence de la supranationalité à travers la Commission ni même la Cour de Justice. Helmut Schmidt, au contraire, aurait été plus favorable au renforcement des organes indépendants, demandé par les partis allemands et par les partenaires dans la Communauté, sauf la Grande-Bretagne et le Danemark. Il se mit néanmoins d’accord avec Valéry Giscard d’Estaing pour préparer la relance institutionnelle du sommet de Paris (9-10 décembre 1974) avec la création du Conseil européen des chefs d’état ou de gouvernement, sur le modèle des Conseils franco-allemands, qui aurait pour fonction de faire des choix politiques fondamentaux et de donner les impulsions. En compensation de cet accroissement du caractère intergouvernemental des Communautés, la France acceptait un assouplissement de la pratique de l’unanimité au Conseil des Ministres et, surtout, levait son veto à l’élection au suffrage universel du Parlement européen, tout en s’opposant à l’extension des pouvoirs de celui-ci. La question difficile de la répartition des sièges entre les pays fut résolue largement grâce à la coopération franco-allemande.
64Intéressés par la création du Conseil européen, les Britanniques n’en tirèrent pas parti pour jouer un rôle actif dans les Communautés. Leurs exigences lors de la renégociation, leurs revendications budgétaires, leurs critiques de la politique agricole, les mirent le plus souvent en opposition avec les Français. Les Allemands s’efforçaient de jouer les conciliateurs, mais finissaient par douter de l’esprit communautaire des Britanniques et de leur engagement en Europe, ce qui avait pour conséquence de les rapprocher davantage des Français. Helmut Schmidt aurait souhaité une concertation Allemagne – France – Grande-Bretagne, mais les positions de Londres dans la CEE la rendaient impossible.
65Sur le plan économique, des divergences franco-allemandes subsistaient. Dès 1974, la République fédérale demandait un inventaire de la politique agricole en se plaignant de trop payer et la France finira par accepter une certaine révision de la PAC. La politique industrielle (conçue comme stratégie des pouvoirs publics) réclamée par les Français, était considérée par les Allemands comme un interventionnisme qui fausserait les mécanismes du marché. Mais la crise économique rendait nécessaires des actions communes pour les secteurs en difficulté (ainsi la mise en œuvre en 1977 du Plan Davignon pour la sidérurgie). Sur la politique commerciale de la CEE, la France voyait dans le tarif extérieur commun une possibilité de se protéger vis-à-vis des pays tiers (en particulier du Japon et des pays nouvellement industrialisés) alors que l’Allemagne fédérale mettait l’accent sur la division internationale du travail à l’échelle mondiale. Dans ces conditions et compte tenu de la crise économique qui limitait les possibilités, il ne fut pas possible de faire beaucoup progresser les politiques communes sectorielles.
Création du SME (1978)
66En revanche un pas décisif fut franchi dans le domaine monétaire et économique. Le premier souci de Valéry Giscard d’Estaing et de Helmut Schmidt avait été de combattre l’inflation consécutive à la hausse du prix du pétrole, qui risquait de désintégrer la CEE. Les deux hommes d’état avaient mis en œuvre des programmes déflationnistes. Le franc était rentré dans le « serpent ». Puis après une tentative de relance qui aboutit à une nouvelle sortie, Raymond Barre, succédant à Jacques Chirac comme Premier ministre, prit en août 1976 de nouvelles mesures anti-inflationnistes qui furent approuvées par Helmut Schmidt. Il y avait là un grand changement dans l’attitude de la France, qui ne donnait plus la priorité à la solidarité monétaire, devenue impossible, mais au rapprochement des politiques économiques qui devait la préparer. À cet effet, les rencontres des ministres des Finances français et allemand devinrent trimestrielles, préparant celles des ministres des Finances des Neuf qui adoptèrent le même rythme.
