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Entreprises et entrepreneurs

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Olivier Fraysse
, 
Nathalie Champroux

Les minority businesses aux États-Unis : le cas des Noirs

Nafi Diagne

Résumé

Pourquoi, alors que les entrepreneurs African American sont de plus en plus nombreux, la minorité noire n’a-t-elle pas comblé son retard sur la moyenne nationale et les autres minorités dans le domaine de l’entreprenariat ? Les réussites individuelles ne peuvent masquer la réalité des problèmes rencontrés. Partant d’une analyse géographique et sectorielle de l’entreprenariat noir américain, cet article se propose d’identifier les causes probables de ce phénomène et les remèdes possibles.

Texte intégral

1 Les États-Unis se sont construits sur l’idée que la prospérité nationale serait le fruit des efforts déployés par chacun pour réussir individuellement. D’où le rôle particulier dévolu dans l’imaginaire américain à l’entrepreneur : appelé à jouer un rôle essentiel dans la croissance économique (Schumpeter, 1926), il incarne, à bien des égards, le rêve américain à travers l’image du self-made man (Azuelos, 2003 : 150). Qu’en est-il, dans ce contexte, des catégories de la société américaine qui ont le moins bénéficié de la croissance et pour lesquelles la réalisation du rêve américain est loin d’aller de soi, à savoir les minorités ethniques ?

2Depuis le début des années 1980, la situation des minority businesses ne cesse d’attirer l’attention des chercheurs, des économistes et des hommes politiques aux États-Unis. D’autre part, les pouvoirs publics et les décideurs ont mis en place des programmes visant à améliorer le sort des entrepreneurs issus des minorités et à créer une nouvelle dynamique d’intégration sociale et de croissance économique. Cet intérêt soudain peut en partie s’expliquer par la proportion grandissante qu’occupe ce type d’activités dans l’économie nationale, mais c’est aussi un révélateur des évolutions qui caractérisent les économies postindustrielles, comme le souligne le sociologue américain Roger Waldinger (Waldinger, 1996). Dans ce contexte, l’objet de la présente étude sera double : il s’agira d’une part de comprendre comment des entreprises marquées par l’origine ethnique de leurs dirigeants, parfois centrées sur le segment particulier que représente une communauté (community businesses), s’intègrent dans une société capitaliste et, d’autre part, d’essayer de déterminer pourquoi dans un environnement institutionnel propice à l’entrepreneuriat, les African Americans n’arrivent pas à décoller.

3Dans un premier temps, nous analyserons la situation générale des minority businesses aux États-Unis, leur répartition géographique, leurs types d’activités et leur niveau de participation à l’économie nationale. Dans un second temps, nous nous intéresserons au cas des African Americans, en étudiant l’histoire de leur présence dans le monde des affaires, leur localisation géographique, leurs types d’activités et les facteurs expliquant leur faible impact sur l’économie nationale.

4Avant d’entreprendre l’étude de la situation des minority businesses et des African Americans dans le tissu économique américain, il est nécessaire de préciser le sens de ces termes empruntés à l’anglais. Par minority business, il faut entendre non les entreprises minoritaires du point de vue de leurs activités mais les entreprises dont les entrepreneurs sont d’origine ethnique minoritaire. Selon Marco Martinello, pour certains chercheurs, ce concept serait en quelque sorte le fruit d’une tentative d’actualisation des théories raciales et racistes du siècle dernier. Pour d’autres, il serait une invention typiquement américaine peut-être utile dans le contexte des relations entre groupes aux États-Unis, mais qu’il serait vain de vouloir appliquer en Europe en général et en France en particulier (Martellino, 1995 : 12).

5C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de conserver ici l’emprunt à l’anglais minority business qui désignera toutes les entreprises dirigées par des membres d’une population minoritaire par rapport à la population dominante dite non minoritaire. D’autre part, étant donné que le terme Afro-Américain a tendance à disparaître et que la traduction Africains Américains serait lourde en français, nous avons préféré conserver le terme anglais African Americans ou Noirs (Blacks). L’étude des activités économiques de la population minoritaire va nous permettre d’entrevoir dans quelle mesure l’esprit d’entreprise de ces minorités ethniques peut les conduire à une meilleure intégration dans la société américaine.

