Le socialisme libertaire de Manès Sperber
p. 24-28
Texte intégral
1Manès Sperber ou l’hérétique fidèle. On pourrait définir l’idéal hérétique qui a illuminé sa vie, et auquel il est resté fidèle jusqu’à la fin de ses jours comme un socialisme libertaire. C’est-à-dire un socialisme qui refuse de séparer la justice sociale de la liberté, et pour lequel l’émancipation de l’humanité ne sera jamais accomplie sans l’abolition de tous les pouvoirs autoritaires – sinon du principe d’autorité lui-même.
2Les racines du socialisme de Manès Sperber se trouvent dans le judaïsme, dans la tradition messianique et prophétique qui l’a nourri dès son enfance à Zablotow. Il s’établit entre les deux – socialisme et messianisme – un rapport d’affinité élective constitutif de toute sa pensée. Tout d'abord, le messianisme va inspirer sa foi séculière dans l’avènement d'un monde nouveau – et cela, dès le moment où il s’engage pour la première fois, en adhérant en 1917 au mouvement de jeunesse sioniste/ socialiste Hashomer Hatzair.
“J’avais cessé depuis bien longtemps d'obéir aux commandements, mais je vivais encore dans la même espérance que celle avec laquelle, enfant, j’attendais le Messie. C’était désormais l’activité révolutionnaire qui nous tenait lieu de messianisme”.1
3Beaucoup plus tard il va puiser à la dimension négative, non moins décisive, de cet héritage : le refus du faux messianisme, du "mensonge de l’accomplissement". Témoins négatifs de l'histoire, les juifs ont toujours été persécutés – depuis Jean Chrysostome jusqu’à nos jours – par ceux qui prétendaient parler au nom d’une rédemption “déjà réalisée” – tandis qu’eux, fidèles à la tradition de leurs ancêtres,
"niaient en face de Jean Bouche d’Or, que le Messie était arrivé, et ils niaient, en face de Staline divinisé, que son empire était socialiste”.2
4L’autre grande source juive du socialisme de Manès Sperber est sans doute l’exigence prophétique de justice sociale. Les paroles d’Isaïe apparaissent souvent dans ses écrits et dans l’essai “Mein Judesein” il définit ainsi son judaïsme :
“Solidarité avec tous ceux auxquels une injustice a été commise".
5Il ajoute :
"Ceci a été toujours mon socialisme”.3
6Enfin, un troisième aspect de la spiritualité religieuse juive a probablement inspiré ses idées libertaires : ce que Gershom Scholem, Martin Buber et Walter Benjamin appelaient “l’anarchisme théocratique” : en ne reconnaissant que le pouvoir de Dieu, la Malkut Elohim, le judaïsme tend à refuser toute domination humaine. Dans un entretien où il s’explique sur son rapport à la Bible, Manès Sperber insiste sur le principe biblique selon lequel les Juifs n’ont pas besoin de prêtres ou autorités religieuses – le rapport de chaque être humain avec Dieu est direct. Il considère cette idée comme
“la plus révolutionnaire que les humains ont jamais créée”.4
7L’anti-autoritarisme de Sperber le conduit cependant plus loin que la tradition religieuse juive : sans abandonner sa fidélité à l’exigence éthique et prophétique du judaïsme, il aspire à un état de maturité de l’espèce humaine, où celle-ci n’aura plus besoin du tonnerre et de l’éclair, de l’énorme autorité d’un Dieu, pour agir de manière conforme à la Bible”.5
8Après son arrivée à Vienne en 1917, le jeune Sperber découvre la Jugendbewegung, la culture néo-romantique, la “question sociale”, les idées révolutionnaires et communautaires. Dans ses premiers articles – publiés en 1923 dans le quotidien viennois Der Tag, sous le pseudonyme exotique de “Taras Achim” – on sent un esprit inquiet et rebelle qui voit dans la question sociale, dans le problème de la misère, une exigence pressante de “rédemption” (Erlösung), un appel moral à la jeunesse. En réponse à cet appel,
“le jeune cherche à briser le pouvoir de l’égoïsme sur soi et aspire à la communauté – la Gemeinschaft ! Dans la Jugendbewegung c’est la communauté qui façonne les êtres humains, qui réveille leurs forces pour la vie créatrice et leur donne le courage pour ouvrir des chemins nouveaux. À partir de la communauté pédagogique croît la communauté de travail, et de celle-ci surgira puissante la communauté de vie”.6
9La Révolution russe va enflammer l’esprit et l’imagination de cette jeunesse révoltée et romantique, mais (dans un premier moment) Sperber et ses camarades du Hashomer Hatzair ne seront pas pour autant attirés par le bolchevisme :
“de la révolution russe, nous retenions surtout le socialisme révolutionnaire des descendants des Narodniki et l’anarcho-communisme du prince révolutionnaire Kropotkine ; quant au marxisme, il nous intéressait beaucoup moins”.
