Le commerce des armes : les limites de la globalisation
p. 101-110
Résumé
Shrinking defence budgets in the industrial countries have whipped up the chase for diminishing export markets. This paper attempts to identify the main forces at play in this volatile market where suppliers are prepared to accept unreasonable sacrifices in order to secure outlets for their equipment. The role of national export agencies particularly as insurance brokers is crucial in facilitating the signing of arms deals sometimes with cash short countries. Equally important is the degree of pressure that individual Heads of State or Government are willing to apply on the authorities of a potential buying country. More perhaps than in any other economic field, the drive towards globalization in the defence market is actuated by a number of factors of a non economic and potentially perverse nature.
Texte intégral
1La production d'armements est une activité qui n'est pas régie par les critères de la rationalité économique. Sa raison d'être est de contribuer à la sécurité d'un Etat, notion imprécise fondée sur l'identification des menaces, elles-mêmes fonction d'un environnement difficilement maîtrisable (l'implosion du système soviétique par exemple). Le décalage entre l’évolution des situations géopolitiques et les calendriers de production d'armements explique l'obsolescence aléatoire de matériels conçus pour un contexte hypothétiquement stable ; en témoigne, par exemple, la "mise en disponibilité" de l'arme pré-stratégique française Hadès conçue en des temps où il pouvait paraître raisonnable de disposer d'un missile à charge nucléaire d'une portée d'environ 500 km. Les difficultés que connaît l'avion de combat américain F-22 dont le projet a vu le jour en 1981 sont du même ordre. Un rapport du Congrès publié en août 1994 estime que l’état des menaces ne justifie plus la construction de l'avion de combat furtif développé par Lockheed, l'Armée de l'Air US tentant de son côté de défendre le programme en faisant valoir la rapidité de la maîtrise de l'espace aérien que le F-22 assurerait aux Etats-Unis. Dans ce cas de figure, les stratèges de l’US Air Force s'emploient à démontrer le caractère "économique" d'un appareil au coût exorbitant placé dans une situation virtuelle — une bataille aérienne — dont la probabilité relève de l'hypothèse d'école.
2Dans le doute, les pays qui en ont les moyens préfèrent la surabondance à la "juste suffisance", autre concept dont la pertinence ne vaut que celle des options retenues par les dirigeants politiques. La "juste suffisance" ne se posait pas dans les mêmes termes dans la Grande-Bretagne des années trente où l'effort de défense était conçu sur la base du postulat de l'absence de conflit international pendant une décennie, que dans les Etats-Unis de Bill Clinton dont les forces militaires doivent être en mesure d'intervenir victorieusement dans deux conflits régionaux majeurs simultanés.
3D’autres paramètres contribuent en outre à perturber le fonctionnement théorique du marché des armements. La nécessité pour un Etat soucieux de son statut international de rester à la pointe du progrès technologique est de ceux-là. En renonçant aux programmes F-22 et B-2 (bombardier), les Etats-Unis perdraient leur avance en matière de furtivité dont les chasseurs F-117A ont démontré l'importance lors de la guerre du Golfe. Ce désir de maintenir le savoir-faire technologique explique la décision économiquement aberrante prise par l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni de construire leur propre char de combat national que chacun des pays essaye aujourd'hui de placer sur les marchés d’exportation. A la contrainte technologique, qui se traduit par une surenchère inexorable dans la sophistication des armements, s'ajoute l’impératif de sauvegarder l'emploi industriel du secteur de la défense. Si les Etats-Unis ont moins d'états d'âme que leurs alliés britanniques et français à cet égard, la fermeture d'usines d'armement pèse toujours lourd lors des élections locales ou nationales. L'annonce en mars 1992, à quelques semaines des élections britanniques, par le ministre de la Défense Tom King de l'attribution à British Aerospace du contrat relatif à la fourniture à la RAF de missiles à courte portée (ASRAAM) ne peut, naturellement, relever de la simple coïncidence quand on songe que ce contrat préservait l’emploi de plus de 5000 personnes.