1. Les minority businesses aux États-Unis

1.1. Minorités et minority businesses

  • 1 Ces agences qui dépendent du ministère du Commerce (U.S. Department of Commerce), sont les princip (...)

6L’Agence pour le développement des minority businesses (Minority Business Development Agency, MBDA), la Small Business Administration (SBA) et le U.S. Census Bureau1 réalisent des études qui apportent une série d’informations précieuses sur l’entrepreneuriat des groupes minoritaires ethniques aux États-Unis.

7Le rapport de la Minority Business Development Agency (MBDA) (Minority Business Development Agency, 2001) rappelle que l’on distingue 4 grands groupes minoritaires aux États-Unis :

  • les Hispaniques (Cubains, Mexicains, Mexicains Américains, Chicanos, Portoricains, Espagnols et Latino-américains) ;
  • les Indiens d’Amérique (Alaska compris) ;
  • les Asiatiques et les personnes originaires des îles du Pacifique (Indiens d’Asie, Chinois, Philippins, Japonais, Coréens, Vietnamiens et Hawaiiens) ;
  • les African Americans (« Africains Américains », ou « Noirs » sans autre précision, considérés comme les descendants des esclaves importés d’Afrique noire et qui vivent depuis longtemps en Amérique du Nord).

8Des changements rapides sont intervenus depuis les années 1960 dans la composition ethnique et raciale de la population américaine. Dans ce contexte, le nombre de chefs d’entreprise, y compris d’entreprises individuelles, issus des minorités, est en nette progression. Cependant, le rôle des chefs d’entreprise issus des minorités dans l’activité économique aux États-Unis, quel que soit l’indicateur choisi pour le mesurer (nombre d’entreprises, revenus bruts, emploi) est loin d’être proportionnel à la place des minorités dans l’ensemble de la population (voir tableau 1).

Tableau 1 – Minorités et minority businesses aux États-Unis, 1997

Tableau 1 – Minorités et minority businesses aux États-Unis, 1997

Source : Minority Business Development Agency (2001 : 2).

9On relève le taux le plus faible d’entrepreneuriat chez les African Americans. En effet, les Noirs représentent 12,7 % de la population américaine mais ne possèdent que 4 % des entreprises américaines.

1.2. Concentration géographique

10Il faut noter que les entreprises appartenant aux populations minoritaires sont concentrées dans un certain nombre d’États, à savoir la Californie, le Texas, New York, et la Floride. La Californie à elle seule abrite plus de 24 % des entreprises appartenant aux minorités ; le Texas vient en deuxième position (12 %), puis New York et la Floride, avec 9 % chacun. La population minoritaire est toutefois géographiquement moins concentrée que ne le sont les entreprises. Dans ce domaine, la Californie occupe à nouveau la première place avec 22 % du total de la population minoritaire des États-Unis, suivie du Texas (12 %). Viennent ensuite New York, avec 9 % et la Floride, avec 6 % (Minority Business Development Agency, 2001 : 5). Cependant, en l’état actuel des données disponibles, il n’est pas possible de déterminer si ce phénomène de concentration est en hausse ou en baisse.

11D’autre part, la concentration d’entreprises par État varie selon la minorité ethnique concernée :

  • 35 % des entreprises appartenant à des African Americans se trouvent à New York, en Californie, au Texas et en Floride, 4 États où vivent 3 membres de cette minorité sur 10 ;
  • 34 % des entreprises appartenant aux Indiens d’Amérique (Alaska compris) se trouvent en Californie, au Texas, dans l’Oklahoma et en Floride, 4 États où vivent 3 personnes originaires de cette minorité sur 10 ;
  • 60 % des entreprises appartenant aux Asiatiques et aux originaires des îles du Pacifique se trouvent en Californie, à New York, au Texas et à Hawaii, 4 États où vivent 6 personnes originaires de cette minorité sur 10 ;
  • 73 % des entreprises appartenant aux Hispaniques se trouvent en Californie, au Texas, en Floride et à New York, 4 États où vivent 7 personnes originaires de cette minorité sur 10 (Minority Business Development Agency, 2001 : 8).

