Introduction
p. 11-16
Texte intégral
1Paru en 1991, l’ouvrage de Michel Albert Capitalisme contre capitalisme1 a popularisé l’idée qu’il existe deux formes de capitalisme, un capitalisme "anglo-saxon" ou plutôt "néo-américain" et un capitalisme "rhénan" ou "germano-nippon", engagés dans une bataille planétaire dont le premier semble assuré de sortir vainqueur. Certes le capitalisme anglo-américain, qui repose sur le dogme de la réussite individuelle, sur la prédominance des marchés boursiers et sur le désengagement de l’Etat, et qui privilégie la consommation et les profits financiers à court terme, apparaît comme moins efficace économiquement et moins équitable socialement que son adversaire germano-nippon. Celui-ci, qui valorise la réussite collective et le consensus, prospère grâce à la puissance des banques, à une forte propension des ménages à épargner, au souci qu’ont les entreprises du long terme ainsi qu’au rôle actif joué par les pouvoirs publics. Pourtant, ce second modèle serait aujourd’hui menacé. Tout en relevant les failles du modèle anglo-saxon, Michel Albert prend ainsi le contre-pied de la thèse, elle aussi bien connue, selon laquelle les Etats-Unis seraient voués, comme la Grande-Bretagne le fut avant eux, à un déclin inéluctable. En dépit de la réussite du modèle rhénan et des difficultés que rencontrent aujourd’hui les économies anglo-saxonnes, la fascination qu’elles exercent est en effet telle que le Japon et l’Allemagne eux-mêmes seraient en passe de succomber aux charmes illusoires du modèle qu’elles projettent et de s’imprégner des valeurs et des pratiques qui lui sont propres.
2La raison de cette victoire paradoxale ? Elle serait à rechercher dans les effets de la globalisation, et en particulier dans la forme financière que celle-ci a prise depuis la fin des années 1970. On sait que l’essor du commerce international depuis 1945 s’est accompagné d’une ouverture accrue des économies nationales sur l’extérieur et a conduit à une mondialisation de l’industrie à mesure que les entreprises, cherchant à conquérir de nouveaux marchés, s’implantaient le plus près possible de leurs clients potentiels et délocalisaient une partie de leur production pour abaisser leurs coûts de main d’œuvre. L’internationalisation du commerce et de l’industrie a elle-même suscité une progression spectaculaire des flux financiers, qui a été facilitée dans les années 1980 par la déréglementation financière et bancaire impulsée par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, mais s’est ensuite répandue à de très vastes régions du globe. Or la sphère financière opère selon une logique tout à la fois mondiale (puisqu’elle fait fi des frontières entre Etats) et libérale (puisqu’elle n’entend obéir à d’autres règles que celles du marché). La globalisation tendrait donc, si l’on en croit Michel Albert, à imposer le libéralisme anglo-saxon à l’ensemble de la planète.
3La démonstration était séduisante et l’annonce de la victoire prochaine du "mauvais" capitalisme avait de quoi pousser plus d’un lecteur à tenter de réagir contre l’attrait des sirènes du libéralisme anglo-saxon. Mais enfin, n’y avait-il pas quelque paradoxe à présenter la mondialisation comme l’agent de propagation du modèle anglo-saxon au moment même où, passée l’euphorie ultra-libérale des années 1980 et l’ivresse de la victoire de l’Occident contre l’empire soviétique, la dernière décennie du siècle s’ouvrait dans un climat de désenchantement de part et d’autre de l’Atlantique et où, loin de sortir renforcées de la formidable accélération de la libéralisation des échanges internationaux qu’elles avaient pourtant impulsée, les économies anglo-saxonnes, frappées par la récession, semblaient en outre malmenées par les forces de la globalisation ? L’idée même de globalisation ne recelait-elle pas par ailleurs, en germe, l’effacement progressif des spécificités nationales, et donc la disparition, à terme, du modèle néo-américain ?