67Cependant Valéry Giscard d’Estaing restait préoccupé par le sort du franc, qui avait dû sortir à deux reprises du « serpent ». Il souhaitait voir instaurer un nouveau système où, cette fois, les monnaies fortes aideraient les monnaies faibles26. Il estimait que l’établissement de liens avec le Deutsche Mark permettrait de mieux contrôler l’inflation, de resserrer les rapports entre économies française et allemande et aussi de lier davantage l’Allemagne fédérale à l’Europe. Il en parla à Helmut Schmidt qui se montra réticent : il n’y croyait guère, et la Bundesbank était hostile, craignant l’inflation s’il fallait vendre des Deutsche Mark pour soutenir les monnaies faibles. Il accepta toutefois, de façon surprenante, pour plusieurs raisons : inquiétude devant la chute du dollar et les pressions consécutives sur le Deutsche Mark, souci d’empêcher des dévaluations des partenaires de l’Allemagne. Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt se mirent d’accord : le président travaillerait avec les experts français et allemands à la mise au point du projet et laisserait le chancelier le présenter au Conseil européen, afin de convaincre la communauté financière allemande. Roy Jenkins, président de la Commission, avait de son côté préparé le terrain par son discours de Florence. Les propositions franco-allemandes furent presque complètement acceptées par le Conseil européen et le Système Monétaire Européen entra en vigueur le 13 mars 1979 après un accord sur le démantèlement des montants compensatoires exigé par Paris et accepté par Bonn. Le problème de la participation britannique s’était posé : le chancelier avait fait beaucoup d’efforts pour l’obtenir, ce que Valéry Giscard d’Estaing jugeait peu réaliste en raison de l’hostilité de la City. Le président rapporte qu’il eut l’idée de séparer l’accord général d’une part et le mécanisme de fixation des marges de fluctuation et d’intervention d’autre part : la Grande-Bretagne ne participerait qu’au premier, la livre faisant partie du panier de monnaies définissant l’ECU (European Currency Unit, nom proposé par Valéry Giscard d’Estaing à cause de la signification française de ses initiales), mais ne se joindrait pas au flottement concerté qu’elle refusait.
68La création du Système Monétaire Européen représentait un progrès considérable dans la construction européenne. Le SME devenait le troisième pilier des Communautés avec l’Union douanière et la Politique agricole commune. Il était dû à l’impulsion franco-allemande. Sa mise en place fut d’autant plus utile que le second choc pétrolier en 1979 relança l’inflation. Mais les fortes tensions entre les monnaies ne permettront pas, au début de 1981, le passage à la seconde étape.
La Coopération politique européenne
69Les liens franco-allemands se resserrèrent également dans d’autres domaines communautaires. Margaret Thatcher, Premier ministre conservateur depuis le 3 mai 1979, exigea une réduction considérable de la contribution britannique et des économies sur la politique agricole. La France et l’Allemagne acceptèrent, au Conseil européen des 29-30 mai 1980, de prendre à leur compte une très importante partie de la contribution britannique, en attendant une solution définitive du problème budgétaire. À cette bonne volonté, le gouvernement britannique répondit par une attitude trop raide en refusant le compromis sur la pêche et en n’acceptant pas que le pétrole de la Mer du Nord pût être mis à la disposition de la Communauté en cas de pénurie. Les Allemands, comme les Français, en furent irrités et toute velléité de trilatéralisme disparut.
70Dans le cadre de la Coopération politique, l’entente franco-allemande fit beaucoup pour l’expression d’une position européenne en politique extérieure qui ne soit ni alignée sur les états-Unis, ni faible à l’égard de l’Union soviétique. Lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt étaient d’accord pour préserver la détente (déclaration commune du 5 février 1980), alors que le président Ronald Reagan réagissait vivement, appuyé par la Grande-Bretagne. La Communauté, sous leur impulsion, décida des sanctions limitées, complétant l’embargo américain sur les exportations vers l’URSS. Valéry Giscard d’Estaing voyait dans cette prise de position « une date dans la réapparition de l’Europe comme centre nouveau de décision et d’influence dans le monde », ce qui paraissait quelque peu optimiste. En effet la cohésion fut moindre dans la réaction à la menace d’intervention soviétique en Pologne en février 1981, Paris et Bonn étaient cependant d’accord pour ne pas laisser entièrement l’initiative à Ronald Reagan et à la tendance la plus dure de l’administration républicaine. Un résultat important de la coopération franco-allemande fut atteint sur les questions du Proche-Orient. Helmut Schmidt, en dépit des liens de la République fédérale avec Israël, se rapprocha progressivement de la position de Valéry Giscard d’Estaing. Leur accord permit l’adoption par le Conseil Européen de la Déclaration de Venise (13 juin 1980) définissant une politique de l’Europe au Proche-Orient et proposant des formules de règlement.