4Enfin, le caractère monopsonique du marché de l'armement à l'échelon national interdit le libre jeu de l'offre et de la demande, les coûts prohibitifs des armements modernes impliquant nécessairement le soutien de l'Etat, sous une forme ou sous une autre, au stade de la recherche ou de développement des programmes. Le "pantouflage" des officiers généraux ou des hauts-responsables de l'administration de la Défense renforce encore les effets perturbateurs des relations clientélistes qui s'instaurent naturellement entre les industriels de l'armement et leurs commanditaires. Selon une étude du General Accounting Office américain portant sur la période 1983-84, 20 % des 30 000 officiers supérieurs et généraux et des civils employés par le Pentagone se sont reconvertis au service des entreprises d'armement1. En Grande-Bretagne, 373 membres civils et militaires du personnel du ministère de la Défense sont passés dans le secteur industriel, et, majoritairement, dans la branche armement en 19902. L'étroitesse des relations qu'entretiennent en France les fonctionnaires de la DGA avec la hiérarchie militaire et les industriels de l’armement ne peut que conforter l’idée d’une osmose entre clients et fournisseurs préjudiciable au fonctionnement normal des règles régissant les marchés. Jacques Fontanel, économiste spécialiste des questions de défense, résume d'une formule la spécificité du marché des armes : "La rationalité militaire et la rationalité économique ne sont pas fondées sur les mêmes valeurs"3.
EXPORTER POUR SURVIVRE
5Quelles que soient les distorsions du marché de l'armement à l'échelon national, les industriels du secteur de la défense sont soumis aux règles classiques de l'offre et de la demande dès lors qu'ils cherchent à exporter leurs fabrications. Or, la recherche de débouchés à l'exportation est devenue un impératif pour l'ensemble des fabricants d'armes des pays industrialisés, y compris les Etats-Unis. La contraction des marchés nationaux résultant des différents accords internationaux de maîtrise des armements et de désarmement intervenus au cours des années 80 ont tout naturellement amené les industriels à se tourner encore plus que par le passé vers les marchés extérieurs. Ce n'est qu'en obtenant des commandes à l'étranger que les constructeurs de matériel militaire peuvent espérer réduire le coût de leurs productions en bénéficiant de l'effet de série.
6Ces marchés extérieurs tant convoités sont eux-mêmes en voie de rétrécissement du fait des difficultés économiques que connaissent les principaux acquéreurs de matériel militaire, notamment au Moyen Orient. La dégradation des cours du pétrole ne permet plus aux Etats du Golfe d'enrichir ou de renouveler leurs arsenaux. En outre, un certain nombre de pays, naguère importateurs, se sont dotés d'une industrie de défense capable de répondre à leurs besoins en matériel militaire faiblement sophistiqué. Selon l'Institut SIPRI, la valeur mondiale des exportations d'armement n'était plus que de 22 milliards de dollars en 1991 alors qu’elle atteignait 46 milliards en 1987, année au cours de laquelle s'est opéré le retournement de tendance en matière de commerce des armes. Ce constat conduit les spécialistes à conclure que "le développement des exportations d'armement ne constitue pas une alternative viable pour les industriels du secteur de la défense"4. On pourrait surtout retenir de ce constat que la concurrence s'est avivée pour la conquête des marchés d'exportation encore disponibles dans la mesure où la perte de ces débouchés, même réduits, conduirait à la faillite de bon nombre d'entreprises d'armement en particulier en Europe occidentale. En 1990, la France, comme la Grande-Bretagne, exportait un tiers de sa production d'armement (en valeur), ce qui correspondait à environ 3 % de l'ensemble de ses exportations. Au début de 1995, le directeur du Service britannique d'aide aux exportations de matériel militaire (Defence Exports Services Organisation) exhortait les entreprises du secteur à redoubler d'énergie dans la conquête des marchés extérieurs en leur fixant l'objectif de 50 % d'exportations qui seul, assurait-il, permettrait de maintenir l'industrie de défense en état. Ce volontarisme n'est peut-être pas aussi illusoire qu'il y paraît quand on note l'émergence de plus en plus nette de nouveaux clients asiatiques prêts à prendre la relève des marchés traditionnels du Moyen Orient. L’Inde et le Japon sont aujourd'hui deux des plus importants importateurs de matériel militaire conventionnel tandis que les deux Corée, le Pakistan, Taiwan et la Thaïlande ont augmenté leur arsenal dans des proportions importantes.