12Ainsi, quand on analyse la situation minorité par minorité, on se rend compte que la concentration d’entreprises par État est proportionnelle à la concentration de la population concernée.

1.3. Secteurs d’activités et poids économique des minority businesses

  • 2 Seulement 2,7 % des minority businesses ont un chiffre d’affaires dépassant le million de dollars, (...)
  • 3 Le taux d’entrepreneuriat (BPR) est défini comme le nombre d’entrepreneurs dans un groupe racial/e (...)

13Si l’on considère la taille des entreprises appartenant aux minorités ethniques, il est intéressant de signaler que la plupart de ces entreprises n’ont pas de salariés. On fait le même constat dans les entreprises non minoritaires. Cependant, le pourcentage des entreprises appartenant aux Asiatiques et aux originaires des îles du Pacifique employant des salariés (32 %) dépasse celui de toutes les entreprises américaines (25 %) (Minority Business Development Agency, 2001 : 8). Les micro-entreprises, ayant un chiffre d’affaires annuel inférieur à 10 000 dollars, représentent 35 % du total des entreprises américaines2. On constate d’autre part que les Indiens d’Amérique (Alaska compris) ainsi que les entrepreneurs d’origine hispanique sont plus présents dans le domaine de la construction, où ils occupent une place disproportionnée eu égard à la place de ces minorités dans la population américaine. Un tiers des minority businesses spécialisées dans le domaine de l’industrie manufacturière est dirigé par un African American. Quant aux Asiatiques et aux originaires des îles du Pacifique, on les retrouve plutôt dans le commerce où ils occupent la première place. S’agissant plus particulièrement des taux d’entrepreneuriat (Business Participation Rates, BPR3), le tableau 2 montre que chaque groupe se situe au-dessous du niveau atteint par les entreprises non minoritaires.

Tableau 2 – Taux d’entrepreneuriat, 1997

Tableau 2 – Taux d’entrepreneuriat, 1997

Source : Minority Business Development Agency (2001 : 11).

  • 4 Créée en 1953, la SBA (http://www.sba.org) a pour rôle de conseiller celui qui veut créer son entr (...)

14On constate à nouveau que les African Americans ont le taux d’entrepreneuriat le plus faible (24 ‰), suivis par les Hispaniques (41 ‰). Alors que les entreprises non minoritaires ont un taux d’entrepreneuriat compris entre 62 ‰ et 203 ‰, le taux d’entrepreneuriat de la population minoritaire se situe entre 21 ‰ et 148 ‰. Malgré cet écart, les entrepreneurs appartenant aux minorités ethniques constituent un segment non négligeable dans l’économie américaine. Selon la Small Business Administration (SBA)4, de 1987 à 1997, le nombre d’entreprises appartenant aux minorités a augmenté de 168 %, leur chiffre d’affaires a plus que quadruplé – 343 % – et l’emploi y a connu un essor plus rapide encore – 362 % – (Small Business Administration, 1999 : 1). La situation varie selon le groupe ethnique.

15En 1997, les Hispaniques possédaient le plus grand nombre d’entreprises (1,4 million sur 3,25 millions), suivis des Asiatiques (1,1 million). Venaient ensuite les Noirs, avec 880 000 entreprises. La croissance du nombre des entreprises appartenant aux Hispaniques et aux Asiatiques est en relation avec le taux d’immigration (Gervais-Linon, 2003 : 81-95). D’autre part, ces minorités exportent leurs revenus vers leur pays d’origine, contrairement aux Noirs qui ont un taux d’exportation très faible se situant à moins de 1 % (Small Business Administration, 1999 : 2). 11 est également évident que le chiffre d’affaires des entreprises est plus élevé lorsqu’il s’agit d’entreprises employant des salariés, ce qui est le cas d’un nombre important d’entreprises asiatiques. Les entreprises employant du personnel ont réalisé en 1997 un chiffre d’affaires 30 à 40 fois supérieur à celui des entreprises individuelles. Or, environ 90 % des entreprises appartenant aux Noirs n’ont pas de salariés.

