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Les Irlandaises : vers une reconnaissance / A New Citizenship for Irish Women?

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Paul Brennan
, 
Elisabeth Gaudin
, 
Catherine Maignant

De Marie à Mairead : les femmes du mouvement républicain

Catherine Maignant

Résumé

Fondé sur une idéologie conservatrice, patriarcale et catholique, le mouvement républicain n’avait, jusqu’ici, laissé que peu de place aux femmes. Or, le Sinn Féin s’affiche aujourd’hui comme résolument progressiste et féministe, et l'IRA prône un égalitarisme total. L’étonnement que suscite une transformation aussi radicale, réalisée en un laps de temps aussi réduit – au cours des dix ou quinze dernières années invite à une analyse critique du phénomène. Cet article vise à démontrer la relative superficialité de ces changements et la très large perpétuation de l’image de la femme chez les sympathisants des deux sexes, pour conclure sur une évaluation des chances de réussite de la petite minorité de militantes féministes convaincues dans leur tentative de faire évoluer le parti dans un sens qui serait véritablement révolutionnaire pour lui.

Texte intégral

1Apôtres du slogan « Résistance », trois femmes peintes sur une fresque de Belfast Ouest proclament, sur fond de drapeau tricolore : nous devons nous endurcir, mais sans jamais perdre notre tendresse. Ces trois femmes, la fervente, fidèle au message de Bobby Sands, la militante active et la combattante armée incarnent un républicanisme au féminin à la saveur, sinon totalement nouvelle, du moins inhabituelle. Si, en effet, des femmes, et parmi elles des féministes, ont joué un rôle important dans le combat républicain des cent dernières années, leurs camarades hommes ont bien souvent eu tendance à minimiser, voire occulter leur contribution, préférant les cantonner dans des tâches de soutien qui les privaient de la vedette tout en exaltant l’idéal catholique d’une Marie, mère soumise et dévouée. C’est pourtant vers Mairead Farrell, volontaire de l'IRA tuée en mission à Gibraltar en 1988 et Hanna Sheehy Skeffington, féministe républicaine du début du siècle que les militantes en quête de modèles se tournent aujourd’hui. Or, chose étonnante dans le contexte d’une idéologie spécifiquement masculine dans ses aspirations comme dans ses expressions, il semble que ces femmes soient parvenues, au cours de la dernière décennie, à se faire entendre au plus haut niveau ; du moins l’attitude officielle du mouvement républicain se caractérise-t-elle aujourd’hui par une plus grande ouverture aux préoccupations des femmes et à leur volonté de servir la cause.

2Un tel revirement est si spectaculaire qu’il ne peut manquer de susciter des interrogations. Plus que la sincérité ou le degré de conviction du groupe, simples manifestations du phénomène, c’est la vision de la femme au sein du mouvement républicain et son éventuelle évolution qui doivent retenir l’attention pour évaluer la profondeur des transformations. Si, en effet, la perception des femmes par les hommes et par les femmes elles-mêmes s’est autant modifiée que les apparences pourraient nous le donner à croire, le républicanisme en tant qu’idéologie aura changé d’essence.

3Idéal héroïque et morale guerrière, adjoints aux schèmes d’une société patriarcale pétrie de catholicisme, voici, brossés en quelques traits, les fondements d’une philosophie républicaine aux racines anciennes. Ainsi nécessairement centrée autour de l’homme, elle a eu pour effet de déterminer l’élaboration d’un univers dominé par lui et modelé en fonction de ses intérêts, de ses ambitions et de ses choix. La femme, quant à elle, s’est vu échoir une place de second plan, la seule qui soit envisageable pour un être créé par Dieu, somme toute, après coup, pour préserver sa créature supérieure de la solitude.

  • 1 Michela De Giorgio : « La bonne catholique » in Georges Duby & Michelle Perrot (éds) : Histoire de (...)
  • 2 Cf: Marina Warner: Alone in her Sex Londres, Weidenfield & Nicholson, 1976, p. 191; cité par Jenny (...)

4Réhabilitée dans ses fonctions procréatrices, elle est respectée dans son rôle de mère, très fortement identifiée qu’elle est à la Vierge Marie : La maternité de la Vierge a effacé la faute d’Eve1. Mais cette maternité, loin de lui donner la préséance comme dans les sociétés matriarcales, la condamne à la soumission : elle est celle qui donne naissance à Dieu, fils de Dieu, et dont c’est ainsi le devoir de vénérer son enfant mâle. Elle est celle qui protège, qui soutient et, le cas échéant, souffre. Dans l’ombre, elle prodigue sa tendresse et ses soins aux hommes auxquels elle est entièrement soumise. Tout acceptation face à un message pleinement intériorisé dans une société irlandaise qui compte parmi les plus strictes en ce domaine2, elle est et se sent culpabilisée si elle s’écarte de la voie qui a été tracée pour elle. Dans un tel univers affirme en effet Simone de Beauvoir :

  • 3 Simone De Beauvoir : Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, p. 238

(...) c’est seulement en acceptant le rôle subordonné qui lui est assigné qu’elle sera glorifiée. (...) Elle reconnaît librement son infériorité. C’est là la suprême victoire masculine qui se consomme dans le culte de Marie : il est la réhabilitation de la femme par l’achèvement de sa défaite3.