4C’est de ces interrogations qu’est né le présent recueil. Partant de l’existence de spécificités propres aux économies anglo-saxonnes, il se proposait d’en vérifier la réalité à travers l’étude de l’évolution de certains secteurs, d’en préciser la nature, de se demander dans quelle mesure celles-ci pouvaient constituer un modèle pour le reste du monde, et d’en examiner l’évolution dans un contexte de globalisation. Ces questions sont au cœur de l’ouvrage, qui s’ouvre sur deux textes qui tentent de mieux cerner la genèse et les implications théoriques, voire idéologiques, des concepts de "modèle anglo-saxon" et de "globalisation". Jean Rivière relève d’abord que l’idée même d’un modèle anglo-saxon n’est apparue que très récemment, dans les années 1970, sous la plume des économistes libéraux que les circonstances (l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan) allaient bientôt placer sur le devant de la scène. Ce modèle apparaît caractérisé par la prédominance des marchés boursiers et l’accélération de la spéculation sur les monnaies (les années 1980 ayant été marquées par le développement d’OPA hostiles et par l’ascension fulgurante des golden boys), mais aussi par des cycles économiques plus contrastés que dans les autres pays industrialisés. Il s’appuie par ailleurs sur des institutions internationales telles que le FMI, la Banque mondiale ou le GATT (et l’OMC qui lui a succédé) que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis avaient largement contribué à développer à la fin de la seconde guerre mondiale. Est-on néanmoins fondé à y voir le modèle économique appelé à dominer prochainement la planète ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, force est de constater que les pays qui sont censés l’incarner sont en déclin relatif depuis 1945. Par ailleurs, dans les faits, l’économie américaine, par exemple, est très loin d’obéir aux seules lois du marché puisque la puissance publique met tout en œuvre pour promouvoir les exportations américaines et ouvrir des marchés étrangers aux produits fabriqués aux Etats-Unis. En définitive, le modèle économique anglo-saxon apparaît soumis à l’épreuve d’un capitalisme réel qui ne s’embarrasse guère de principes, et s’il lui reste des atouts, il ne semble pas encore avoir trouvé le moyen d’endiguer son déclin relatif, surtout face à la montée en puissance du bloc asiatique.
5Tentant de débusquer les mythes et les réalités qui se cachent derrière le concept de globalisation, Alain Crochet met quant à lui en lumière la façon dont le terme s’est introduit dans notre langue, par contamination de l’anglais semble-t-il, puisque ce sont les économistes anglo-saxons qui, les premiers, ont mis en évidence l’évolution vers une économie dont le fonctionnement ne saurait se concevoir qu’à l’échelle planétaire. Utilisé pour traduire le degré sans précédent d’intégration économique mondiale atteint à la fin du XXe siècle, ce concept revêt en fait, selon les auteurs, des significations variées. Les divergences portent en premier lieu sur la définition même de l’état auquel il se réfère : pour certains, il s’agit d’une étape dans une évolution déjà largement entamée avant le XXe siècle ; pour d’autres, il existe une véritable fracture entre le passé et le présent, la globalisation nous faisant entrer dans un univers qui est, par nature, radicalement différent de celui que recouvre le concept d’internationalisation puisque fondé sur l’interconnexion des marchés. La difficulté que nous éprouvons à traduire en français l’anglais globalization reflète la différence de stade stratégique atteint par les firmes anglaises et américaines, d’une part, européennes (hors Grande-Bretagne) de l’autre. Ces dernières ont longtemps fonctionné dans des espaces géographiques relativement restreints et n’ont adopté une stratégie de multinationalisation à l’échelle mondiale que depuis peu, alors que les firmes anglaises et américaines ont atteint depuis beaucoup plus longtemps un stade multinational et mondialisé.
6L’évolution qui se produit actuellement ne manque cependant pas de soulever un certain nombre d’interrogations. Certains posent ainsi la question de la nationalité de la firme dans un monde en voie de globalisation. D’autres se demandent dans quelle mesure la globalisation peut être freinée par les politiques industrielles et sociales adoptées dans des cadres nationaux, ou par la montée des ensembles économiques régionaux. On peut enfin se demander si le monde globalisé sera nécessairement meilleur, plus égalitaire, plus démocratique, et sans conflit. En fait rien n’est moins sûr, puisque la globalisation s’accompagne de risques d’exclusion, à la fois au sein des sociétés qu’elle affecte et pour certains pays du Tiers Monde qui, ne présentant pas d’avantages comparatifs spécifiques, se trouveraient de fait marginalisés par rapport au courant concernant le reste du monde. De même, la démocratisation des NPI d’Asie et des pays de l’Est européen n’est pas absolument garantie par leur ralliement actuel aux principes du libéralisme économique. Au total, il apparaît donc que si le concept de globalisation est théoriquement cernable, il est encore difficilement mesurable, faute d’outils de quantification appropriés. Par ailleurs l’évolution vers l’état final de la globalisation ne sera ni aussi automatique ni aussi bénéfique que ne l’escomptent ceux qui promeuvent son avènement.