71Enfin le problème de la défense européenne commençait à être évoqué. Helmut Schmidt y était intéressé, comme en témoigne Valéry Giscard d’Estaing : « Sur les deux prochaines étapes de l’Union européenne ... la monnaie était surtout mon idée. La défense était celle du chancelier Schmidt »27. Mais les positions restaient très éloignées. Il n’était pas question pour la France de retour à l’OTAN, ni de participation allemande à la force de frappe française (ce qui risquait d’entraîner des tensions avec l’Union soviétique). Un projet de char de combat franco-allemand fut mis à l’étude mais ne devait pas se réaliser.
72Au total, le développement de la coopération franco-allemande entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt a été très profitable à l’Europe, en dépit d’un certain agacement des autres partenaires, qui la reconnaissaient cependant indispensable, et de l’attitude peu constructive de la Grande-Bretagne. Valéry Giscard d’Estaing estimait « l’entente entre les deux pays comme la condition nécessaire mais insuffisante de toute construction européenne ». Toujours est-il que « toutes les initiatives, toutes les coopérations, toutes les avancées européennes .... sont issues de consultations franco-allemandes » estime Jean François-Poncet28. Lors du 25e anniversaire du Traité de l’Élysée, Le Monde constatait : « Giscard et Schmidt ont apporté une contribution considérable à l’idée que la coopération franco-allemande est le nerf de l’Europe »29.
François Mitterrand et Helmut Schmidt (1981-1982)
73Une nouvelle période s’ouvrait le 10 mai 1981 avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, tandis que le 1er octobre 1982 Helmut Kohl devenait chancelier à la place d’Helmut Schmidt. Tandis que la continuité prévalait à Bonn, c’est à Paris que se produisait une rupture d’avec la politique de Valéry Giscard d’Estaing, bientôt suivie d’un retour à la primauté des relations franco-allemandes pour la construction européenne.
74François Mitterrand avait reproché à son prédécesseur à l’Élysée d’avoir pratiqué un tête-à-tête trop exclusif avec l’Allemagne. Il chercha à diversifier davantage ses relations avec les membres de la Communauté en se rendant à Londres, Rome, Athènes, mais sans grand succès. Les revendications britanniques sur le budget et les prix agricoles ne permettaient guère un rapprochement avec Londres, alors que les positions restaient coordonnées entre Paris et Bonn. L’Allemagne fédérale était favorable à la réduction des dépenses agricoles, mais elle bénéficiait aussi de la politique agricole, d’où son attitude nuancée et un soutien moins net aux thèses britanniques que Londres ne l’espérait. Le resserrement des positions se fit entre Paris et Bonn qui n’hésitèrent pas à passer outre au veto britannique sur les prix agricoles en mai 1982. Dans ces conditions, l’Allemagne apparaissait à nouveau comme le partenaire privilégié. Les habitudes de la période précédente avaient d’ailleurs été préservées : dès après son élection, Mitterrand avait reçu la visite du chancelier. En dépit d’une certaine froideur entre les deux hommes, la coopération franco-allemande se développa à nouveau sur la base de la convergence des intérêts, plus que sur des grands projets pour l’Europe.
75La politique européenne du gouvernement socialiste différait en effet profondément de celle pratiquée précédemment et ne laissait pas d’inquiéter Bonn. Les socialistes entendaient faire « l’Europe des travailleurs et non celle du grand capital » ; ils considéraient que le Marché Commun n’était qu’une zone de libre-échange à peine améliorée avec un tarif extérieur trop bas pour protéger les secteurs industriels en difficulté ; ils estimaient que les politiques communes étaient quasi-inexistantes et demandaient leur développement. Surtout, après avoir accusé Giscard d’avoir fait une politique économique « importée d’Allemagne », ils entendaient garder la maîtrise de la politique économique nationale pour mettre en œuvre le socialisme en France au sein d’une Europe libérale. À cette fin, ils récusaient toute supranationalité et marquaient leur attachement au « compromis » de Luxembourg (discours de Mitterrand à Hambourg, 14 mai 1982). Le mémorandum présenté le 13 octobre 1981 par André Chandernagor, ministre délégué des Affaires européennes, mettait l’accent sur la relance de l’Europe, mais excluait les innovations institutionnelles et insistait sur la nécessité d’un « espace social européen », d’une relance de l’activité pour lutter contre le chômage, et d’une politique commerciale plus forte à l’égard des états-Unis et du Japon. Ces propositions furent mal accueillies des partenaires qui y voyaient une manœuvre pour accroître leurs charges sociales et salariales et détourner de tâches plus urgentes (réforme budgétaire, contribution britannique, révision de la politique agricole, admission de l’Espagne et du Portugal).