5Si nous ajoutons à ces principes catholiques ceux de l’idéal guerrier – l’homme est fort, la femme faible ; c’est le rôle de l’homme de défendre la communauté tandis que la femme qu’il protège reste à la maison en attendant de panser ses blessures, etc. – nous comprendrons aisément que les femmes de la communauté républicaine se soient, historiquement, illustrées surtout dans des tâches de soutien qui, pour être essentielles au bon fonctionnement du système, n’en ont pas moins eu pour effet de les tenir loin des feux de la rampe, réservés à leurs glorieux compagnons, et loin du pouvoir.

6Stimulées par l’idéal marial, les filles, épouses et mères de républicains ont, génération après génération, occupé dignement la place qui leur était allouée, lui donnant parfois un relief que l’on n’eût pas supposé possible. Exemplaires de courage et de détermination, elles ont pleinement accompagné leurs hommes dans tous les aspects de leur activité politique. Individus isolés ou membres d’organisations associées aux groupes proprement masculins, elles se sont toujours illustrées par un zèle et une efficacité sans lesquels maintes opérations n’eussent point été possibles. Ainsi l’histoire de Cumann na mBan, le Conseil des femmes, une formation créée en 1913 qui devait devenir -et demeurer jusqu’à la période contemporaine – la force auxiliaire féminine de L’IRA, porte-t-elle témoignage à la fois du type d’actions que l’on escomptait de ses membres actifs et du cœur qu’elles mettaient à les accomplir au mieux de leurs possibilités. L’hommage que leur rendit Tom Barry pour leur contribution à la guerre d’indépendance en est un exemple révélateur :

  • 4 Tom Barry : Guerrilla Days in Ireland, Kerry Anvil, 1949, p. 191 ; cité par Margaret WARD : Unmana (...)

Elles étaient indispensables à l'armée, soignant les blessés et les malades, portant les dépêches, allant en reconnaissance, occupant les fonctions d’agents de renseignement, organisant l’hébergement, levant des fonds, tricotant, lavant, cuisinant pour les hommes en service actif et enterrant nos morts4.

  • 5 Sean T. O’Kelly, lors de la Convention du Sinn Féin d’octobre 1917, qui visait à élaborer une nouv (...)

7Mais c’était là répondre à l’attente, c’était là se soumettre à la vision qu’avaient les hommes de l’identité des femmes autant que de ses capacités. C’était là, enfin, s’avouer incapable d’initiative, se vouer à l’anonymat et, par là même, consentir au sacrifice de soi. Dès lors que des femmes eurent d’autres prétentions, l’accueil qu’elles reçurent se fit plus mitigé, sinon franchement hostile. L’expérience de cent années permet de dégager des constantes de contextes, de comportements et de réactions qui ne laissent aucun doute sur les résistances masculines face à une éventuelle volonté, de la part des femmes, de se poser en actrices à part entière du mouvement. Quel que soit l’attachement de ce dernier à la culture gaélique traditionnelle, l’idée selon laquelle, pour citer Sean T. O’Kelly, tout Irlandais qui serait susceptible de s’opposer aux revendications égalitaires des femmes agirait dans un esprit anti-irlandais5 ne remporta en effet jamais guère plus qu’un succès d’estime et fut peu suivie d’effets.

8Les seuls moments où initiative et action furent accordées aux femmes correspondirent en réalité à des phases de crise où les hommes, emprisonnés, faisaient défaut ; c’est à l’impérative nécessité d’union à des époques critiques qu’elles durent généralement les concessions qu’elles obtinrent ; et c’est parce qu’il fallait bien que quelqu’un se chargeât des tâches peu nobles, mais indispensables, de soutien logistique que l’on fit, en temps de guerre, appel à leurs services. Cependant, dès qu’un semblant de normalité était rétabli, leur action était critiquée, leurs choix dénigrés et elles furent parfois, dans l’opprobre, renvoyées à l’obscurité qui était leur lot naturel, ou rappelées à leurs devoirs de femmes et à leur juste place dans la société. De plus, les hommes manifestèrent longtemps leurs réticences face à celles qui souhaitaient accéder aux organisations nationalistes, leur univers privilégié. C’est de haute lutte que certaines finirent par y être admises, mais beaucoup furent, en d’autres occasions, contraintes de créer leur propre formation et d’agir en son sein, exclues qu’elles étaient des autres instances du mouvement. Ainsi l’organisation des Filles d’Irlande, Inghinidhe na hEireann, vit-elle le jour en 1900 et lutta-t-elle, tout au long de son existence podr le droit des femmes à combattre sur la base de l’égalité avec les hommes.

