La publicité à la télévision : conventions du spectacle et conditionnement
p. 97-108
Texte intégral
1Nous avons constaté, au cours de notre étude, que différents paramètres contribuaient à orienter le contenu des films publicitaires Advertising for Peace, nous révélant ainsi l'ambiguïté inconditionnelle des « couloirs du pouvoir » et soulevant les difficultés terminologiques auxquelles nous nous sommes confrontés lorsqu'il s'est agi de définir le contexte événementiel et la commande gouvernementale effectuée auprès de l'agence McCann-Erickson. Ayant fait ressortir divers niveaux de censures et de codifications, le temps est venu de nous pencher, plus spécifiquement, sur l'art créatif et la conception du spectacle publicitaire télévisuel. Notre souci sera donc de déceler ce que signifie le terme « publicité » et de comprendre les astuces de son fonctionnement ainsi que les méthodes les plus usitées afin de conditionner et de manipuler les téléspectateurs. Par spectacle, nous comprenons la « désignation générique de tout ensemble de stimuli visuels et auditifs organisés sous la forme d'un tout nettement perceptible et reproductible comme intention. Sa présentation au public poursuit un but déterminé : rituel, esthétique, information, communication »1 Le spectacle publicitaire télévisuel correspond en tous points à ces considérations dans la mesure où il favorise l’éclosion d'une créativité extrêmement contrôlée ; l'abondance de codes, de structures de surveillance des contenus et d'instances de régulation confirme nos propos. Avant d'entrer dans une réflexion touchant au mode de fonctionnement interne d'une publicité télévisuelle, il nous semble utile de dégager quelques pistes sur ce qui est communément sous-entendu par publicité, puis de procéder à une réflexion sur les stratégies inhérentes à la communication filmique.
Mise au point sur la nature et la fonction des publicités télévisuelles
2La publicité « moderne » implique l'utilisation rémunérée de supports ou moyens de communication (presse, télévision, radio, affichage, cinéma et... Internet). En raison de la diversité des formes qu'elle peut revêtir et des causes qu'elle peut servir, la publicité semble mal se prêter à une définition figée. D'emblée, on s'aperçoit que la publicité peut tout aussi bien aider à la promotion d'un savon, à impulser l'élan d'une entreprise commerciale qu’à assurer une communication électorale ou gouvernementale, en matière de lutte contre des fléaux comme la drogue ou la criminalité. Elle peut également tenter de canaliser les énergies et de susciter, par exemple, un appel à une mobilisation vers le rétablissement de la paix — une démarche originale et novatrice. La complexité à définir la publicité s'accroît lorsqu'il s'agit de cerner son essence et sa véritable nature, car la diversité des messages qu’elle véhicule ne peut réduire la publicité à un medium dont la mission première est de séduire. Certes, ce commentaire pourrait se justifier si l'on perçoit le phénomène publicitaire en tant que moyen de communication permettant d'influencer le spectateur à acheter des produits de grande consommation. La communication publicitaire est alors fondamentalement partisane, positive, bienveillante et « bienfaitrice ». Plus problématique est d'affirmer que selon les causes qu'elle sert, elle se soumet à une idéologie, à une volonté politique ou philosophique.
3Faire de la publicité est, stricto sensu, rendre public, c'est-à-dire transmettre des faits, disséminer des idées ; l'influence potentielle qu'elle peut avoir sur les attitudes ou les comportements du téléspectateur intervient seulement ensuite. Bien que son objectif principal soit de faire acheter (ou de faire vendre), la publicité peut donner des conseils et suggérer de meilleurs modes ou styles de vie. Outre ses enjeux commerciaux, la publicité apparaît comme une institution sociale dont le but est d'instaurer une communication avec le public. L'influence présupposée sur le téléspectateur n'est donc pas simplement du ressort des publicités commerciales, puisque les organismes gouvernementaux tentent à leur façon de guider les conduites et les comportements des consommateurs, particulièrement visés dans leur citoyenneté.