7Les dix textes qui font suite à ces deux études liminaires leur servent à la fois d’illustration et de contrepoint. Michel Péron récuse ainsi l’idée que la globalisation actuelle nous fasse entrer dans un monde nouveau, en rupture avec l’époque antérieure. Se fondant sur une approche historique, il montre en effet que la situation que nous connaissons aujourd’hui résulte simplement de l’accélération, du fait des évolutions technologiques et de la libéralisation des échanges, d’un phénomène que l’Angleterre avait été la première à engager dès la fin du XVIe siècle, au moment où ses marchands, animés par le pragmatisme et l’esprit d’entreprise, jetaient les premières bases d’un empire qui allait bientôt ceindre le globe. Dans le même temps les économistes des XVIIe et XVIIIe siècles attiraient l’attention de leurs lecteurs sur les avantages qu’il y aurait, pour la nation anglaise, à développer des relations commerciales avec l’étranger, et l’Angleterre se dotait d’une banque centrale et de circuits de financement facilitant son expansion nationale et internationale. Ainsi l’Empire, puis le Commonwealth, ont-ils constitué des instruments du développement d’une économie-monde. Si ni les marchands ni les économistes anglais n’ont souhaité ériger l’expérience de leur pays en modèle, ni l’imposer au reste du monde, du moins ont-ils joué un rôle éminent dans l’expansion des échanges internationaux et dans la globalisation de l’activité économique mondiale. Loin de voir dans le Commonwealth une simple survivance d’un passé révolu, Rickie Moore prolonge la réflexion de Michel Péron en insistant sur la réalité des liens qui subsistent encore aujourd’hui entre l’ancienne métropole et les Etats autrefois placés sous sa domination et sur le rôle qu’a pu jouer, historiquement, une telle institution. Certes l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun a considérablement affaibli les liens commerciaux qu’elle entretenait avec les autres membres du Commonwealth (ceux-ci ne représentaient plus, en 1992, que 10 % de l’ensemble de son commerce extérieur), alors que les investissements britanniques se sont eux aussi massivement reportés sur le continent européen. Toutefois les liens culturels qui unissaient autrefois la métropole à son Empire n’ont rien perdu de leur vigueur et c’est par le Commonwealth que s’effectue pour l’essentiel la coopération scientifique et technique entre la Grande-Bretagne et le Tiers Monde. Il est également significatif de relever que le sol britannique accueille une bonne partie des IDE originaires des pays développés du Commonwealth, comme l’illustre le récent rachat de la Midland Bank, quatrième banque de dépôt britannique, par la Hongkong and Shangai Bank.
8La globalisation s’est cependant accompagnée de délocalisation, par les entreprises transnationales, de leurs centres de production et est donc souvent accusée d’avoir contribué à la désindustrialisation des pays dits industrialisés, et donc à l’extension du chômage. Il est intéressant de remarquer, comme le fait Marie-Claude Esposito, que ce mouvement de délocalisation est allé de pair avec le développement de la sous-traitance, qui favorise l’essor des entreprises de petite taille. Ce double mouvement est particulièrement important au Royaume-Uni, dont l’économie est dominée par de très grosses entreprises multinationales. C’est dans le cadre de ces ajustements structurels que la petite entreprise, longtemps méconnue, est devenue objet d’étude, alors que le retour au pouvoir des conservateurs, en 1979, correspondait à la mise en place d’une véritable politique en faveur des PME/PMI, qui s’est poursuivie tout au long des années 1980. Au Royaume-Uni la restructuration industrielle a surtout été le fait de ces PME-PMI qui, de la sorte, se trouvent être à l’origine de la plupart des créations d’emplois recensées depuis une vingtaine d’années.
9De même la globalisation explique largement que des thèmes comme celui de corporate governance ou encore des préoccupations d’ordre éthique, apparus en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, aient très rapidement débordé le cadre strictement anglo-saxon pour être repris dans de très nombreux pays développés. Etudiant la façon dont ces thèmes, d’abord apparus dans la presse anglo-saxonne dans des articles commentant tel ou tel aspect de la vie des affaires en Angleterre ou aux Etats-Unis, trouvent bientôt des échos dans la presse française, comme dans celle d’autres nations européennes, Bernard Dhuicq met en évidence la façon dont la réaction des actionnaires face aux abus auxquels peuvent donner lieu les modalités traditionnelles du gouvernement d’entreprise en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis reflète, d’une certaine manière, une contestation de l’intérieur du modèle anglo-saxon. Mais il montre aussi la force de l’exemple anglo-saxon dans un contexte de globalisation.