9Qu’elles s’épanouissent dans le rôle qui leur était assigné par la tradition ou que, avides de responsabilités et d’action, elles se soient senties bridées, niées, frustrées, elles parvinrent à la période contemporaine largement contenues, par l’élément masculin du mouvement, dans le carcan étriqué d’un conservatisme érigé en morale et règle de vie.

10Soudain, pourtant, nous disent aujourd’hui les militantes nouvelle version du Sinn Féin, tout change. Sous l’influence des idées défendues par le mouvement pour les droits civiques de la fin des années 60, ulcérées par le comportement des forces de l’ordre et par l’attitude du gouvernement britannique au cours des années 70, les femmes des quartiers nationalistes se mobilisent, puis se politisent. L’air du temps étant électrisé de féminisme, elles ne seront plus prêtes à accepter une relégation dans les coulisses de l’action politique. S’inscrivant dans une longue tradition de lutte féministe, socialiste et nationaliste incarnée par les atypiques mais non moins essentielles Maud Gonne, Constance Markievicz ou autres Hanna Sheehy Skeffington, la nouvelle génération de républicaines associe libération nationale et libération des femmes. Voici en quels termes Mairead Farrell exprimait cette détermination :

  • 6 Cité en couverture de Women in Struggle, 1, 1991

Je suis opprimée comme femme, mais je suis aussi opprimée parce que je suis Irlandaise. Tout le monde dans ce pays est opprimé et nous n’avons aucune chance de mettre un terme à notre oppression en tant que femmes si nous ne mettons pas d’abord un terme à l’oppression de notre pays. Mais je ne pense pas que cela suffise. Par le passé, les femmes ont parfois joué les seconds rôles. Mais les femmes d’aujourd’hui ont trop souffert ; il n’est pas question qu’elles laissent cela se reproduire6.

11Si, dès 1972, Maire Drumm accède à la vice présidence du Sinn Féin, c’est à partir de la fin des années 70 que, sous la pression des femmes, les instances du mouvement votent une série de motions visant à instituer une parité plus grande entre hommes et femmes. En 1979, une convention de TIRA propose de traiter également ses membres des deux sexes ; en 1980, le Sinn Féin adopte un document politique sur les femmes et crée un Department of Women’s affairs autonome ; c’est dans un climat d’euphorie que l’organisation, rebaptisée Women’s Department en 1983, constate l’intérêt des hommes pour la place des femmes au sein du parti. En effet, remarque An Phoblacht/Republican News, l’organe du parti :

  • 7 An Phoblacht/Republican News, 17 novembre 1983

Le haut degré d’intérêt était évident lorsque le problème a été soulevé pour la première fois (...) dans une salle déjà bondée ; et il n’y a eu aucun signe de « départ précipité » de la part des délégués masculins, contrairement à ce à quoi la tradition nous avait habitués lors des discussions relatives aux questions d’intérêt féminin (...)7

  • 8 .Loc. cit
  • 9 An Phoblacht/Republican News, 8 novembre 1984
  • 10 An Phoblacht/Republican News, 7 novembre 1985
  • 11 An Phoblacht/Republican News, 16 octobre 1986
  • 12 An Phoblacht/Republican News, 6 novembre 1986

12Si le parti refuse alors de voter l’égalité des sexes au sein du parti, le Sinn Féin s’engage malgré tout à pratiquer une discrimination positive en faveur des femmes, leur réservant un certain nombre de places ou de sièges à tous les niveaux, les hommes s’engageant à s’occuper de la garde des enfants lors des meetings ou déplacements8. En 1984, la présidente du Women’s Department Rita O’Hare, se dit persuadée que le parti dans son ensemble a pris conscience de l’importance vitale de la libération des femmes et des décisions sont prises pour combattre le sexisme à l’école, l’inégalité dans le cadre professionnel et la violence domestique, tandis que la majorité se prononce en faveur d’une libéralisation de la contraception et réaffirme son soutien au droit au divorce9. En 1985, l’Assemblée annuelle revient sur son opposition à l’avortement, que le parti déclare approuver lorsque la vie de la mère est en danger10. En 1986, l'IRA révisera sa constitution de façon à ce qu’elle puisse se lire en termes non sexistes11 alors que les femmes du Women’s Department se préoccuperont plus que jamais de la condition de la femme dans la société irlandaise, comme au sein de leur organisation12. Elles défendent aujourd’hui des vues qui, en matière de droit de la famille, du travail et droits de la femme en général, se présentent comme les plus libérales en Irlande. Les années 80 et le début de la nouvelle décennie auront ainsi été marquées par des prises de position révolutionnaires pour le parti, qui aura entendu ses femmes et les aura laissées libres de s’exprimer et d’agir dans des conditions inégalées auparavant.