7La reconfiguration des marchés d'exportation plus exigus n'a pas modifié les règles traditionnelles de leur démarchage. La force de vente doit déployer une agressivité d'autant plus grande que les concurrents sont nombreux et l'offre abondante. Le bradage des matériels d'occasion originaires des pays de l'Est, mais pas uniquement, complique encore un peu plus la tâche des exportateurs, si bien que pour obtenir une commande à l'exportation, il faut aujourd'hui accepter de vendre à perte, ce qui ne peut se faire qu'avec la caution des pouvoirs publics qui, non seulement garantissent le contrat passé avec l'exportateur mais en outre sont souvent amenés à consentir à ce dernier un prêt avantageux.
8L'intensification de la concurrence implique en outre un soutien technique aux industriels de la part des services officiels. Au sein du ministère de la Défense britannique la DESO (Defence Exports Services Organisation) joue précisément ce rôle de catalyseur et presque d'entraîneur au sens sportif du terme. L'actuel directeur du service, Charles Masefield, explique ainsi que la stratégie du ministère consiste à définir une politique quinquennale ciblée sur un petit nombre d’importateurs prioritaires et à éviter le saupoudrage des aides entre les différents industriels susceptibles d’intervenir sur ces marchés. Dans chaque cas, la DESO choisira un industriel qui jouera le rôle de chef d'équipe chargé de représenter collectivement l'intérêt économique national UK Ltd, selon la formule de C. Masefield5. Une telle stratégie implique un changement radical de mentalité pour les industriels que l'éthique thatchérienne avait amenés à privilégier la concurrence par rapport à la complémentarité. Les services offerts par la DESO en termes d'informations commerciales et de pilotage financier sont cependant de nature à les inciter à s'adapter rapidement à cette nouvelle approche. La DESO dispose d'un réseau de représentants régionaux et nationaux adossé aux services diplomatiques et auquel certains membres du gouvernement peuvent prêter main forte le cas échéant au cours de leurs voyages.
9La DESO n'intervient pas directement dans les montages financiers qu'impliquent les contrats d'armement négociés avec les pays qui n'ont pas toujours les moyens d'acquérir les matériels commandés. C'est auprès du Département chargé de la garantie des crédits à l’exportation (Export Credits Guarantee Department) que l'industriel britannique se couvrira moyennant versement d'une prime d'assurance calculée en fonction du risque afférent au contrat et de son montant. En règle générale, l'ECGD assure 75 % à 80 % du montant total de la commande. Le Département fournit également une garantie aux établissements financiers qui consentent un crédit à l'acquéreur étranger, les conditions de crédit étant généralement inférieures à celles du marché du fait de la prise en charge par l’ECGD du différentiel d'intérêt. Il s'agit là d'une subvention déguisée que l'on retrouve dans les pratiques de l'ensemble des pays exportateurs. Le mécanisme n'est d'ailleurs pas propre aux ventes à l'étranger de matériels militaires. Créé en 1919, l'ECGD, qui a été le premier organisme mondial d'assurance des exportations, concerne l'ensemble des exportateurs. Pour l’année 1993-94, le total des crédits intéressant les activités d'exportation garantis par le Département dépassait les quatre milliards de £ dont 48 % pour les seules exportations de matériel militaire, cette proportion étant à comparer aux 18 % enregistrés pour l'année 1989-90.