76Dans ces conditions, ce n’est pas vers Paris que se tournera Hans-Dietrich Genscher, ministre des Affaires étrangères de Bonn, mais vers son collègue italien Emilio Colombo, pour prendre l’initiative d’une relance portant principalement sur le renforcement des institutions et surtout du Conseil Européen, la limitation du « droit de veto », le développement d’une politique étrangère commune et l’établissement d’une concertation pour des questions relevant de la sécurité et de l’indépendance de l’Europe. Le schéma habituel n’était pas respecté : il n’y avait pas de « moteur » franco-allemand, mais germano-italien. Le projet suscita par ailleurs beaucoup de réticences dans les autres pays sauf au Bénélux et en Irlande. La Grande-Bretagne, comme la France, était hostile au renforcement des institutions. L’Italie elle-même attachait plus d’importance au développement des politiques économiques communes comme le souhaitait la France et surtout il n’y avait pas d’accord franco-allemand. Le Conseil Européen de Stuttgart (17-19 juin 1983) se bornera à adopter une « Déclaration solennelle sur l’Union européenne » sans engagements nouveaux.
François Mitterrand et Helmut Kohl (1983-1989)
77Un tournant décisif se produisait cependant dans la politique économique du gouvernement socialiste français. La politique de relance n’empêchait pas l’augmentation du chômage et creusait le déficit du budget et de la balance des paiements. Le franc faiblissait. Helmut Schmidt assura François Mitterrand d’un appui monétaire, acceptant la réévaluation du deutschemark pour limiter la dévaluation du franc lors des deux réalignements monétaires du SME d’octobre 1981 et juin 1982. La France dut promettre de pratiquer une politique plus rigoureuse. Le président français commença dès lors à mieux apprécier l’importance du partenaire allemand. Avec le nouveau chancelier Kohl en octobre 1982, les rapports furent rapidement cordiaux ; François Mitterrand, craignant que les élections du printemps 1983 en RFA ne donnent une majorité de gauche tentée par le neutralisme, prononça devant le Bundestag, le 22 janvier 1983, un discours conseillant aux Allemands d’accepter l’implantation de fusées Pershing, ce qui aidera le gouvernement démocrate-chrétien-libéral à remporter les élections du 6 mars. Quelques jours plus tard, une nouvelle faiblesse du franc plaçait le président Mitterrand devant une alternative : ou bien continuer la politique socialiste en sortant du SME et peut-être en rétablissant le protectionnisme, mais les réserves en devises étaient insuffisantes pour défendre le franc, même fortement dévalué, ou bien rester dans le SME et dans le Marché Commun en obtenant l’aide communautaire mais à condition de pratiquer désormais une politique de rigueur. C’est la solution qui fut choisie avec, le 21 mars, un troisième réaménagement des parités au sein du SME. Les Allemands, encore obligés de réévaluer le deutschemark pour éviter une trop forte dévaluation du franc, ne ménagèrent pas leurs critiques et Jacques Delors, ministre des Finances, se plaignit de leur « arrogance ». Mais l’éclatement du Marché Commun était évité et la France allait désormais rapprocher sa politique économique de celle de ses partenaires, en particulier de l’Allemagne fédérale, et accorder plus d’importance au rôle du marché et à la dynamique des entreprises.