16Alors que les minority businesses sont en plein développement, elles demeurent néanmoins handicapées par la difficulté de l’accès au capital. Les minorités en général ne font pas beaucoup appel au crédit classique, en particulier au crédit bancaire. Environ les trois quarts des entrepreneurs ont recours au crédit, mais la proportion n’est que de deux tiers pour les minorités – 63 % pour les Noirs et 70 % pour les Hispaniques – (Small Business Administration, 1999 : 5-7, 14).

17Pourquoi les entrepreneurs issus des minorités font-ils moins appel que les autres entrepreneurs au crédit bancaire ? La première raison possible est qu’ils trouvent ailleurs, notamment au sein de leur famille ou de leur réseau d’amis, le capital dont ils ont besoin pour créer leur entreprise. L’existence de forts liens de solidarité intracommunautaire joue donc ici un rôle essentiel, comme cela semble être le cas pour les communautés d’origine asiatique. La seconde raison peut résider dans le coût du crédit bancaire, ou dans la difficulté pour un entrepreneur issu d’un groupe minoritaire de se voir octroyer ce type de prêt. Dans ce cas, on peut invoquer l’idée que, pour une banque, prêter à un minority businessman représente un risque plus grand que de prêter à un entrepreneur issu d’un groupe non minoritaire. La perception du risque peut tenir soit à des facteurs objectifs (taux de faillite plus grand chez les minorités, par exemple), soit à des facteurs subjectifs (représentations ou stéréotypes concernant le groupe minoritaire, discrimination, etc.). Si un entrepreneur est issu d’un groupe ethnique au sein duquel les solidarités et le niveau général de revenus sont plutôt faibles et qui est perçu comme un groupe à risque par le milieu bancaire, il est fort probable que ses possibilités d’accès au capital seront limitées. Dans ce contexte, le fait que les entrepreneurs noirs se situent loin derrière les Asiatiques et les Hispaniques nous invite à nous arrêter plus longuement sur leur cas.

2. Le cas des African Americans

18On trouve relativement peu d’histoires d’entreprises consacrées aux Noirs américains portant sur les premiers siècles de l’histoire américaine. Parmi les principales sources d’information sur l’entrepreneuriat noir contemporain, on trouve Black Entreprise (magazine qui s’attache à suivre l’évolution du monde des affaires noir et les succès des entrepreneurs noirs) et le US Census Survey of Minority-Owned Business Enterprises, qui fournit surtout des statistiques officielles. Ces sources nous permettent de nous faire une idée du passé, de la situation actuelle et des perspectives de l’entrepreneur noir.

19Dans quelle mesure les entrepreneurs et les entreprises noirs ont-ils marqué l’histoire économique des États-Unis depuis 1860 ? Quels ont été les échecs et les réussites des entrepreneurs noirs ? Dans quelles régions et quels secteurs les retrouve-t-on ? Quels sont les facteurs qui constituent un frein à l’essor économique de la communauté noire américaine par la voie de l’entrepreneuriat ? Voilà autant de questions auxquelles nous allons essayer de répondre afin de mieux comprendre la dynamique entrepreneuriale qui a propulsé les plus chanceux des entrepreneurs noirs vers le succès et découragé certains autres.

2.1. Historique et répartition géographique de l’entrepreneuriat noir

20Le développement du Black business aux États-Unis a été affecté par l’évolution, au cours de l’histoire, du climat social, économique et politique. L’entrepreneuriat noir plonge ses racines dans la culture commerciale de l’Afrique de l’Ouest durant l’ère coloniale (Walker, 1998). Il y avait déjà des entrepreneurs noirs avant même l’indépendance des États-Unis, tel E. Bermoon, qui s’est le premier lancé dans le commerce des huîtres à Providence (Rhode Island) en 1739, et le premier millionnaire noir de San Francisco, William Leidesdorff, qui n’est devenu célèbre qu’après sa mort en 1848 (Hunt et Hunt, 1998 : 14).

