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Identités nationales et conscience européenne

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Gilbert Krebs
, 
Joseph Rovan

2. Reich, royaume et nations

La naissance de l’identité française

René Pillorget

Texte intégral

1Mon intervention sera consacrée à la naissance de l’identité française. Elle se situe parallèlement à l’exposé de Colette Beaune, et aussi, je peux dire, dans le prolongement du récit d’une jeune collègue allemande qui avait interrogé un soldat ou un marin britannique revenant des Falklands et avait demandé pour qui il s’était battu, pourquoi il s’était battu. La réponse fut : «Pour la reine !».

2En ce qui concerne la naissance de la conscience nationale française, tout a été dit, je crois, l’an dernier à l’occasion du millénaire capétien. La famille capétienne a fait coïncider, peu à peu, le domaine royal avec le royaume en lui rattachant différents duchés, comtés et autres fiefs précédemment possédés par d’autres dynasties. Les rois ont été des rassembleurs de terres françaises, les créateurs de l’unité territoriale française. C’est indéniable, et c’est exposé clairement dans de multiples manuels. Mais ont-ils agi de telle sorte que les habitants des pays sur lesquels ils étendaient leur autorité se sentaient devenir français ? Ont-ils obtenu l’adhésion des esprits et des cœurs, suscité une prise de conscience, celle d’être tous membres de la même communauté et les sujets du même roi ? À cette question on ne peut que répondre par l’affirmative, même si c’est une affirmative nuancée.

  • 13 Cependant les terres du Midi languedocien et aquitain n’ont guère participé à cette solidarité avan (...)

3Très tôt, les différentes parties, non seulement du domaine royal au sens étroit, mais du royaume, alors limité à l’Est par la frontière des quatre fleuves (Rhône, Saône, Sambre, Escaut), ont montré une cohésion et se sont manifestées, le cas échéant, solidaires de leur prince13.

4Certains faits me semblent bien le prouver :

  • le premier, en 1124, est la menace d’invasion impériale. L’Empereur Henri V se mêle d’une querelle qu’avait le roi Louis VI avec un de ses vassaux. C’est alors une levée d’ost qui est décrétée et qui est l’expression d’un sentiment d’unité qui se manifeste par une réponse franche et massive à l’appel du roi. À tel point que le vassal qui se trouvait en querelle avec le roi cesse cette querelle avec lui et se hâte lui-même d’envoyer son contingent.

  • deuxième fait, le 27 juillet 1214, c’est la bataille de Bouvines et l’enthousiasme populaire, qui la suit.

  • troisième fait, c’est, en 1303, le conflit de Philippe le Bel et du Pape Boniface VIII. C’est l’occasion de la première réunion des États Généraux. À cette occasion, il se manifeste une solidarité complète des Trois Ordres avec le roi.

  • quatrième fait qui ne correspond pas, lui, à une date précise : la Guerre de Cent Ans. Dans une guerre, bien entendu, l’on s’affirme contre quelqu’un : on était contre l’Empereur, contre le Pape, on s’affirme contre l’Anglais, contre le Roi de France usurpateur de la couronne. Au cours de la Guerre de Cent Ans se manifeste ce que je serais tenté d’appeler, en employant un terme qui appartient évidemment au xixe ou au xxe siècle, un «authentique patriotisme», dans lequel ne manquent pas les éléments populaires. Les noms de Du Guesclin, de Jeanne d’Arc, du Grand Ferré, de bien d’autres sont très évocateurs de cet aspect de la période.

    • 14 M. Pillorget fait ici allusion à la tentative du Roi d’Espagne Philippe II de faire reconnaître com (...)

    cinquième fait : à la fin du xvie siècle, le refus d’une reine étrangère, alors que l’héritier du trône se trouve être protestant et qu’il est refusé par la grande majorité des Français. Les intrigues du Comte de Ferra, ambassadeur d’Espagne, échouent et c’est non seulement dans les milieux des juristes, dans les milieux des officiers royaux, dans les milieux du clergé que l’on se dresse contre l’intrusion sur le trône de France d’une reine étrangère et d’un prince, qui deviendrait son époux, d’un prince catholique certes, mais étranger14.

Quatre langues en Alsace

5Ainsi, il me semble que la conscience nationale, sinon ce qu’on pourrait appeler le patriotisme, est très antérieure à 1789 ou 1790. Il me semble que l’on peut discerner trois ressorts par lesquels passent tout au long de l’histoire de l’Ancien Régime certaines influences de la dynastie qui pénétraient dans le peuple. Comment ces différents faits ont-ils été possibles ?

6Tout d’abord je voudrais souligner la triple nature de l’institution monarchique. Elle est féodale : le roi est le suzerain suprême et en gagnant des vassaux, en étant sûr d’eux, il peut exercer une influence sur une partie de son peuple. La monarchie française est romaine, surtout à partir du xiie siècle, grâce à l’action des juristes, des légistes et par là elle peut exercer une action centralisatrice de plus en plus appuyée. Enfin, et peut-être surtout, elle est chrétienne : le roi est sacré, le roi est thaumaturge ; il n’y a qu’un seul souverain en Europe qui partage ce privilège avec lui, c’est le roi d’Angleterre. Des mythes renforcent aussi l’institution monarchique.