78La Communauté était ainsi sauvegardée mais elle restait immobilisée par de nombreux problèmes non résolus. Pour surmonter les blocages, la présidence allemande fit décider, par le Conseil Européen de Stuttgart, de lier les différentes questions en un seul « paquet » : accroissement des ressources communautaires, devenues insuffisantes, par l’augmentation de la fraction de TVA, fixation de la ristourne réclamée par la Grande-Bretagne, définition d’une discipline budgétaire, réforme de la politique agricole commune, relance politique. Les négociations s’avérèrent laborieuses et le Conseil européen d’Athènes se solda par un échec.
79Lors de la présidence française du premier semestre 1984, François Mitterrand s’affirma très européen (d’autant que les relations se détérioraient avec les états-Unis). Ayant dû renoncer à son projet « d’espace social européen », il avait lancé en septembre 1983 celui de l’Europe des Technologies et fait adopter le programme Esprit en février 1984. Il approuva en principe le projet d’Union européenne proposé par le Parlement européen. L’essentiel restait toutefois le « paquet » de Stuttgart. L’accord se fit entre Paris et Bonn, puis au Conseil européen de Fontainebleau (25-26 juin). C’est la France qui dut faire le plus de concessions, la République fédérale, principal contributeur net, étant en position d’arbitre. Pour obtenir l’accroissement des ressources financières de la Communauté, nécessaires à la préservation de la politique agricole et au développement des politiques communes qu’elle préconisait, la France acceptait des quotas agricoles (qui furent vivement critiqués par Michel Rocard, ministre de l’Agriculture) et le principe d’une discipline budgétaire tant pour les dépenses agricoles que pour les autres. Elle obtenait le démantèlement des montants compensatoires créés lors des dévaluations du franc, mais l’Allemagne fédérale demanda, malgré l’opposition de la Commission, le droit de les remplacer par des subventions d’effet équivalent. La compensation financière à la Grande-Bretagne était maintenue, mais Bonn réduisit sa contribution à cette ristourne, ce qui majorait celle de la France. Enfin, Bonn imposait une liaison entre l’augmentation des ressources et l’admission de l’Espagne, qu’elle souhaitait, alors que Paris y voyait des inconvénients et aurait voulu avoir le temps de négocier davantage. Bref l’accord franco-allemand s’était fait et avait permis l’accord général et le déblocage de la Communauté, mais le rapport de force était en faveur de Bonn. Certains n’hésitèrent pas à dire que, depuis la troisième dévaluation du franc « la France était devenue le brillant second de la République fédérale »30.
Vers l’Acte unique (1986)
80Quant à la relance institutionnelle, le Conseil de Fontainebleau avait décidé de demander des propositions de révision des Traités à un Comité composé de représentants personnels des chefs d’état et de gouvernement. François Mitterrand y nomma son ami Maurice Faure qui avait joué un rôle important comme négociateur des Traités de Rome et qui sera le véritable animateur du Comité alors que le représentant allemand n’était pas un des proches du chancelier.
81Dans la préparation et le déroulement de la Conférence intergouvernementale qui allait procéder à la révision des Traités, l’accord franco-allemand ne fut que partiel et intermittent, mais se révéla en fin de compte indispensable. François Mitterrand, en février 1985, laissait prévoir une initiative franco-allemande. Mais les désaccords persistaient entre Paris et Bonn sur plusieurs sujets : le prix des céréales sur lequel les Allemands feront usage de leur veto en juin, les négociations du GATT, les Français demandant plus de protection pour la CEE que les Allemands n’en acceptaient, le projet d’Initiative de Défense Stratégique du président Reagan auquel Helmut Kohl avait accepté de s’associer, alors que François Mitterrand refusait et y opposait en avril le projet Eureka de coopération technologique en dehors du cadre communautaire. Dans ces conditions, le président français n’était pas pressé de voir se réunir la conférence intergouvernementale, mais le chancelier voulait faire avancer les idées du Plan Genscher et rétablir sa crédibilité européenne, atteinte par son veto sur le prix des céréales. Comme la présidence italienne du premier semestre 1985 tenait absolument à ce qu’une décision fut prise à ce sujet au Conseil européen de Milan (26-29 juin), Mitterrand et Kohl cherchèrent à prendre l’initiative en présentant un projet franco-allemand de Traité d’Union européenne élaboré à Bonn, qui n’évoquait pas la réforme nécessaire des mécanismes décisionnels des Communautés et était entièrement consacré au renforcement de la Coopération politique avec création d’un secrétariat général31. Ce texte fut très mal accueilli par les partenaires qui y virent une tentative de directoire franco-allemand et lui reprochèrent de ne pas parler des Communautés. Les Britanniques se plaignirent que leurs modestes propositions de coopération politique eussent été plagiées ! Le texte fut retiré. Bettino Craxi, président du Conseil italien et son ministre des Affaires étrangères Giulio Andreotti, firent voter en faveur de la réunion d’une conférence intergouvernementale de révision des Traités de Rome qui fut décidée en dépit de l’opposition britannique, danoise et grecque. Après avoir hésité, François Mitterrand vota pour, comme Helmut Kohl. Ainsi le leadership franco-allemand n’avait pas joué, faute d’accord sur le fond entre les deux pays. À Milan, la « locomotive » avait été l’Italie, appuyée par l’Allemagne.