10L’anti-autoritarisme était au centre de leur utopie socialiste :
“Nous ne souhaitions pas exercer le pouvoir à l’intérieur de l’Etat, mais rendre superflus l’Etat et le pouvoir”.
11C’est dans ce contexte que Sperber évoque avec vénération dans les mémoires “la noble figure de Gustav Landauer”, le philosophe anarchiste juif allemand (ami de Martin Buber et d’Erich Mühsam) assassiné par la contre-révolution à Munich en 1919.7 Dans une conférence rétrospective sur Landauer, en 1982, il se rappelle :
“Notre espérance était un socialisme sans domination (herrschaftslos), une société qui n’aurait pas besoin et ne supporterait pas le gouvernement par un Etat”.
12Personne n’incarnait mieux ce socialisme libertaire que Gustav Landauer, dont L’Appel au socialisme “nous était adressé, et en particulier à chacun d’entre nous pesonnellement”. La façon de penser de Landauer
“mettait en question l’antithèse entre l’individu et la communauté. Fondamentalement, il était conscient que l’individu ne peut se trouver soi-même et devenir un ‘moi’ social qu’à travers la communauté. D’autre part il était convaincu que cette communauté ne peut échapper à (...) la soumission à une volonté étrangère, que si elle est composée d’individus qui n’accepteront jamais, quels que soient les tentations ou chantages, d’aliéner leur liberté à qui que ce soit”.8
13C’est aussi vers cette époque – début des années 20 – que Sperber rencontre Alfred Adler et adhère à sa méthode de psychologie individuelle. Son interprétation de la doctrine adlérienne est radicalement anti-autoritaire. Par exemple, dans un article publié dans la revue d’Alfred Adler en 1930, il écrivait ceci :
“La première demande que nous devons adresser au médecin psychologue/individuel, c’est de renoncer à toute prétention d’autorité, quelle qu’elle soit. Cela ne sera possible qu’à l’individu qui a réussi à abolir son propre vécu autoritaire, par une prise de conscience ou un auto-encouragement. Celui qui se trouve sous une pression autoritaire quelconque sera tenté – plus ou moins inconsciemment – de lutter pour l’obtention et l’exercice de l’autorité, en tant que compensation névrotique (...) Ici aussi nous ne pouvons accepter aucun compromis. Nous nions l’autorité dans toutes ses formes”.9
14Ce texte est intéressant à plusieurs égards : d’une part, il témoigne du lien profond entre le socialisme libertaire et la psychologie individuelle dans sa pensée ; d’autre part, il montre comment, malgré son adhésion au mouvement communiste en 1927, il n’avait pas tout à fait abandonné ses convictions anti-autoritaires. C’est la raison pour laquelle il reste, pendant son séjour à Berlin, en contact avec un cercle d’anarchistes pacifistes, chez lesquels il fait souvent des conférences : militant communiste, il ne peut s’empêcher d’admirer
“le radicalisme de ces hommes révoltés qui, dépourvus de toute volonté de puissance, se battaient contre tous les détenteurs de pouvoir ...”10
15Mais c’est surtout dans ses travaux de psychologie que cette fidélité hérétique se manifeste. Dans les conférences de 1933 publiées plus tard sous le titre de Individuum und Gemeinschaft il se réclame du but libertaire ultime de la doctrine marxiste : le remplacement de la domination sur les hommes par l’administration sur les choses. Mais sa visée est plus vaste et plus profonde :
“L’accomplissement de la liberté individuelle et sociale implique l’élimination ou du moins la limitation la plus extrême du pouvoir dans l’Etat et de l’autorité dans la famille, ainsi que dans les rapports humains – dans l’amour comme dans le travail et dans la vie sociale”.