4Le spectacle publicitaire télévisuel suscite des avis partagés. Monde de l'illusion où triomphent le bien, le bon, le positif, le film publicitaire est un savant mélange d'artifices spectaculaires. Toute posture maladroite, toute mimique déplacée, tout sourire visiblement forcé et dénué de « naturel » risqueraient d'être vivement rejetés de la part des spectateurs2. Tentatives de déjouer la manipulation des messages, critiques parsemées de suspicion entourent un univers publicitaire jugé trop envahissant par certains. Il ne faut certes pas mésestimer le pouvoir de persuasion, l'emprise sur les esprits de ce spectacle qui se régénère constamment et dont l'esthétique et la créativité reflètent une volonté d'attirer la curiosité, à défaut de l'adhésion d'un public blasé, en quête d’un renouveau perpétuel. Difficile mission, par conséquent, que de créer un message publicitaire adéquat pour le public et pour l'annonceur. Les concepteurs de spots doivent faire preuve d'une connaissance solide de la perception appliquée de la psychologie de la persuasion et parfois oser prendre de grands risques dans leurs orientations artistiques. C'est ce que nous tenterons, entre autres, de démontrer dans notre analyse d'Advertising for Peace.
Rappel sur les stratégies de communication du film publicitaire
5Il convient de rappeler un certain nombre de caractéristiques. Le message publicitaire télévisé ne peut qu'offrir une stimulation sensorielle partielle dans la mesure où seulement deux sens sont sollicités : la vue et l'ouïe. Maintes stratégies, dont le recours au principe de la synesthésie, sont mises en œuvre afin de pallier ce manque communicationnel. Le film publicitaire, de par sa concision et sa nature évanescente, projette une force intense en action sur l'écran, qui conduit le regard du spectateur d'un point à un autre ; ainsi peut-on parler d'une grammaire visuelle. Dans l'étude des relations des signes verbaux et visuels de la chaîne syntagmatique, contrairement aux affiches ou aux publicités insérées dans la presse, les spots publicitaires doivent prendre en compte la dimension sonore. Les structures paradigmatiques facilitent la mise en place d'un code ou d'un système de codes où les interprétations connotatives3 ne peuvent se concrétiser pleinement qu'en fonction de la compétence et de la culture du spectateur visé. Le spectacle publicitaire repose donc sur plusieurs paramètres qui vont de l’élaboration d'un slogan à la dramatisation de séquences, de l'art des prises de vue cinématographiques à l'ingéniosité des motifs musicaux.
6Comme pour toute création filmique, le scénarimage du spot publicitaire passe par divers stades : la construction d'un monde, la construction d'une histoire, la monstration d'une réalité, même illusoire. Toutes ces opérations permettent d'établir une production de sens du spectacle livré au téléspectateur. À chaque catégorie de produit, son type de scénario. La brièveté et la rapidité du film, l'accumulation des informations à transmettre, font qu'il est nécessaire d'entrer d'emblée dans le vif du sujet. Divers stratagèmes et astuces sont utilisés. Les récurrences de procédés visuels constituent une aide à la compétence du public dans le décodage du spectacle qu'il regarde, qu'il découvre. Selon Paul Best, de l'agence Young and Rubicam à Londres, la création d'une publicité télévisuelle repose sur le principe d'organisation des composantes filmiques, associant le son et l'image, en les juxtaposant, en les assemblant, mais ce n'est pas tout ; le temps alloué à chaque séquence doit être soigneusement calculé et contrôlé.
7De la réussite du montage dépend l'efficacité d'un spot, peut-être même d'une campagne entière. La concision de ce type de film n'empêche pas les concepteurs de s'inspirer de divers procédés de montage, qu'ils soient narratifs ou « créatifs »4. Globalement, le montage de films publicitaires — et c'est le cas pour Advertising for Peace — considère trois fonctions classiques du film de fiction : la fonction syntaxique (liaison ou disjonction), la fonction sémantique (effets de causalité, de parallèlisme, de comparaison) et la fonction rythmique (fusion de sens grâce à différentes orchestrations opérées au niveau du son et de l'image). Un autre domaine vient logiquement compléter notre étude du spectacle publicitaire — la sémiologie — cette science qui permet de comprendre l'ensemble des signes manipulés par les publicitaires et, dans une certaine mesure, leur fonction sans qu'il y ait, pour autant, besoin d'émettre de jugement de valeur.