82Dans le déroulement de la Conférence intergouvernementale, le rôle de la coopération franco-allemande fut limité. L’impulsion vint surtout de la présidence luxembourgeoise du second semestre 1985 et de Jacques Delors, président de la Commission. Les intérêts de la France et de l’Allemagne ne coïncidaient pas. La France était gênée par les réticences de ses administrations devant le grand marché intérieur pour 1992, devenu l’objet principal de la négociation souhaitée par l’Allemagne, la Grande-Bretagne et d’autres partenaires. Sur la capacité monétaire de la Communauté, c’est un texte anglo-allemand qui permit d’aboutir. Mais en dépit des divergences sur les problèmes techniques, les deux délégations française et allemande prirent conscience de l’enjeu politique et s’accordèrent pour aboutir. « L’impulsion positive du tandem franco-allemand était indispensable pour que la conférence réussisse »32. L’Acte Unique européen put être signé les 17 et 18 février 1986. Il était consacré surtout au grand marché et abordait les questions institutionnelles surtout en fonction de la réalisation de celui-ci (en particulier par l’utilisation du vote majoritaire). La France et l’Allemagne n’obtenaient pas la création d’un secrétariat général de l’Union européenne. François Mitterrand et Helmut Kohl estimaient cependant que l’Acte unique – qui évoquait la nécessité d’une « politique étrangère européenne » – constituait un minimum acceptable.
83L’accord franco-allemand retrouva son importance au premier semestre 1988 avec la présidence allemande, bien décidée à faire entrer en vigueur l’Acte Unique. L’entente de Bonn et de Paris sur la réforme de la politique agricole joua alors un rôle décisif en permettant au Conseil européen de Bruxelles de régler le problème budgétaire en assurant pour cinq ans des ressources suffisantes à la Communauté et en fixant pour la même période le montant de la ristourne à la Grande-Bretagne.
Politique extérieure et sécurité
84En ce qui concerne la coopération en politique extérieure, elle s’était confirmée dès le début du septennat. L’Allemagne fédérale s’était émancipée diplomatiquement dans les années 1970 avec son entrée à l’ONU, les Traités avec les pays de l’Est, la participation aux sommets économiques des pays industrialisés. Elle avait cependant toujours besoin de la Coopération politique, surtout pour mener vis-à-vis de l’Est, avec le soutien de la Communauté, une politique plus nuancée et stable que celle des états-Unis33. C’était aussi la position de la France et les liens franco-allemands se trouvèrent renforcés par la politique du président Ronald Reagan. Lors de la crise polonaise de 1981, François Mitterrand se montrait ferme et Helmut Schmidt prudent à cause du commerce allemand avec l’Est, puis celui-ci se rapprocha de celui-là ; finalement les deux hommes limitèrent les sanctions exigées par l’Amérique. De même Paris et Bonn résistèrent en 1982 aux pressions américaines visant à empêcher la construction d’un gazoduc pour l’achat de gaz sibérien. Le fait que, dans ces affaires, la Grande-Bretagne restait toujours très près des états-Unis conduisait naturellement la France et l’Allemagne, qui voulaient prendre quelque distance à l’égard de l’Amérique, à rapprocher leurs positions.
