Constats et perspectives
p. 51-52
Texte intégral
1Il me semble qu’un aspect n’a pas été suffisamment mis en valeur dans ce débat, c’est que tout ce qui est idéologique dans la propagation du sentiment national doit toujours aussi être combiné avec la recherche des intérêts qui se manifestent dans ces choix.
2Si je prends la première grande manifestation «nationale» dans notre histoire, la mobilisation générale pour la patrie en danger en 1792, il est impossible de ne pas relier très profondément cette éruption d’une volonté collective aux énormes peurs qui ont traversé la société française dans les années précédentes. Quand on voit les causes de cette action idéologique d’un pouvoir menacé qui ne peut plus faire appel à la loyauté envers le roi, qui donc appelle au dévouement pour la patrie, il est évident que, malgré la force du gouvernement, le peuple français n’aurait pas soutenu l’effort de la France pendant près d’un quart de siècle, s’il n’y avait pas eu, derrière, le sentiment qu’une énorme menace obligeait à un effort sans comparaison. Que cette menace ait existé et quelle était sa nature, c’est une autre affaire, c’est aussi l’art des gouvernements de faire prendre au sérieux des menaces. C’est là une première observation.
3Ma deuxième observation, c’est que je suis frappé de l’embarras qu’ont eu les Allemands et les Français, à partir du moment où le sentiment national est devenu quelque chose de très fort chez eux, de s’arranger de l’existence des autres nations. La conquête française après 1794 n’a abouti au mieux qu’à la création de protectorats. Quant aux Allemands, dès 1848 avec les Danois, les Polonais, les Tchèques, les Hongrois, le problème de l’acceptation des autres nations pour qu’on puisse soi-même s’épanouir dans sa nationalité, n’a été résolu que par la négative après 1945. Cette impossibilité que les Européens ont vécue jusqu’à présent est une des raisons pour lesquelles l’Europe exsangue est obligée aujourd’hui de voir comment elle peut enfin organiser la coexistence, la convivance et quels sont les intérêts qui peuvent nous pousser vers cela.
4Troisième observation : il est évident qu’il y a eu en Allemagne et en France un transfert du sentiment national, disons de l’idéologie de la nation, de la gauche à la droite, à des moments différents, mais extrêmement visibles. Tout le monde se rappelle comment la Commune de Paris a voulu être l’expression de la résistance de la nation et comment l’Assemblée de Bordeaux a préféré faire la paix. Donc, d’une façon générale, nous avons eu très longtemps un nationalisme lié à la gauche et qui ensuite passe à la droite. Pourquoi ? Mais d’une façon évidente, cette conquête, cette utilisation du national qui peut être parfaitement honnête du point de vue individuel, mais qui collectivement a besoin d’être analysée, coïncide avec le développement du socialisme. La riposte des possédants à la montée du socialisme a été le passage des possédants au nationalisme, de même qu’on constatait dans l’histoire de France le retour d’une grande partie de la bourgeoisie athée au catholicisme au moment où le socialisme commence à les menacer.
5Nous voyons l’État national s’achever au xixe siècle et entrer dans sa phase de contestation, d’autodestruction, de dépassement. Nous nous sommes interrogés aussi sur sa vitalité. Cette vitalité est indiscutable, elle est à la fois nécessaire pour l’Europe et dangereuse et perturbatrice. Nous aurons à en parler encore. Il est inimaginable qu’on entre tout nu dans l’Europe de demain, sans nos histoires, et il est inimaginable que la persistance des consciences collectives s’incarnant dans des peurs, dans des angoisses, se mariant avec les intérêts politiques et économiques contradictoires, ne nous réserve pas de surprise.
6En revanche nous n’avons guère parlé des grands mouvements concurrents qui se sont déclenchés surtout au xixe siècle, qui ont continué à agir au xxe, en quelque sorte en rivalité avec les nationalismes. Faut-il mentionner la lutte des classes, qui a été quand même un des grands moments de l’histoire idéologique. La lutte des classes a été rivale pendant un grand moment de l’idéologie nationaliste. Est-elle encore à ce point réelle qu’on puisse dire qu’elle reste une concurrente vivante du nationalisme ? Personnellement j’en doute, mais en tout cas c’est une question qu’on devra continuer à se poser.
7Par contre il faut parler de la renaissance des particularismes et l’apparition de particularismes nouveaux : je pense au problème de nos minorités totalement allogènes et, je dirais que, pour l’Allemagne, la minorité turque est encore plus allogène que la minorité berbéro-arabe en France, qui a quand même 150 ans de relations de toutes sortes avec nous. Et puis, il y a la résurgence des particularismes anciens, des individualités collectives anciennes que nous voyons même dans notre pays prendre une certaine structure.
8Et puis il y a la concurrence des grands ensembles à vocation mondiale. Certes il faut que nous fassions l’Europe pour qu’on soit une grande puissance. Une grande puissance a des armées, des bombes, cela coûte de l’argent, cela doit avoir des relations de puissance à puissance avec les autres, c’est tout un discours irénique mondialiste que nous risquons de rencontrer sur ce chemin.
9Et enfin il n’y a pas eu d’exemple, jusqu’à présent dans l’histoire du monde, de fédération sans fédérateur. L’élément fédérateur c’était un des éléments de la future confédération qui était plus fort que les autres, plus motivé, plus dur, plus riche, et qui a forcé la main aux autres. C’est ainsi que le Piémont a fait l’Italie et que la Prusse a fait l’Allemagne. Ou alors c’est l’ennemi extérieur. Le fédérateur des États-Unis a été le roi d’Angleterre. Chez nous, quel est aujourd’hui l’élément fédérateur ? Ce n’est pas un des nos États. L’adversaire soviétique qui a joué un si grand rôle dans la première partie de l’histoire de l’Europe d’après-guerre ne paraît plus comme un danger très menaçant à la plupart des Européens – peut-être ont-ils tort. Dès lors est-ce qu’en nous-mêmes il y a quelque chose qui peut servir de fédérateur, ? Ce ne peut pas être seulement le discours idéologique. Les intérêts économiques, qui poussent à la construction européenne à partir d’un certain stade, ont-ils une force de percussion telle qu’ils suffisent ? C’est là une interrogation qu’on peut et qu’on doit poser à la fin de ce débat si riche.
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