8Le film résulte d'une combinatoire, d'un assemblage de codes pluriels et intriqués qui s'articulent suivant une construction homogène, pertinente et cohérente. Ce qui fait l'originalité du film publicitaire, est qu'il se pose en véritable genre hybride où le verbal et le visuel se complètent dans un laps de temps très limité. Le film publicitaire est organisé autour d'un métissage d'éléments hétéroclites et polysémiques qui proposent, par le biais du scénario, une logique, une cohésion interne, permettant la mise en place d'un discours ordonné. Le texte publicitaire est d'autant plus riche qu'il allie le verbal au visuel, tout en n'excluant pas l'association sonore, fondamentale à l'entièreté du spectacle diffusé. Le film publicitaire est conçu pour être vu à plusieurs reprises avant d'être mémorisé ; sa finalité est différente de celle des autres spectacles filmiques. Une difficulté ressentie au niveau de l'analyse vient du fait que, comme le téléspectateur, le chercheur a une perception globale du message publicitaire. À tous les stades de son élaboration, le spot repose sur un phénomène de rajouts, de soulignage, de redondance. Dans le processus de la mémorisation quantité d'éléments entrent en jeu ; ils se fondent sur une répétition qui opère à maints niveaux, essentiellement auditifs et visuels, qui devrait entraîner à force d'un martèlement quasi-ininterrompu, un impact sur le téléspectateur.
9Les qualités rhétoriques se retrouvent tant au niveau du verbe que dans la phase de montage. Les figures de style ne prennent leur sens complet que lorsque l'image, le verbe et le son, se trouvent réunis. Parmi les figures les plus communes, nous retiendrons la tautologie, la prétérition verbale, mais aussi les figures de substitution, retenues à des fins illustratives. L'hyperbole ou la litote ont pour but de faire réagir le téléspectateur — de le rendre curieux, d'aiguiser son sens critique, de le faire prendre position. Les équivalents visuels des figures du discours telles que la métonymie sont légion, toutefois nuance et euphémisme5 sont de rigueur dans un souci de crédibilité et d'authenticité du propos. En règle générale, les effets de style s'interprètent différemment selon que le message des publicités est sérieux ou léger. Peuvent s'ajouter à cette brève présentation, des figures d'échange très recherchées dans les publicités télévisuelles, comme la gradation, l'asyndète, le chiasme et l'anacoluthe. L'utilisation de ces figures suggère les stratagèmes d'une rhétorique à visée manipulatrice qui s’inspire, dans son souci d'aboutir à une argumentation efficace, de l'art du discours persuasif. Enfin, il existe au sein de chaque message publicitaire une hiérarchisation. En fait, les six fonctions du langage, selon la théorie de Roman Jakobson, correspondent idéalement aux différents stades et étapes de l'élaboration d'un spot publicitaire, aspect que nous découvrirons au fil de notre analyse d'Advertising for Peace.
10Outre l'articulation « verbale » du spot, la spécificité du « texte » publicitaire requiert l'étude du support visuel et fait intervenir le concept d'interdisciplinarité. Le « visuel » est un vecteur de communication6 au même titre que l'écrit dans la mesure où il décrit et suggère. L'image et, a fortiori, l'image animée, est multi-codée ; son impact est beaucoup plus grand que celui du verbe, car il a un rapport direct avec le regard. Comme n'importe quel texte, l'image exige une lecture spécifique. Les personnages des spots publicitaires n'ont pas forcément le même statut que ceux des films de fiction, ils sont appréhendés en fonction de leur habileté à communiquer, en fonction de la perspicacité de leur regard et de leurs gestes. La convention du spectacle veut que le public soit initié et familier à une méthode de décryptage, de décodage et sache ainsi identifier les subtilités du jeu visuel spécifique à l'image fixe et à l'image animée. Le téléspectateur possède un système de compétences intériorisé — ce capital de culture de la personne humaine qui n'est pas sans rappeler l'habitus aristotélicien. La manipulation est une convergence de stratagèmes dont le public profane n'a pas toujours conscience. Dans les spots publicitaires, qui ne s'embarrassent pas de détails et vont à l'essentiel, l'effet de concentration est indéniablement ce qui frappe d'emblée le téléspectateur. Chaque signe optique entraîne une interprétation particulière et oriente le contenu du message publicitaire. En effet, encore plus que dans tout autre film, « c'est [le signe] qui indique ce que signifie la position du mannequin, l'angle de sa main7 » Malgré tout, les publicités télévisuelles se plient aux impératifs de la durée et doivent trouver plusieurs astuces pour donner au public l'impression d'assister à un spectacle complet et cohérent. La variété des plans aide, bien entendu, à manipuler, à orienter le message visuel d'un produit. Bien que les ruses soient assez nombreuses, l'objectif est de demeurer aussi neutre que possible dans ses propos et de donner l'illusion de mettre toute subjectivité à l'écart. À chaque argument publicitaire, ses procédés. Véritable défi alors que d'affirmer que les vertus d'un produit de consommation peuvent être valorisées de la même façon qu'un argument défendant une grande cause publique.