85Dans l’affaire des Malouines, en 1982, la France appuya nettement la Grande-Bretagne, alors que l’Allemagne était plus hésitante à cause de ses bons rapports avec l’Argentine et surtout par hostilité à une intervention britannique « colonialiste ». Elle ne s’opposa pas toutefois – comme l’Italie très réticente – à la décision de sanctions de la Communauté européenne contre l’Argentine. Mais sur le Proche-Orient, François Mitterrand se désolidarisa de la Déclaration de Venise, l’estimant défavorable à Israël, alors que la République fédérale devenait moins exclusivement pro-israëlienne et améliorait ses relations avec les Arabes. « L’initiative européenne » ne put aboutir. D’ailleurs, dans l’été 1982, Israël intervint au Liban, ce que condamna François Mitterrand. Les vues entre Paris et Bonn se rapprochèrent toutefois pendant la guerre du Liban.
86C’est dans le domaine de la défense, de la stratégie et non plus seulement de la production d’armement, que le rapprochement entre Paris et Bonn a été le plus flagrant et le plus significatif34. Déjà, au sommet Schmidt-Mitterrand du début 1982, il avait été décidé que les questions de sécurité en Europe seraient examinées par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays, sur la base du traité de 1963. En octobre 1983, le sommet Mitterrand-Kohl décidait de rapprocher les doctrines en matière de stratégie. Les divergences étaient grandes. Le chancelier avait prévenu qu’il ne s’écarterait pas de l’OTAN et insistait sur la nécessité de faire participer la France à la « bataille de l’avant ». à cet effet, la Force d’Action Rapide française était constituée, dont la décision d’engagement resterait cependant à Paris. François Mitterrand, tardivement rallié à la stratégie nucléaire, n’entendait pas y associer Bonn, en dépit des inquiétudes des Allemands quant à l’emploi sur leur territoire des armes atomiques tactiques des Français. On commença cependant à discuter de « dissuasion élargie ». Les initiatives franco-allemandes étaient présentées comme ouvertes à d’autres, mais dans quel cadre ? Bonn était favorable à l’inclusion des questions de sécurité dans les compétences de l’Union européenne (ce que proposait le Plan Genscher-Colombo), mais Paris s’y opposait, estimant le cadre communautaire trop large et disparate. Le gouvernement français préféra relancer l’Union de l’Europe Occidentale. Pour surmonter les réticences de Bonn, Paris prit l’initiative de faire supprimer, le 24 mai 1984, les discriminations en matière d’armement classique qui visaient encore l’Allemagne fédérale. Ainsi le rapprochement franco-allemand en matière de défense donnait une impulsion dans ce domaine, non aux Communautés, mais à une organisation plus restreinte.
25e anniversaire du Traité de l’élysée
87L’arrivée au pouvoir en France d’une nouvelle majorité en mars 1986 ne remit pas en question la politique de rapprochement franco-allemand. Bien au contraire, elle l’accentua encore. Les gaullistes étaient toujours hostiles à la supranationalité (d’ailleurs refusée par la Grande-Bretagne, le Danemark, la Grèce) et méfiants à l’égard des institutions indépendantes – Jacques Chirac évoquait la nécessité de « reprendre le contrôle politique de la Commission » – mais ils ratifièrent sans difficultés l’Acte Unique. En revanche, ils insistèrent sur la nécessité du couple franco-allemand, en se réclamant du Général de Gaulle. Le président François Mitterrand et le premier ministre Jacques Chirac furent d’accord pour instituer, le 22 janvier 1988, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du Traité de l’élysée, le Conseil franco-allemand économique et financier pour la coordination des politiques économiques et budgétaires entre les deux pays et pour préparer le grand espace financier européen de 1993. Les Allemands, soucieux de la stabilité du Deutsche Mark, marquaient cependant quelques réticences, en dépit d’une attitude moins hostile à l’égard de la future monnaie européenne. Le même jour était institué le Conseil franco-allemand de défense, malgré de sensibles divergences de vues entre les deux partenaires. L’importance psychologique et politique de ce rapprochement militaire fut encore soulignée par la création, sur proposition du chancelier Kohl, d’une brigade mixte franco-allemande, création à laquelle Madame Thatcher réagit en déclarant que la coopération militaire franco-allemande ne devait pas aller plus loin.