21Cependant, depuis les débuts de la présence africaine en Amérique, l’ensemble des restrictions légales imposées à cette communauté en a limité le potentiel éducatif, économique et entrepreneurial. Les répercussions de ces restrictions ont certainement empêché les entrepreneurs noirs d’occuper une place importante dans le monde des affaires. Avant la guerre de Sécession, la plupart des entrepreneurs noirs vivaient en Louisiane ou en Virginie. On retrouve également les entrepreneurs noirs à Tulsa (Oklahoma), Durham (Caroline du Nord), et également dans des villes noires comme Mound Bayou (Mississipi), fondé par le fils de Benjamin Montgomery esclave qui, comme beaucoup, gagna assez d’argent dans l’entreprise à qui il avait été loué par son maître pour acheter sa liberté (Walker, 1999 : xx).

22Après la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage (1865), une pléthore de Black businesses ont été lancées pour la clientèle noire dans le Sud, mais les lois discriminatoires instaurées par les États (Jim Crow Laws) ont certainement éteint les ardeurs initiales du Black business (Hunt et Hunt, 1998 : 15). De fait, il était impossible pour les African Americans de construire des entreprises, si ce n’est des micro-entreprises ayant pour clients des Noirs au niveau local.

23Par contre, au Nord, notamment à Chicago, l’entrepreneuriat noir s’est développé grâce à l’immigration substantielle des Noirs du Sud dès la fin du XIXe siècle, puis à New York. Bien que ces derniers aient souvent d’abord migré vers d’autres villes, Chicago constituait leur point de destination. Dès le début du XXe, Chicago a été la principale ville où les entrepreneurs noirs s’étaient établis, en particulier dans le domaine des cosmétiques et de l’édition. De même, plusieurs institutions financières noires (banques, compagnies d’assurance) étaient installées à Chicago.

2.2. Diversité des secteurs d’activité au XXe siècle

  • 5 Bien que nous nous limitions dans cette étude aux African Americans, il est intéressant de noter q (...)

24Si des noms de multimillionnaires tels que l’éditeur John H. Johnson (Ebony), de Berry Gordy, fondateur des Motowns, et Robert L. Johnson, fondateur de Black Entertainment Television (BET) sont bien connus de la plupart des Américains (Noirs comme Blancs), d’autres grands entrepreneurs noirs sont moins bien connus. Cependant, le fait d’avoir vu figurer sur un timbre poste américain Madame C. J. Walker, millionnaire du début du vingtième siècle, fabricante de produits cosmétiques capillaires, constitue une des victoires de la résistance de la communauté noire (Walker, 1999 : xiii). Parmi les quelques grands entrepreneurs African American reconnus par la communauté noire, on peut mentionner Arthur Gaston qui a été nommé « entrepreneur du siècle » par le magazine Black Enterprise en 1992. Cet entrepreneur a investi dans plusieurs domaines, tels que l’assurance, la banque, la construction, l’industrie manufacturière et la communication (Walker, 1999 : xv). Les grands entrepreneurs noirs qui, après la reconnaissance des droits civiques, ont créé des entreprises avec un chiffre d’affaires de plusieurs millions de dollars ont, par la suite, obtenu une reconnaissance nationale : c’est le cas de Herman Russel dans la construction, d’Edward Gardner et de George Johnson dans la fabrication des produits capillaires et de Joshua Smith dans l’informatique. Bien que très peu de Noirs américains aient eu accès à des positions stratégiques dans les entreprises au cours de cette même période, on assiste en 1997 à une augmentation non seulement du nombre des entrepreneurs noirs mais aussi des cadres noirs dans les banques d’investissement5.