11Le spectacle publicitaire télévisuel s'appuie sur la mise en œuvre de codes et de conventions dont les procédés créatifs les plus évidents sont les composantes de base d'un film, c'est-à-dire les plans, les scènes et éventuellement les séquences. La gamme des plans mérite quelques réflexions ; il est vrai que certaines publicités offrent un éventail de plans assez large alors que d'autres se cantonnent à un cadre plus restreint. Le spot n'est pas toujours chronologique dans son déroulement, il peut ressembler à un véritable kaléidoscope où les plans courts saccadés vont et viennent, parfois à une vitesse prodigieuse, où une cascade d'images se chevauchent, s'entrechoquent, car l'important est de susciter un certain suspense, une curiosité qui permet d'attirer, de capter l'attention, de surprendre, ne serait-ce que quelques secondes.
12Plus les éléments visuels sont hétéroclites, plus ils ont de chances de rester dans la mémoire du téléspectateur. De même, la diffusion de plans serrés offre une intensité inhabituelle et oblige le téléspectateur à exercer un rapprochement psychologique afin de percevoir un ensemble et non pas une succession de détails sans signification. La projection d'une série de gros plans juxtaposés montrant des fragments de personnes ou de choses, symbolisés par un effet « de synecdoque visuelle », permet des raccourcis appréciables dans la trame narrative de ce mini-film8. L'agencement des plans permet également d'établir un rythme, d'autant plus intéressant à étudier que la publicité est longue9 (60 secondes ou plus) car il est alors concevable de le comparer à celui d'un film de fiction. Rapidité et lenteur sont soulignées par la musique scandant les images. L'orchestration dans la concordance entre la bande-son et l'image prend une dimension non négligeable dans l'interprétation d'un message publicitaire. Il ne faut pas mésestimer le pouvoir suggestif d'un fond musical dont le choix n'est jamais anodin. Ainsi, une musique très rythmée aide à faire percevoir au téléspectateur les divers gros plans comme un tout organique bien structuré et permet de pallier un déficit informationnel inévitable du fait du format de ce spectacle en miniature. Le son donne le ton tout en ajoutant une énergie esthétique qui libère d’emblée, avec l'éclairage et la couleur, un état d'esprit. La manipulation est donc plurielle.
13La présence d'une mélodie enjouée crée une dynamique rythmique, alors qu'une mélodie triste donne une impression de lenteur. Qui dit rythme, dit temps ; le temps que le spot publicitaire manipule librement, semble-t-il. Il est parfois étonnant de constater que, dans un spot de durée moyenne — 30 secondes —, le rythme puisse être perçu par le téléspectateur comme lent ou rapide. La lenteur ou l'effet de ralenti, s'exprime par l’allongement de certains plans et une distanciation opérée grâce à un habile dosage de travellings et de panoramiques ou, plus fréquemment, comme dans certaines publicités d'Advertising for Peace, grâce au filmage d’un décor dépouillé. Les spots peuvent donc s'étirer, s'allonger, être vécus sur un rythme lent ou syncopé. Par exemple, les arguments publicitaires insistant sur les valeurs traditionnelles, la saveur du passé, aspirent à un rythme plus lent car ils représentent la nostalgie d'une époque révolue et créent ainsi un effet de distanciation. De même, une scène de violence filmée au ralenti10 fait ressortir l'horreur et l'atrocité de l’acte. Le ralenti permet d’étirer le temps — l'instant ou le moment — et d'intensifier le caractère émotionnel d'un spot. Il peut aussi suggérer un monde qui bascule, une vie brisée ou plus simplement des notions comme l'effort, le stress ou la fatigue.