10Cette globalisation connaît pourtant certaines limites, notamment dans le secteur de la défense où, comme l’indique Jean-Claude Sergeant, l’Etat affirme la réalité de son existence et de son statut international face à des entreprises dont beaucoup de commentateurs tendraient à nous faire croire qu’elles règnent en maîtres sur les destinées du monde. La nécessité de préserver la sécurité nationale implique par exemple qu’il est impératif que les sociétés nationales productrices d’armements restent à la pointe du progrès technologique. Le souci de sauvegarder de l’emploi va également à l’encontre d’une logique de marché dans ce secteur. D’où un soutien actif aux industriels, notamment par le biais de subventions déguisées à l’exportation. L’exemple anglais démontre le degré d’implication des autorités dans ce secteur stratégique à plus d’un titre.
11Le secteur de l’audiovisuel répond à une logique inverse, comme le relèvent Marie-Hélène Advielle, à travers une étude de la globalisation des programmes à la télévision britannique, et Daniel Royot, à propos d’Hollywood. Dans les deux cas c’est bien la logique du marché et l’impératif de la rentabilité qui prime sur toute autre considération, notamment sur les considérations d’ordre culturel ou artistique : le produit audiovisuel sera d’autant plus lucratif qu’il sera adapté à un marché de masse et que les coûts de sa production seront mieux amortis par la diffusion la plus large possible. Certes le cinéma et les séries télévisées américaines envahissent nos écrans, mais cette globalisation est aujourd’hui une contrainte à laquelle les Américains eux-mêmes ne peuvent échapper.
12Cette nécessité de pouvoir accéder à tous les marchés du globe est en effet devenue, comme le souligne Olivier Frayssé, la préoccupation majeure des entreprises américaines. Mais les difficultés qu’elles rencontrent, notamment pour pouvoir pénétrer le marché japonais, et la confrontation à laquelle celles-ci donnent lieu, illustrent bien tout à la fois les limites que connaît le phénomène de globalisation et les nuances qu’il convient d’apporter à l’image d’un modèle économique anglo-saxon fondé sur le respect des seules lois du marché, le modèle "japonais", comme le modèle rhénan se caractérisant au contraire par une ingérence permanente de la puissance publique dans les mécanismes économiques, et notamment dans les échanges internationaux. L’examen de la politique commerciale des Etats-Unis permet de retoucher ce tableau par trop simplificateur. Sur ce point, l’analyse d’Olivier Frayssé rejoint tout à fait celle de Jean Rivière.
13La globalisation a également profondément bouleversé le fonctionnement de la société et de l’économie des Etats-Unis, contribuant par là à remettre en cause la nature même du "modèle". C’est le cas, en particulier, dans le domaine de l’emploi et du fonctionnement du marché du travail. L’évolution des effectifs salariés dans les secteurs pour lesquels la production américaine est fortement concurrencée par les importations étrangères montre que l’ouverture des marchés s’accompagne de suppressions d’emplois, même s’il est vraisemblable que, dans le cas de l’ALENA par exemple, ces suppressions seront compensées par les créations d’emplois induites dans l’ensemble de l’économie américaine par le développement des échanges avec le Mexique. Ces effets quantitatifs ont été largement étudiés, mais leur portée demeure somme toute relativement modeste eu égard aux créations massives d’emplois qu’a suscité le dynamisme propre à l’économie américaine. En revanche, les effets qualitatifs de la globalisation — la façon dont celle-ci tend à infléchir la nature même des emplois, les conditions de travail, de rémunération et de protection sociale, ont été moins souvent mis en évidence. Ils n’en demeurent pas moins fondamentaux dans la mesure où ils participent d’une remise en cause du modèle de l’emploi hérité de la période fordiste. Par ailleurs, comme le souligne Pierre Sicard, la globalisation, qui accentue les écarts entre catégories socio-économiques, remet en cause le principe même de communauté nationale aux Etats-Unis à un moment où d’autres forces d’éclatement, en particulier les revendications des différentes minorités dans une société pluriethnique, sont déjà à l’œuvre. Si rien ne vient corriger cette évolution on risque fort d’atteindre un point critique, où les principes mêmes sur lesquels reposent l’économie et la société américaine pourraient être remis en question.
14En dernière analyse l’ensemble des études réunies ici fait donc apparaître que si la globalisation constitue à certains égards le vecteur de la propagation de certaines spécificités anglo-saxonnes dans d’autres régions du globe, il existe néanmoins un écart sensible entre la réalité du fonctionnement de ces économies et le modèle théorique quelles ont inspiré et qu’elles sont censées incarner. La globalisation est également, pour ces économies, source de contraintes, voire de difficultés. Elle les soumet à une épreuve dont l’issue pourrait n’être autre que la mise en cause du modèle auquel elles ont donné naissance.
Notes de bas de page
1 Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris : Seuil, 1991.
Auteur
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Martine Azuelos
Université de la Sorbonne Nouvelle, Directeur du CERVEPAS
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