10Comme nombre d'agences gouvernementales britanniques, l'ECGD a été privatisé en 1991 et est passé sous le contrôle de la compagnie d'assurances hollandaise NCM. Son fonctionnement n'en est pas moins régi par la loi sur les garanties relatives aux exportations et aux investissements adoptée en 1991. Placé sous la tutelle du ministère du Commerce et de l'Industrie, l’ECGD doit en outre solliciter l'avis du ministère du Budget (Treasury) et d'autres responsables gouvernementaux, notamment à la Défense et aux Affaires étrangères, pour chaque contrat d'exportation concernant la vente de systèmes d'armements majeurs. Certains observateurs ne manquent cependant pas de s'inquiéter de l'effort, jugé disproportionné, consenti par l'ECGD pour assurer les risques inhérents aux ventes d'armes qui ne représentent que 1,7 % du volume total des exportations britanniques mais bénéficiaient en 1992-93 de 48 % des aides à l'exportation.
11L'implication des services officiels peut parfois dépasser la simple caution financière accordée aux contrats d’exportation d'armements ainsi que le suggère l’affaire du barrage sur la rivière Pergau en Malaisie. Cette affaire, qui a pris les dimensions d’un scandale impliquant les plus hauts responsables politiques conservateurs, y compris l’actuel Premier ministre, s'est achevée devant un tribunal dont l'arrêt prononcé en novembre 1994 établissait l'illégalité de l'aide d'un montant de 234 millions de £ en vue de la construction de ce barrage. Il est apparu au cours de l'enquête que ce crédit consenti au gouvernement malaysien, contre l'avis des experts du ministère de la Coopération britannique (Overseas Aid Department) qui contestaient l'utilité économique du projet, constituait en fait une contrepartie à un contrat d'armement portant sur la livraison de chasseurs à l'armée de l'Air malaysienne. Le gouvernement n'a pas fait appel du jugement, reconnaissant ainsi le bien-fondé de l'accusation portant sur la violation des règles régissant l'assistance économique aux pays en développement.
12L'affaire a surtout mis en lumière l'étendue des concessions que les responsables politiques sont prêts à consentir pour assurer des débouchés à leur industrie d’armement. Les chefs de gouvernement n'hésitent plus à intervenir personnellement pour faire pencher la balance en faveur de leurs fabricants, avec plus ou moins de bonheur. Mme Thatcher n'avait pas réussi, malgré les efforts qu'elle avait déployés, à convaincre les Américains d'opter pour le système intégré de communications militaires Ptarmigan construit par Plessey, numéro deux, à l'époque, de l'électronique britannique, auquel les experts du ministère de la Défense US avaient préféré le système franco-belge RITA. Elle avait été plus heureuse avec ses interlocuteurs saoudiens qui avaient accepté de signer l'un des plus fabuleux contrats d'armement jamais obtenus par les Britanniques, dont la deuxième tranche officialisée en 1988 portait initialement sur un volume de matériels et d'infrastructures d'un montant de 30 milliards de £, revu à la baisse depuis.
13L'activisme de l’ex-Premier ministre britannique n’avait pas échappé aux observateurs qui le jugeaient parfois intempestif. En France le rapporteur de la Commission de la Défense de l'Assemblée nationale n'hésitait pas à déclarer : "Il semble que Madame Thatcher soit toujours prête, lorsqu'elle se déplace à l'étranger, à être en quelque sorte le commis voyageur de son industrie d'armement"6. Les Britanniques ne se privent pas, bien entendu, d'adresser les mêmes critiques à leurs alliés et concurrents français. Ainsi, Martyn Bittleston, fonctionnaire au ministère de la Défense britannique, écrivait en 1989 :
Les deux pays [La France et la Grande-Bretagne] consacrent des efforts analogues à l'exportation de leurs armements pour accroître leurs séries de production, réduisant ainsi le coût unitaire de leurs propres achats, tout en renforçant la position de leur industrie. Ils diffèrent toutefois en ce que le Royaume-Uni utilise rarement ses exportations d'armes effectives ou potentielles, comme instrument actif de sa politique étrangère. La France a davantage tendance à le faire7
14Si le fondement de cette critique est difficile à apprécier, il reste que les responsables politiques français n'hésitent pas plus que leurs homologues britanniques à appuyer les efforts de leurs industriels de défense pour la conquête de nouveaux marchés d’exportation. Récemment, dans une initiative qualifiée d'"inhabituelle" par la presse, Edouard Balladur alors Premier ministre, est intervenu en août 1994 auprès de son homologue japonais pour soutenir la candidature de Dassault dans un appel d'offres lancé par l’Agence de défense japonaise concernant un contrat de matériel aéronautique d’une valeur de 360 millions de $.