25Dans le secteur des pompes funèbres, les entreprises noires sont représentées proportionnellement à la part des Noirs dans la population. Les entrepreneurs dans le secteur du commerce de détail ont enregistré des taux d’échecs élevés (par exemple S. B. Fuller à Chicago). Cependant, leur participation au développement des industries de services, notamment dans le domaine de l’alimentation, a connu de grands succès (Walker, 1999 : xxi). On note une forte affirmation de l’entrepreneur noir dans le sport, où des stars tels que Michael Jordan, Magic Johnson sont eux-mêmes de véritables entrepreneurs. Les Noirs excellent également dans les médias (radio, télévision [Oprah Winfrey], le cinéma [Spike Lee], la musique [Michael Jackson] et l’édition [Earl Graves]). On retrouve également les Noirs dans le domaine de la science (Garett Morgan, Percy Julian). Parmi les personnalités politiques qui ont marqué l’histoire des États-Unis, on peut citer le ministre du Commerce Ronald Brown, décédé en 1996, qui a remporté des succès diplomatiques importants dans la promotion des produits américains, notamment en Afrique subsaharienne, ainsi que le révérend père Leon Sullivan, l’initiateur des réunions pour African African Americans (AAA) destinées à rapprocher les entrepreneurs African American des Africains du continent noir. Toutes ces actions se concrétisent par une forte mobilisation d’organisations africaines américaines qui veulent aider la communauté noire tant au niveau national qu’au niveau du continent africain. On peut citer Constituency for Africa, dont le fondateur Melvin Foot se bat pour créer un solide réseau d’affaires entre les African Americans et les opérateurs économiques du continent africain, ou Anita Estell, vice-présidente de Van Scoyott Associates, lobbyiste et membre active de plusieurs organisations destinées à aider la communauté noire. Il existe donc une diversité d’activités dans lesquelles se retrouve la minorité African American, ce qui ne peut manquer d’avoir un certain impact sur l’économie américaine.

2.3. L’impact économique des entrepreneurs noirs

26Si l’on se rapporte aux tableaux 1 et 2, on remarque la difficulté des Noirs à se faire une place équilibrée par rapport aux autres minorités dans l’économie américaine malgré un environnement institutionnel propice au développement des affaires. Les African Americans qui s’engagent dans la création d’entreprise occupent la troisième place après les Asiatiques et les Hispaniques. Malgré ce handicap, les Noirs ont réalisé d’énormes progrès au cours des vingt dernières années (voir tableau 3).

Tableau 3 – Nombre d’entreprises, chiffre d’affaires et emploi chez les Noirs américains 1982-1997

Tableau 3 – Nombre d’entreprises, chiffre d’affaires et emploi chez les Noirs américains 1982-1997

Source : Yago et Pankratz (2000 : 8).

27On estimait, en 1997, le nombre d’entreprises appartenant à des African Americans à 881646 et on note une augmentation de 107,9 % entre 1987 et 1997. Ces entreprises emploient un peu plus de 580 000 personnes, ce qui fait apparaître une augmentation de 164,8 % sur la période comprise entre 1987 et 1997. Sur ces mêmes entreprises, environ 90 000 ont effectivement des salariés.

28Il est intéressant de noter que les entreprises noires américaines représentaient en 1998 5,2 % du total des entreprises individuelles (Small Business Administration, 1999 : 12). Seulement 0,8 % des entreprises appartenant à des Noirs exportent des biens et services alors que le pourcentage pour l’ensemble des entreprises est de 1,8 %. S’agissant de la taille des entreprises, les Noirs américains représentent 3,9 % des entreprises avec des salariés et 1 % de celles n’employant pas de personnel. Les entreprises noires représentent 7 % du total des entreprises dans les transports, les communications, les services publics et 1,4 % du total des commerces. Environ 70 % des entrepreneurs noirs américains ont plus de 25 ans et moins de 54 ans. Plus de 90 % d’entre eux sont nés aux États-Unis, alors que c’est le cas de seulement 54 % des Hispaniques et de 32 % des entrepreneurs d’origine asiatique (Small Business Administration, 1999 : 13). En privilégiant le lien avec leur pays d’origine, les entrepreneurs immigrants ont mieux réussi que les Noirs et jouent un rôle non négligeable dans la diffusion des valeurs du capitalisme américain.