14Le bruitage est fait de répétitions, de redondances. Il renforce, il redouble l'image. Les sons d'ambiance peuvent correspondre à des couleurs, nous entrons alors dans le domaine de la synesthésie. En revanche, les onomatopées et les autres types de bruitage sont associés à la situation dépeinte et deviennent, en quelque sorte, la représentation sonore de l'image. En général, le bruitage vise à créer un effet d'authenticité11. Mais les effets sonores ne concernent pas seulement le bruitage, ils prennent en compte les sonorités verbales, qui, selon l'intonation et le timbre de la voix de la personne qui les prononce, provoquent une musicalité et suggèrent une certaine émotion. Le son fusionne le plus souvent avec l'image : il souligne un effet visuel et peut être perçu comme un « surajout ». Afin de doser harmonieusement clarté et pertinence du spot publicitaire, le renforcement du message se fait grâce à un autre type de fond sonore, la musique. En effet, la musique vient en contrepoint du visuel et, bien sûr, d'une voix off ou d'un échange dialogué. Elle apporte au message publicitaire une surcharge signifiante. Elle a pour vocation de créer une ambiance, et, comme le choix des couleurs, permet d'appuyer le rythme correspondant au déversement des images. La musique et les sons non verbaux jouent un rôle important dans le processus de mémorisation : ils semblent pouvoir contourner les filtres perceptifs, les facultés critiques et avoir un effet direct sur les émotions.
15Le texte publicitaire tient donc son originalité, sa flexibilité de son écriture contrapuntique. Ce texte troué ne fait un tout cohérent que lorsque mots, images et effets sonores sont réunis. Il va donc de soi que la trame diégétique du manifeste publicitaire — expression d'Henri Joannis — lie paroles et images et peut favoriser l'expression verbale au détriment du visuel ou vice versa. L'impression globale qui s'en dégage réside dans les différentes relations soulignant les interférences, les effets tels que les redondances, les contrepoints. En fait, l'argumentation réside dans trois phases essentielles : l'exposition, la body copy et le récapitulatif final composé d'éléments (logo, slogan, etc.) variables en fonction de la durée, de l'équilibre du « verbal » et du « visuel » retenu dans le spot. L'agencement du discours s'articule, selon la définition classique, autour de l'inventio, la dispositio et l'elocutio. En conséquence, une fois le profil des consommateurs établi, le rédacteur littéraire de l'agence publicitaire produit l'idée de la campagne, les arguments du ou des spots qui en feront partie, il décline les formes et la tournure que prendront la body copy et le slogan.
Les publicités gouvernementales : thèmes et préoccupations
16Les intérêts et les préoccupations économique, politique, sanitaire, sociale et culturelle caractéristiques d'une période précise se retrouvent en filigrane dans les contenus des publicités diffusées à l'époque en question. En règle générale, l'image qui se dégage des publicités commerciales, mais plus fortement encore des publicités gouvernementales, se veut actuelle, actualisée. La différence principale entre les publicités commerciales et les publicités gouvernementales est que, dans le deuxième cas, la vocation n'est pas tant de séduire, mais plutôt d'informer, de guider, de convaincre.
17Ce spectacle « engagé » ne se cache pas derrière l'illusion d'un produit à vendre : il peut être assez impitoyable lorsqu'il condamne des méfaits commis au sein d'une société. Ses enjeux, ses objectifs diffèrent de ceux des publicités commerciales, il s'agit bien là de façonner, de modeler les esprits et de sensibiliser le citoyen à des fléaux devant être remédiés. Responsabiliser le public est une approche primordiale afin de réduire le malaise social à quelque niveau soit-il. La légitimité des spots publicitaires, comme ceux de notre corpus, repose sur le fait qu'ils suppléent à des appétences telles que le besoin de sécurité ou encore le besoin d'intégration au sein de la communauté nationale. La façon de traiter les sujets ne reprend pas forcément les méthodes « douces » des publicités commerciales, dans la mesure où elle intente un difficile procès : celui de faire prendre conscience au citoyen des différents problèmes qui l'environnent. Plusieurs procédés aident à aborder les sujets délicats : l'utilisation des stéréotypes, le recours à des techniques telles que l’humour, la dérision ou encore l’appel à la nostalgie ou à la tradition, mais l'arme la plus tranchante et, semble-t-il, la plus efficace, est de loin le choc tant visuel que verbal ou sonore.