7Deuxième ressort : les personnalités des rois. Certes, il y a des traits de caractère qui nous gênent chez Philippe le Bel, chez Louis XI, rois pour lesquels en bien des circonstances la fin justifie les moyens, mais dans l’ensemble les rois de la dynastie capétienne ont été des hommes très honnêtes – il n’y a eu aucun monstre parmi eux, ce n’est pas le cas dans toutes les dynasties d’Europe, tant s’en faut – et même plusieurs d’entre eux sont considérés comme des saints, Saint Louis bien entendu, mais aussi un homme comme Robert le Pieux, un homme comme Louis VII. Quant au roi Henri IV, les Français retrouvent volontiers chez lui des traits plus ou moins contestables de leur tempérament national, mais auxquels ils sont attachés.

L’assimilation forcée débute à la Révolution

8Triple caractère de l’institution monarchique, personnalités des rois, enfin leur politique. Celle-ci se résume en un mot : l’empirisme. Les rois respectent les privilèges. Les privilèges ce ne sont pas seulement ceux d’un groupe social, d’une classe ou d’un ordre, les privilèges ce sont les statuts, les coutumes des territoires qu’ils rattachent à leurs domaines, ce qui paradoxalement favorise leur intégration. Il n’y a eu, avant 1789, aucune politique de francisation comparable à ce que l’on a pu voir dans d’autres pays : slavisation ou arabisation par exemple. La croisade des Albigeois n’a nullement été suivie d’une politique d’assimilation forcée, de substitution forcée d’une langue à une autre, d’une civilisation à une autre. La langue d’oil a été adoptée peu à peu dans les différentes provinces pour des raisons de commodité administrative et commerciale. Les personnes bilingues sont devenues de plus en plus nombreuses, en Bretagne – ce qui n’empêchait pas que l’on imprimât encore des manuels religieux et des manuels de médecine en breton au xviie ou au xviiie siècle – en Alsace bien sûr, en Languedoc naturellement. En Languedoc encore à la veille de la Révolution française, la langue languedocienne, la langue occitane comme on dit maintenant, était la langue majoritaire. On appréciait beaucoup les curés ou les évêques qui parlaient la langue du pays et même certaines paroissiennes de Montpellier ou de Nîmes, au xixe siècle, disaient : «Il connaît notre langue, on voit bien qu’il n’a pas de sympathie pour les protestants». Car le français passait, dans certaines régions, pour être la langue des protestants.

9Il y a eu, certes, cette Ordonnance de Villers-Cotterets d’août 1539. Mais cette ordonnance ne porte que sur les actes judiciaires ou notariés. Dorénavant, ils doivent être en français, à l’exclusion certes des parlers locaux, mais surtout du latin. Et cette ordonnance ne s’inscrit nullement dans une politique d’assimilation forcée. La politique d’assimilation forcée débutera avec la Révolution française et le nom de Barrère en particulier, Toulousain pourtant, lui est attaché. Cette politique d’assimilation, plus ou moins forcée, on la verra se développer avec l’évolution vers la démocratie. On deviendra, on se sentira citoyen à part entière dans la mesure où on parlera couramment, normalement la langue majoritaire, la langue dominante. C’est ce qui a entraîné par ricochet ce phénomène aujourd’hui très vivant qu’est le réveil des particularismes, phénomène qui n’est pas propre à la France, mais qui est très sensible en Espagne aussi ou dans les pays celtiques de la Grande-Bretagne, en Belgique et en Italie et dans d’autres régions encore.

10J’en reviens à cette Ordonnance de Villers-Cotterets de 1539. Elle ne s’inscrit nullement dans une politique d’assimilation forcée, au contraire elle est la consécration d’une unité française qui se réalise, elle tire la leçon des faits. D’une part, la civilisation française du Nord, certes, l’a emporté sur les provincialismes et également sur les survivances de la culture antique. Et, d’autre part, l’unité morale de la France est en train de se faire. Elle résistera même quelques années plus tard à la déchirure religieuse et aux guerres civiles que celle-ci provoquera.

11Ainsi que l’a écrit Ernest Renan : «L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et que tous aient oublié bien des choses». En 1539, il s’est écoulé trois siècles depuis la croisade des Albigeois, trois siècles marqués par la Guerre de Cent ans. Le Prince Noir a parcouru en la dévastant la plaine narbonnaise et d’autres régions du Midi de la France. Ces trois siècles ont été marqués par des victoires remportées en commun, par des malheurs subis en commun par les Français de langue d’oil et par les Français de langue d’oc.

12Ajoutons que la magnifique floraison d’œuvres littéraires du xvie siècle, du siècle de Louis XIV, et celle du siècle de Louis XV ont contribué puissamment à implanter la langue française non seulement en Languedoc et en Provence, mais aussi dans d’autres régions très éloignées de Paris. Elle ont eu leur part dans l’intégration réussie de l’Alsace, qui constitue l’un des épisodes les plus remarquables dans la création de la nation française par la politique royale. En 1789, en Alsace, on ne parle pas deux langues, on en parle quatre : on parle l’allemand, le dialecte alsacien, le latin à l’université et ailleurs et le français dans bien des salons et dans les casernes.

Notes

13 Cependant les terres du Midi languedocien et aquitain n’ont guère participé à cette solidarité avant que la puisance royale n’y fut établie ou rétablie à la suite de la Croisade.

14 M. Pillorget fait ici allusion à la tentative du Roi d’Espagne Philippe II de faire reconnaître comme Reine de France sa fille, l’infante et archiduchesse Isabelle, Claire, Eugénie, fiancée à l’archiduc Albert d’Autriche (NdE).

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