29Pour revenir à la question centrale de l’accès au capital, on constate qu’il y a une nette différence par rapport aux autres minorités ethniques. Si en 1993, 76 % des entreprises faisaient appel au crédit, seulement 63 % des entreprises noires utilisaient ce mode de financement. Il faut rappeler que seulement 50 % des entreprises utilisent les méthodes traditionnelles de financement. Chez les Noirs, le recours au financement par l’intermédiaire de la famille et des amis, avec des taux d’intérêts très bas, est privilégié, alors que pour les acquisitions de véhicules et de biens d’équipements, ceux-ci ont plutôt recours aux formes conventionnelles de prêts (Small Business Administration, 1999 : 14-15). L’une des raisons principales en est que, souvent, les entrepreneurs noirs n’obtiennent pas les crédits sollicités, et que la plupart d’entre eux ne présentent pas de dossier pour éviter de faire l’objet de discrimination. Dans ce contexte il est évident que les Noirs qui, pour l’une des raisons évoquées plus haut, ne peuvent espérer obtenir de leur famille ou de leurs amis le prêt de fonds leur permettant de créer leur entreprise ont fort peu de chances de voir se concrétiser leur projet.

2.4. Les freins au développement de l’entrepreneuriat des African Americans

30Le cas des entrepreneurs African A merican demeure complexe. En effet, en surface, la situation semble bonne, puisqu’on assiste à une nette croissance de leur nombre. Cependant, on ne peut pas cacher que les entrepreneurs African American n’occupent pas dans l’économie américaine une place proportionnelle à la part de la minorité noire dans la population des États-Unis. Comment rendre compte de ce phénomène ? On retrouve dans une grande partie de la littérature sur le développement de l’entreprise une série de facteurs qui affecteraient le développement de l’entrepreneuriat des African Americans. Le facteur le plus souvent cité est l’accès au capital. Dans l’étude sur les défis auxquels sont confrontés les minority businesses, le Milken Institute rappelle que 97 % des entrepreneurs noirs considèrent le manque d’accès aux prêts, au capital, comme la raison de leur échec dans le monde des affaires (Yago et Pankratz, 2000 : 4-5). Certaines études comparent les Noirs aux autres groupes ethniques et montrent que les entrepreneurs noirs agissent de façon plus individualiste et les Asiatiques de façon plus collective (Light et Rosenstein, 1995 : 195-200). D’autre part, des études empiriques sur les réseaux du Black Business fournissent des éléments contradictoires sur ce point (McLean et Vance, 2002 : 11).

31Les autres obstacles qui pourraient affecter le développement de l’entrepreneur noir seraient l’insuffisance des ressources financières et le manque de services aux entreprises dans les quartiers noirs, les difficultés de l’accès au marché en dehors de la communauté, le manque d’expérience et de formation à la gestion, les conditions liées à l’environnement dans lequel il évolue, la présence de stéréotypes racistes et la perception négative des minority businesses en général (McLean et Vance, 2002 : 27).

32Cependant, la discrimination semble être le facteur d’échec mis en avant par la plupart des Noirs, même si celle-ci a été prohibée par des lois anti-discriminatoires renforcées et étendues depuis 1964. Pourtant, certaines minorités ethniques ont su tirer profit de la société américaine qui permet à toute personne entreprenante de faire ses preuves, qu'elle soit Asiatique, Noire, Juive, Indienne, Latino, et quelles que soient son éducation, sa motivation, sa prise de risques ou son éthique. Le fait que les Noirs soient loin derrière les autres minorités, est très certainement dû à des raisons plus complexes que la simple référence à la discrimination dont est victime cette communauté. Il serait donc intéressant d’approfondir la recherche sur ce sujet, notamment par des enquêtes sociologiques, et de mener une étude comparative entre les entrepreneurs African American et les Noirs originaires des Caraïbes et d’Afrique. Les membres de ce dernier groupe semblent plus entreprenants et mieux organisés et ne se considèrent pas comme des « victimes professionnelles ». À cet égard, le succès de certains entrepreneurs African American et immigrants Noirs d’Afrique réaffirme la possibilité d’accéder au « rêve américain » pour tous.