18Dans les publicités gouvernementales, l’authenticité des propos, la crédibilité s'imposent. Il faut, dans le choix des personnages, rester fidèle à la réalité que l'on souhaite dévoiler. La stratégie de communication, qui consiste à prendre des gens sur le vif ou à les filmer dans leur contexte quotidien, est, selon les commentaires de Michael Brodie, ancien directeur du service de publicité du Central Office of Information de Londres, une technique qui a fait ses preuves. De nature méfiante, les Britanniques, et par extension les Irlandais du Nord, se sentent plus concernés si les personnages des publicités leur ressemblent. En effet, « [l]e téléspectateur britannique est sagace et extrêmement cynique face aux publicités gouvernementales. En un sens, il croit qu'il paie la diffusion des campagnes. Nous ne pouvons nous permettre de commettre la moindre erreur si nous voulons rester convaincants et atteindre l'impact souhaité chez le spectateur12 » Dans leur processus de communication, les organismes d'État (britanniques) essaient donc d'être « proches » des gens, d'utiliser un interlocuteur représentatif de leur condition de vie. L'emploi d'accents régionaux, l'impression de témoignages ou de confessions sont autant de stratagèmes allant dans ce sens. Les préoccupations des différents organismes gouvernementaux sont multiples : elles vont de la protection du citoyen contre le SIDA ou contre le viol, à l'incitation des jeunes à chercher un emploi en suscitant, par exemple, des vocations (campagnes de recrutement dans les hôpitaux ou dans la marine) et visent, à des degrés divers, à la sécurité des citoyens. C'est dans ce cadre que s'inscrivent les publicités de notre corpus.
Publicité et télévision : relations symbiotiques et enjeux communs
19Le spectacle que nous avons à considérer n'est peut-être pas issu d'une conception visant à « piéger le consommateur » — du moins ce n'est pas ce qui devrait ressortir du message — il n'en est pas moins vrai que l'annonceur, et éventuellement le publicitaire, cherchent à engager le téléspectateur psycho-dynamiquement. Chaque spot s'inscrit dans une logique de campagne publicitaire, il devra répondre à une interprétation plurielle, où s'imbriqueront volontés, sens manifestes et sens cachés. Ce postulat s'impose de par la nature du medium et grâce au type de culture (de masse) véhiculée. La richesse polymorphe des publicités télévisuelles gouvernementales se justifie essentiellement pour deux raisons : la première résulte de la diffusion massive des spots — il faut que le spectateur puisse découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois et que son attention soit captivée le plus longtemps possible ; la seconde vient de la psychologie du spectateur, de son appartenance sociale et de son éducation. Dans ces conditions, le message caché, ou dévoilé en filigrane, peut être tout aussi important que le message manifeste puisqu'il peut ne pas être « perçu » de prime abord et devenir une sorte de « persuasion clandestine ». Il est, en tout cas, impossible de prévoir dans quelle mesure il sera susceptible de s'immiscer dans l'esprit du spectateur et de connaître quels en seront les effets. Il est probable que les diverses facettes du medium télévisuel englobent, d'une manière ou d'une autre, les mécanismes du conscient et de l'inconscient. Dans un spectacle publicitaire télévisuel, nous ne pouvons nier la présence des stimuli socio-psychologiques où la différence entre le contenu de surface, le message manifeste, et son contenu de profondeur (ou sens caché), est assez aisée à repérer.
20Un autre paramètre semble s'imposer lorsqu'on étudie un spectacle télévisé précis : il incombe en effet au public d'avoir acquis la compétence, l'aptitude à reconnaître la spécificité des genres télévisuels dont les contenus doivent être spontanément identifiés. Ainsi pourra-t-on dire que chaque catégorie d'émissions télévisuelles prédéterminera les schèmes comportementaux du spectateur, déjà mis en condition avant d'être confronté à tel ou tel spectacle. Les publicités Advertising for Peace ont, en conséquence, été conçues en fonction des autres spots publicitaires susceptibles de les avoisiner dans telle ou telle plage publicitaire, en fonction d'une contextualisation spécifique. D’autre part, les spots Advertising for Peace ont été diffusés sur UTV et Channel 4 pendant ou autour de programmes et émissions populaires, par exemple, Coronation Street, The Bill, News at Ten, Emmerdale, Peak Practice, Taggart, Prime Suspect 4, Ruth Rendal, London's Burning, M'Callum, Kelly, Audience with Bruce, Grand Prix, Play Your Cards Right, etc. Ceci a son importance surtout lorsque nous aborderons la façon de présenter les individus, les représentations sociales et le pays.