88Au total, pendant le premier septennat de François Mitterrand, et en dépit de quelques velléités de changement au début l’évolution s’est poursuivie dans la ligne du septennat de Valéry Giscard d’Estaing : renforcement de la coopération franco-allemande avec le rapprochement des politiques économiques et monétaires, concertation en politique extérieure, en particulier sur les rapports Est-Ouest, et surtout nouvelle coopération en matière de défense. En revanche, l’effet d’entraînement sur les Communautés du couple franco-allemand a été moins marqué que pendant la période précédente en raison d’une moindre cohésion de celui-ci, ce qui rendait le jeu plus ouvert à l’ensemble des partenaires. L’impulsion allait devenir beaucoup plus forte avec le traité de Maastricht d’Union européenne.
Notes de bas de page
2 Voir pour cette période F. R. Willis, France, Germany and the New Europe. 1945-1967, London, Stanford, 1968.
3 Pierre Gerbet, La genèse du Plan Schuman, des origines à la déclaration du 9 mai 1950, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1962.
4 Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 384.
5 Ibid., p. 437.
6 Sur ces difficultés, voir F. R. Willis, op. cit., p. 209 et suiv.
7 Pierre Gerbet, « René Mayer, président de la Haute Autorité de la Communauté du charbon et de l’Acier », in : Revue d’Histoire de la Seconde guerre mondiale, n° 141, 1986.
8 Enrico Serra (dir.), Il Rilancio del l’Europa e i Trattati di Roma, Giuffre, 1988.
9 Pierre Guillen, « La France et la négociation du Traité d’Euratom », in : Relations internationales, n° 44, hiver 1985.
10 Robert Marjolin, Le travail d’une vie, Paris, Laffont, 1986, p. 307.
11 Maurice Couve de Murville, Une politique étrangère, 1958-1969, Paris, Plon, 1971, p. 242.
12 Hans von der Groeben, Combat pour l’Europe, la construction de la Communauté Européenne de 1955 à 1966, Luxembourg, Office des Publications officielles des Communautés Européennes, 1984, p. 170.
13 Hans Peter Schwarz, « Adenauer und Europa », in : Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, 27, 1979.
14 Le Monde, 23 janvier 1963.
15 Robert Marjolin, op. cit., p. 226.
16 Maurice Couve de Murville, op. cit,. p. 261.
17 Maurice Couve de Murville, op. cit., p. 263.
18 Ibid., p. 263.
19 Robert Marjolin, op. cit., p. 237.
20 Sur cette période, voir Haig Simonian, The privilegied Partnership, Franco-German Relations in the European Community, 1969-1984, Oxford, 1985.
21 Michel Jobert, L’autre regard, Paris, 1976, p. 349.
22 Samy Cohen et M. C. Smouts (dir.), La politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1985, p. 68 et suiv.
23 Valéry Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, Paris, 1988, p. 130.
24 Ibid., p. 132.
25 Jean François-Poncet, in : Samy Cohen et M. C. Smouts, op. cit., p. 65.
26 Valéry Giscard d’Estaing, op. cit., p. 142 et suiv.
27 Ibid., p. 136.
28 Jean François-Poncet, in : Samy Cohen et M. C. Smouts, op. cit., p. 113.
29 Le Monde, 23 janvier 1988.
30 Gabriel Robin, La diplomatie de Mitterrand ou le triomphe des apparences. 1981-85, Paris, 1988, p. 219.
31 Texte dans Le Monde du 29 juin 1985.
32 Jean de Ruyt, L’Acte Unique Européen, Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles, 1987, p. 78.
33 Les stratégies de la République fédérale d’Allemagne et de la France, Documents du CIRAC, n° 1, p. 43 et suiv.
34 Ibid. p 55 et suiv.
Auteur
Professeur émérite à l’Institut d’études Politiques de Paris. A publié : La construction de l’Europe, Paris, Imprimerie Nationale, 1983, 498 p. ; La naissance du marché commun, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, 189 p. ; Le Relèvement 1944-1949 (avec Jean Laloy, Jacques de Folin, Jacques Dupuy, Henry Rollet), Paris, Imprimerie Nationale, 1991, 481 p.
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