Conclusion

33Bien qu’elles soient caractérisées par une croissance continue, les entreprises américaines dont le capital est détenu par un ou des individus appartenant à une minorité ethnique n’occupent pas encore la place escomptée par rapport à l’importance numérique des populations concernées dans l’ensemble de la population américaine. La taille des entreprises appartenant aux minorités est plus restreinte que celle des entreprises non minoritaires. Il en est de même de leur participation à l’économie comparée à celle des entreprises non minoritaires. Or, selon les projections du Bureau de Recensement des États-Unis (U.S. Census Bureau), le marché américain n’aura plus la même clientèle d’ici 2050. Dès à présent, on estime que le pouvoir d’achat des African Americans représente 533 milliards de dollars, celui des Latinos 383 milliards et celui des Asiatiques 229 milliards (Yago et Pankratz, 2000 : 14). La croissance vertigineuse des entreprises appartenant aux minorités et surtout les mutations et l’accroissement démographique vont en effet apporter des changements significatifs dans les caractéristiques et l’impact des entrepreneurs minoritaires sur l’économie américaine, alors que les relations de ces « entrepreneurs ethniques » avec leur pays d’origine, proche ou lointain, constituent un élément clé dans un contexte de globalisation des échanges. Il serait intéressant d’encourager la poursuite des recherches en vue de connaître les raisons des succès obtenus par certaines catégories minoritaires (asiatiques et hispaniques) par rapport aux autres groupes, notamment les Noirs, et de mettre en place des politiques publiques ou des formes de partenariat permettant de remédier à ces disparités. Le recours au partenariat semble à cet égard être la formule d’avenir permettant d’associer l’État fédéral, les gouvernements locaux, les associations d’entrepreneurs, les grandes entreprises et les institutions universitaires dans l’élaboration des programmes et l’utilisation rationnelle des ressources disponibles et potentielles.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Yago, Glenn, et Aaron Pankratz, 2000, The Minority Business Challenge: Democratizing Capital for Emerging Domestic Markets, Washington, D.C., U.S. Department of Commerce, Minority Business Development Agency, Milken Institute.

Notes

1 Ces agences qui dépendent du ministère du Commerce (U.S. Department of Commerce), sont les principales sources officielles. Le U.S. Census Bureau publie tous les cinq ans le Survey of Minority-Owned Business Enterprises (SMOBE).

2 Seulement 2,7 % des minority businesses ont un chiffre d’affaires dépassant le million de dollars, contre 5 % de l’ensemble des entreprises américaines.

3 Le taux d’entrepreneuriat (BPR) est défini comme le nombre d’entrepreneurs dans un groupe racial/ethnique spécifique pour chaque millier de personnes dans le même groupe. Le BPR permet de comparer le niveau d’entrepreneuriat d’un groupe à l’autre.

4 Créée en 1953, la SBA (http://www.sba.org) a pour rôle de conseiller celui qui veut créer son entreprise ou celui qui a déjà créé sa petite entreprise.

5 Bien que nous nous limitions dans cette étude aux African Americans, il est intéressant de noter que New York, la ville phare de l’entrepreneuriat noir au vingtième siècle, contrairement aux autres grands centres métropolitains, a été influencée par la population immigrante des West Indians (Antillais). Leur présence significative dans les affaires est due en grande partie à l’accès au capital risque (venture capital).

Table des illustrations

Titre Tableau 1 – Minorités et minority businesses aux États-Unis, 1997
Légende Source : Minority Business Development Agency (2001 : 2).
URL http://books.openedition.org/psn/docannexe/image/5529/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 69k
Titre Tableau 2 – Taux d’entrepreneuriat, 1997
Légende Source : Minority Business Development Agency (2001 : 11).
URL http://books.openedition.org/psn/docannexe/image/5529/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 67k
Titre Tableau 3 – Nombre d’entreprises, chiffre d’affaires et emploi chez les Noirs américains 1982-1997
Légende Source : Yago et Pankratz (2000 : 8).
URL http://books.openedition.org/psn/docannexe/image/5529/img-3.jpg
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Auteur

Université de Picardie

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