15Les Américains, bien sûr, ne sont pas en reste. En mai 1993, le Salon aéronautique du Bourget recevait pour la première fois la visite d'un membre de l’Administration américaine. Il s’agissait en l'occurrence du ministre du Commerce, Ron Brown qui, campé devant un chasseur F-16, assurait les dirigeants des firmes de construction aéronautiques américaines du soutien de l’Administration : "Nous allons vous aider" promettait-il "à trouver des clients sur le marché international et à conclure des accords"8.
LA DOMINATION DES ETATS-UNIS
16Sans doute pour compenser la diminution sans précédent des acquisitions de matériel militaire par le Pentagone qui ont pratiquement été réduites de moitié depuis 1986 (150 milliards de $ contre 80 milliards en 1994), le Président Clinton s'emploie-t-il à faciliter l'activité des industriels de défense nationaux. La moindre vigilance à l'égard de l'exportation de matériels sophistiqués va dans ce sens ; l'aide aux fusions d'entreprise — une partie des coûts de la restructuration doit être remboursée par l’Administration — ne peut que renforcer la compétitivité des entreprises américaines contraintes aujourd'hui de rechercher davantage de débouchés sur les marchés extérieurs. Au cours de l'exercice budgétaire 1994 (octobre 1993 à octobre 1994), les industriels américains ont conclu un ensemble de contrats d'armement d’une valeur de 32 milliards de $, deux fois supérieure à celle de 1992. Les ventes d'armement américain représentaient en 1992 un peu plus de la moitié de l'ensemble des ventes d'armes dans le monde ; la part des Etats-Unis n'était que de 30 % en 1987, époque où l'Union soviétique était encore le deuxième exportateur d'armes mondial. Toutefois la confirmation de la suprématie américaine n'est pas simplement la conséquence de la marginalisation de l’ex-Etat communiste. Les Américains touchent aujourd'hui les dividendes de leur intervention dans le Golfe persique : 70 % des contrats d'armement conclus au Moyen-Orient depuis 1991 l'ont été au bénéfice des Américains. Enfin, le poids des entreprises américaines est tel, notamment dans le secteur aéronautique et dans celui des véhicules blindés que les concurrents doivent lutter âprement pour grignoter les positions américaines dans les marchés extérieurs. Dans nombre de pays du Moyen-Orient et d'Asie qui procèdent à la modernisation de leur armée de l’Air, le choix s'opère le plus souvent entre deux modèles américains. A l'issue de leurs appels d’offres, le Japon, la Corée du Sud et le Koweït ont retenu comme ultimes concurrents le F-16 de General Dynamics et le F/A-18 de Mc Donnell Douglas contre le Tornado européen. Ce n'est qu'au terme d'une longue offensive diplomatico-commerciale que la France est parvenue à vendre 60 Mirage 2000 à Taiwan (novembre 1992) alors que ce même pays avait commandé peu de temps auparavant 150 F-16 américains déclenchant ainsi un refroidissement des relations entre la Chine et les Etats-Unis alors en pleine campagne électorale. Le Président Bush n'avait pas craint de se démarquer de la ligne traditionnelle qui veut que les ventes d'armes soient un élément clé de la politique étrangère des Etats-Unis, n'hésitant pas en l'espèce à violer l'engagement pris en 1982 à l'égard de la Chine de ne pas augmenter les ventes d'armes américaines à Taiwan.