16Son utopie de l’avenir est et reste donc celle d’une société où
“l’ordre pour tous serait fondé sur l’autorité de tous. Il serait donc un ordre sans autorité (autoritätslose Ordnung)”.11
17Manès Sperber n’était pas sans ressentir des doutes croissants sur le “socialisme” soviétique et la politique du Komintern, mais il restait dans les rangs du mouvement, comme tant d’autres communistes à cette époque, par conviction antifasciste. C’est ainsi qu’il va collaborer – ensemble avec Arthur Koestler, Walter Benjamin et beaucoup d’autres – à l’Institut pour l’Etude du Fascisme (INFA) animé à Paris en 1934-35 par le dirigeant communiste allemand Willi Münzenberg.
18En 1937, écœuré par les procès de Moscou, Sperber rompt avec le communisme stalinien. Son livre Zur Analyse der Tyrannis, sans engager la polémique explicite avec le Parti, dévoile le germe de la tyrannie dans toute direction autoritaire qui se sépare de la communauté et s’autonomise face à elle. Mais il ne perd pas pour autant son espoir dans l’avènement d’une société où
“la lutte pour le pouvoir et la domination n’auront plus de place dans la vie des hommes”.12
19La lutte contre le totalitarisme stalinien, qui deviendra un des grands combats de sa vie, commence en 1939, après le pacte Ribbentrop-Molotov – qu’il dénonce comme une trahison flagrante aux idéaux antifascistes – dans une fulgurante série d’articles (signés “Jan Heger”) dans la revue de Willi Münzenberg – exclu du KPD en 1938 – Die Zukunft. Ces essais, qui comptent parmi les plus forts textes politiques de Manès Sperber (réédités en 1987 grâce à Mme Jenka Sperber) sont inspirés par un socialisme marxiste/libertaire :
“Le problème fondamental de l’organisation significative des rapports humains est depuis toujours le problème de la liberté (...) Avec la solution socialiste sont créées les bases d’une histoire humaine. Seulement alors il sera possible de libérer les êtres humains du poids de toutes les autorités, de rendre l’humanité libre. Alors il sera possible – avec Kant – de fonder la liberté de chacun sur la liberté de tous ...” Bien entendu, cet objectif se situe aux antipodes du pseudo-“socialisme réel” : “Les réactionnaires et les staliniens sont d’accord pour dire que la Russie actuelle et son dirigeant représentent et appliquent le vrai marxisme. Hitler et Staline sont d’accord pour dire que l’Etat fort c’est du socialisme”.13
20La trilogie romanesque de l’après-guerre et son autobiographie – deux monuments littéraires d’une exceptionnelle qualité humaine – tracent le portrait inoubliable d’une génération de révolutionnaires sacrifiés par les nouveaux maîtres sur l’autel vide du buisson ardent devenu cendre. Dénonçant la soif de puissance des faux Messies et leur culte mensonger du “socialisme accompli”, Manès Sperber devient un de ces fidèles irréductibles témoins négatifs qui apparaissent toujours au long de l’histoire juive.
21Mais il n’abandonne pas pour autant son combat pour l’avenir libertaire. Dans le Talon d’Achille (1957) il rejette la philosophie politique conservatrice (qui inclut le stalinisme) selon laquelle “l’Etat est la Raison” pour réaffirmer sa solidarité avec l’idéal historique de la gauche :
“une société où l’homme ne serait pas gouverné mais maître de sa propre liberté, et où le gouvernement sera définitivement remplacé par l’administration des choses.”14
22Même si l’on ne partage pas la position très critique de Manès Sperber envers le mouvement étudiant des années 1968 et le pacifisme des années 80 – selon beaucoup de ses amis d’Allemagne, un malentendu tragique – il faut reconnaître que (contrairement à tant d’autres anciens communistes) il n’a jamais renié les idéaux socialistes de sa jeunesse.