21 Advertising for Peace — communication pour le moins surprenante pour des observateurs extérieurs — a de sérieux atouts. Elle a assurément l'avantage de mettre l'accent sur tous les facteurs susceptibles d'atteindre l'individu : appel à la raison, l'émotion, l'affectivité, la perception, l'inconscient, etc. La qualité de cette communication ne s'appuie pas sur une éventuelle vente d'illusions ; le « droit au rêve » n'est aperçu que dans les spots diffusés après le cessez-le-feu de 1994 où il est enfin permis de s'épanouir, de jouir de la vie. Ce spectacle publicitaire télévisuel, nous le verrons, a, en quelque sorte, vocation à instituer le peuple, à étendre son sentiment de citoyenneté, à élever sa cohésion autour d'objectifs communs, et, dans le cas de l'Irlande du Nord, il s'agit de souder le peuple, de le mobiliser dans l'intérêt général, de développer son sens de la solidarité et de la collaboration, de lui demander sa contribution à rétablir une situation « normale ». Aussi, la plus grande prudence doit-elle être observée dans la représentation d'intérêts communs qui ne doivent pas refléter une tendance politique plus qu'une autre. La télévision, si elle s'en donne les moyens, devrait être à même de faire se rejoindre les souhaits, les besoins et les aspirations de chacun.
22Les publicités télévisuelles, en général, et celles de notre corpus, en particulier, instituent un rituel collectif qui remplit une fonction identitaire d'intégration dans une communauté donnée. Elles assurent la transmission d'une culture commune et confèrent, simultanément, la mise en avant d'un spectacle à visée pédagogique et mobilisatrice. Nous verrons, tour à tour, des situations concrètes basées sur le vécu des citoyens nord-irlandais. Seront ainsi brandis des thèmes tels que l'injustice, la dégénérescence d'une violence incontrôlée, la volonté d'un retour à l'ordre social. Afin de parvenir à la « normalité », il revient aux messages publicitaires de réussir à modérer les passions en les canalisant vers un élan collectif, vers la participation d'une communauté à une œuvre réformatrice, à une remise en question d'une situation établie. La convention du spectacle émanant des spots publicitaires est confrontée à de nombreuses normes et lois qui régissent tant les subtilités du montage que l'utilisation d'un vocable adapté au public visé : la phase créative est particulièrement mise à l'épreuve. Le défi créatif peut se résumer à la meilleure façon de cibler le message en fonction de critères culturels, sociologiques, sémiologiques et médiatiques13. Telle fut la tâche confiée à l'agence publicitaire McCann-Erickson.
Notes de bas de page
1 Jean-Paul Truxillo, Philippe Corso, Dictionnaire de la communication, Paris, Armand Colin, 1991.
2 Ceci est d'autant renforcé dans un contexte conflictuel tel que celui de l'Irlande du Nord.
3 Le discours filmique s'appuie sur la dualité dénotation/connotation.
4 Cette catégorie de montage vient en contrepoint de spots publicitaires dont le contenu est presque exclusivement verbal. Il existe des spots « silencieux » qui consistent en un assemblage d'images porteuses de sens et/ou en un texte qui défile sous les yeux du téléspectateur.
5 Cet aspect est d'autant plus important dans les publicités de notre corpus.
6 Tandis que la représentation du réel offre la même chose à tout le monde, cette même chose n'a pas la même signification pour tout le monde. En effet, selon notre culture, notre éducation, notre niveau scolaire, notre condition sociale, nous ne lisons pas tous une photo de la même manière.
7 Henri Joannis, Le processus de création publicitaire — stratégie, conception publicitaire et réalisation des messages, Paris, Dunod, 1984, p. 111.
8 C’est le cas de Bleak, de Silence, de Jigsaw ou de Eye Shutter.
9 Les publicités Advertising for Peace durent, en général, de 40 secondes à 150 secondes.
10 Ce procédé est assez prisé dans les publicités diffusées avant le cessez-le-feu de 1994.
11 C'est certainement le cas dans Advertising for Peace, avec les coups de feu, les crissements de freins, les pleurs, etc.
12 Propos recueillis par nos soins, février 1992. Traduction de « The British television vieweris extremely literate and extremely cynical as far as government-sponsored advertising is concerned. In a sense, he believes he's paying for what we put out. We simply cannot afford any mistakes of detail if we want to remain convincing and to achieve the desired impact with the viewers. »
13 Ces quatre critères sont, en fait, très intriqués. La connaissance des canaux de communication, le repèrage des émissions de télévision diffusées pendant des créneaux horaires précis, permettent de mieux saisir le profil de l'audience cible. De même, les symboles et les codes, domaine de l'analyse sémiologique, constituent une microculture du public visé.
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