17Il faut bien admettre que l'exportation des matériels militaires ne constituait pas pour les industriels américains une nécessité aussi absolue que pour leurs concurrents britanniques ou français. Avec un marché intérieur deux fois supérieur à celui de l'Europe, les Etats-Unis n'exportaient jusqu'à une date récente que 0,5 % de leur production de matériel militaire. Du reste, à l'exception de General Dynamics qui construit, entre autres matériels, le char Abrams IA, les plus gros fournisseurs américains d'armement étaient également ceux dont la part des exportations dans leur CA pesait le moins lourd : 6 % pour Lockeed et Raytheon, 5 % pour Grumman.
18La contraction des commandes des Forces armées nationales, l'hémorragie des emplois industriels dans le secteur de la Défense (-500 000 entre 1987 et 1992) vont nécessairement inciter les entreprises à affûter leur stratégie à l'égard des marchés extérieurs. La cascade de restructurations et de fusions à laquelle on a assisté ces dernières années devrait se traduire par un regain de concurrence qui n'augure rien de bon pour les entreprises européennes. Le simple examen du tableau ci-dessous établi au lendemain de l'audacieuse fusion entre Lockheed et Martin Marietta (août 1994) permet de se convaincre que seul un rapprochement entre les quelques acteurs européens de quelque envergure permettra de résister à l'avancée des industriels américains, non seulement dans les marchés d'exportation mais également nationaux.
Classement des dix principales entreprises du secteur de la défense
Société | CA défense (milliards de $) |
Lockheed Martin US | 16,5 |
Mc Donnell Douglas US | 9 |
Northrop Grumman US | 7 |
GM Hughes US | 6,6 |
British Aerospace UK | 5,8 |
Raytheon US | 4,7 |
Boeing US | 4,4 |
Thomson CSF F | 4,4 |
United Technologies US | 4 |
GEC Marconi UK | 3 |
Source : Defence News, Lehman Brothers.
19Si les ventes d'armes ont pu, naguère, être justifiées par des considérations touchant l'équilibre des forces dans les régions troublées du globe, elles n'en ont pas moins permis de réduire en outre une partie du déficit de la balance commerciale américaine. Entre 1974 et 1977, les quelque 50 milliards de contrats d'armement passés avec l'Iran et l'Arabie Saoudite ont permis d'éponger près de trois quarts du déficit des échanges. Aujourd'hui, c'est la défense de l'emploi dans le secteur de la défense qui incite les responsables américains à réviser les paramètres — "banalisation" de la vente de systèmes d'armes sophistiqués — voire à modifier leur propre position. Après les propos du candidat Bill Clinton au cours de la campagne présidentielle de 1992 annonçant une maîtrise efficace des ventes d'armes, on ne peut qu'être surpris par le soutien accru que l'actuelle Administration accorde aux exportations de matériel militaire.
LES DANGERS À COURT TERME
20Face aux surcapacités de production qui caractérisent le secteur de l'armement, on ne s'étonnera pas que les vendeurs soient amenés à se plier de plus en plus aux conditions posées par leurs clients. Si certaines relèvent de la technique financière classique — crédit subventionné remboursable sur de très longs délais — d'autres ne peuvent que susciter l'inquiétude de ceux-là mêmes qui se félicitent de l'obtention de tel contrat jugé avantageux. Parmi ces conditions préoccupantes, les clauses de contrepartie (offset) ou de compensation sont les plus pernicieuses.