23Ce n’est pas un hasard si l’un de ses derniers textes, la conférence radiophonique du 1er Mai 1982, est dédié à la mémoire de Gustav Landauer, le prophète de “l’autre socialisme”, de la communauté sans domination. Il terminait son allocution avec une profession de foi inspirée à la fois par le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté :
“Jusqu’ici le socialisme n’a été réalisé nulle part. Peut-être il ne sera jamais possible de mettre en pratique cet objectif. Cependant il me semble nécessaire de vivre et d’agir, comme si la communauté des communautés socialistes de Landauer pouvait être réalisée dans un avenir prochain. Pour tous ceux qui ne croient pas à un au-delà rédempteur, ce comme si est rempli de sens et donne même un sens à leur vie”.15
24Revenons un instant à ce texte de 1978, “Mon Judaïsme”, qui résume dans quelques pages le message de toute une vie de fidélité hérétique :
“Je n’ai jamais rencontré une idée, qui m’ait tellement possédé et qui ait tellement influencé le choix de mon chemin comme l’idée, que ce monde ne peut pas rester comme il est, qu’il doit devenir et qu’il deviendra tout autre (ganz anders)”.
25L’espoir messianique de changement du monde continue à nourrir son rêve socialiste libertaire, mais il ne conçoit pas cette espérance obstinée comme l’attente d’une nécessité historique ou religieuse d’un Rédempteur divin ou humain. Il n’y a pas de Sauveur Suprême – l’avenir est dans nos propres mains :
“aucune mort sacrificielle, aucune grâce de la rédemption n’apportera la transformation désirée, parce que l’avènement du Messie dépend de nous, de nous tous, des actes de chacun de nous”.16
Notes de bas de page
1 Manès Sperber, Porteurs d'eau, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p. 30.
2 Manès Sperber, "Du judaïsme et du mensonge de l'avènement", L'Arche, 1963 et Churban oder die unfaßbare Gewißheit, München, DTV, 1983, p. 28.
3 Manès Sperber, "Mein Judesein", in : Churban, p. 40.
4 Manès Sperber, "Verwoben ins tägliche Leben", in : H.J. Schultz (Hrsg.), Sie werden lachen - die Bibel, München, DTV, 1975, p. 153
5 Ibid., p. 140.
6 Manès Sperber (“Taras Achim”), “Zeitgeist und Jugend III. Soziale Frage - Tat der Gemeinschaft”, Der Tag, Wien, 29.4.1923.
7 Manès Sperber, Porteurs d’eau, p. 199 et Le pont inachevé, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 12-15, 19.
8 Manès Sperber, “Der andere Sozialismus. Gustav Landauer oder : Die herrschaftslose Gemeinschaft”, Norddeutscher Rundfunk, 1. Mai 1982, p. 13-14.
9 Manès Sperber, “Die Selbstkontrolle in Therapie und Erziehung”, Internationale Zeitschrift für Individualpsychologie (Hrsg. Alfred Adler), Leipzig, 8 Jahrgang, 1930, p. 25. Souligné par Manès Sperber.
10 Manès Sperber, Le pont inachevé, pp. 155-156 .
11 Manès Sperber, Individuum und Gemeinschaft. Versuch einer sozialen Charakterologie, 1933, Stuttgart, Klett-Cotta, 1978, pp. 12, 221-222.
12 Manès Sperber, Zur Analyse der Tyrannis, Paris, Ed. Science et Littérature, 1938, p. 80.
13 Manès Sperber, “Der totalitäre Staat”, 24.11.1939, in : Die Tyrannis und andere Essays aus der Zeit der Verachtung, herausgegeben von Jenka Sperber, München, DTV, 1987, p. 152-153.
14 Manès Sperber, Le Talon d’Achille, Paris, Calmann-Lévy, 1957, p. 7, 9.
15 Manès Sperber, “Der andere Sozialismus”, p. 22.
16 Manès Sperber, “Mein Judesein”, in : Churban, p. 44.
Auteur
-
Michaël Löwy
Directeur de recherches au CNRS. Auteur de Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, 1988.
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