21Certains clients imposent au fournisseur un paiement partiel sous forme de livraisons de produits primaires ou miniers locaux. L'Arabie Saoudite règle ainsi une partie du contrat Al Yamamah en pétrole dont la vente alimente un compte spécial au bénéfice du fournisseur British Aerospace. Il s'agit là de pratiques proches du troc que l'on retrouve dans d'autres transactions commerciales. D'autres Etats clients ont développé des stratégies plus raffinées et exigent qu'un certain pourcentage du prix du contrat soit investi sur place dans des entreprises locales. C'est notamment le cas des Emirats arabes unis, à qui la France a vendu un certain nombre de chars Leclerc, qui établit l'investissement compensatoire à 4 % du montant global du contrat. Le même Etat a obtenu la construction par Boeing d'un atelier de maintenance aéronautique en guise de contrepartie d'un autre contrat. Ces pratiques ne sont d'ailleurs pas l'apanage des seuls pays du Tiers monde ou semi-industrialisés. En choisissant en juillet 1995 l'hélicoptère de combat américain Apache de préférence au Tigre franco-allemand, le ministère de la Défense britannique reconnaissait également l’importance des clauses de compensation du contrat touchant le montage partiel des appareils en Grande-Bretagne avec les effets bénéfiques pour l'emploi qui en résulteront.
22Lorsqu'un pays peu industrialisé exige l'assemblage de matériels sophistiqués sur son territoire, on peut redouter des transferts de technologie au profit de l'acquéreur. Ainsi, le groupe américain Loral a-t-il accepté d'établir en Turquie une société mixte dénommée Mikes chargée de la fabrication d'une partie du système de guidage d'armes équipant les F-16 vendus à ce pays. Pour sa part, Thomson CSF a dû accepter un partenariat avec l'entreprise turque Tefken Technologi en échange de l'achat de quatorze radars de surveillance militaire. La Malaisie construit aujourd'hui des appareils d'entraînement d'origine suisse MD3-160 grâce à un accord de fabrication sous licence consenti par British Aerospace en contrepartie de l'achat par le gouvernement de Kuala Lumpur d'un certain nombre d'appareils Hawk construits par B.Ae.
23Ces pratiques qui marquent bien l'évolution des rapports de forces au profit des acheteurs risquent de perturber encore davantage les structures du commerce des armes pour ne rien dire des équilibres géostratégiques. L'édification de l'arsenal irakien à la veille de la guerre du Golfe a été le résultat autant des ventes directes au pays qui semblait le mieux parer à la menace iranienne que des transferts de technologie induites par les contrats d'armement.
24Ces transferts permettront à terme au client de maîtriser des technologies primitivement hors de sa portée et de valoriser son industrie de défense nationale, voire de concurrencer sur leur terrain ses anciens fournisseurs. Tel est déjà le cas du Brésil, d'Israël, de l'Argentine, de l'Inde : d'autres ne manqueront pas de suivre érodant les suprématies établies et fragmentant un secteur où les risques de prolifération ne pourront que croître, rendant illusoire tout espoir de maîtrise des ventes d'armes sous l'égide d'un organisme international.
Notes de bas de page
1 William D. Hartung, And Weapons for All, New York: Harper Collins, 1994, p. 175.
2 Information publiée par le Guardian du 10 septembre 1992, rapportée dans Gunrunners' Gold, Londres : World Development Movement, 1995, p. 35.
3 Jacques Fontanel, Les dépenses militaires et le désarmement, Paris : Publisud, 1995, p. 40.
4 Herbert Wulf (ed.), Arms Industry Limited, SIPRI/Oxford University Press, 1993, p. 5.
5 Charles Masefield, "Defence and International Security", RUSI Journal, vol. 140, no 4, 1995, pp. 15-17.
6 Jean-Guy Branger, Avis présenté au nom de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées sur le projet de loi de finances pour 1991, Tome V, p. 13.
7 Martyn Bittleston, Co-operation or Competition? Defence Procurement Options for the 1990s, Adelphi Papers 250, Londres: IISS/Brassey’s, 1990, p. 3.
8 Rapporté par le Guardian, 30 mai 1995.
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