  • 13 An Phoblacht/Republican News, 5 novembre 1987

13L’enthousiasme du début des années 80 n’est toutefois plus de mise et les militantes ont perdu beaucoup de leurs illusions quant à leur pouvoir de modifier les mentalités rapidement et en profondeur. Le ton triomphaliste de 1983 a bientôt fait place aux récriminations et les décisions définitives à un rabâchage impuissant. Ainsi la garde des enfants, que les hommes avaient solennellement prise en charge il y a dix ans demeure-t-elle un point central de discorde et fait-elle l’objet, chaque année de plaintes et de revendications de la part des femmes – peine perdue, semble-t-il à ce jour. C’est parce qu’elles conservent la responsabilité pleine et entière des enfants qu’elles sont dans l’impossibilité de participer aussi pleinement aux activités du mouvement que leurs compétences le leur permettraient. Si les hommes acceptaient le partage des tâches familiales et domestiques, expliquaient-elles en 1987, plus de deux des quarante trois candidats du Sinn Féin aux élections législatives auraient été des femmes13.

14Leur timide participation aux panels électoraux quel qu’en soit le niveau met en lumière ce qui, même au delà des problèmes familiaux, est une réelle difficulté d’accès aux postes clefs de l’organisation. Si l’on excepte Maire Drumm, aucune femme n’y a, à une période récente, exercé de fonctions politiques de premier plan. Si, en effet, questions sociales et de santé ou questions culturelles sont gérées par des élues féminines, la direction politique est intégralement assurée par les hommes ; et dans un parti tel que le Sinn Féin, il va de soi que tout ce qui n’est pas strictement politique ne peut être que secondaire. Qu’il nous suffise d’ajouter que le mouvement républicain a, depuis l’origine, considéré culture et questions sociales comme l’apanage des femmes, et nous serons en droit d’émettre des doutes sur l’importance du changement réel.

15Si, comme autrefois, on ne manque pas, de plus, d’écarter les femmes de la décision politique, on vole également la vedette aux prisonnières de TIRA. Lors de la grève de la faim de 1981, par exemple, il fut, de la sorte, interdit aux femmes de prouver une fois de plus leur volonté d’identification totale à une cause pour laquelle elles étaient prêtes à accepter le martyre. Lors de la Dirty Protest, à la fin des années 70, elles avaient pourtant, malgré les graves réticences masculines, fait preuve de leur absolue égalité avec les hommes et avaient renouvelé l’expérience lors de la première grève de la faim, en 1980. On leur refusa cependant le devant de la scène dès lors que, en 1981, il s’agit, pour raison médiatique, de braquer les projecteurs sur les premiers rôles.

16A la tête des dix victimes de ce mouvement, Bobby Sands devint, à sa mort, une référence, un modèle héroïque, l’un de ces grands hommes du passé que les républicains vénèrent comme pères fondateurs. Au contraire, Mairead Farrell, qui avait dirigé les femmes de la prison d’Armagh tout au long de la Dirty Protest, s’était engagée dans la grève de la faim en 1980 et devait mourir abattue par le SAS huit ans plus tard, n’est entrée dans le panthéon républicain que pour les femmes. Si ces dernières se réclament tout autant des Pearse et des Connolly que les hommes, elles ont ajouté à la liste toutes les grandes figures féminines du nationalisme extrémiste, presque systématiquement omises par leurs compagnons. Elles, dont l’un des buts avoués est, depuis 1980, de réhabiliter la contribution passée et présente des femmes à la cause républicaine ne paraissent pas avoir encore accompli tout le chemin nécessaire pour convaincre.

  • 14 Interview de Joan O’Connor du Women’s Department du Sinn Féin, avril 1992

17Il est pourtant indéniable que la direction du parti met aujourd’hui l’accent sur sa branche féminine, se présente comme une force de progrès et affiche, dans ses déclarations, un féminisme rigoureux. Le Women’s Department s’en réjouit qui affirme l’ouverture de la jeune génération de dirigeants et sa volonté sincère d’accéder aux demandes des femmes. L’atmosphère en ce domaine a beaucoup changé, déclare-t-on, après l’éclatement du mouvement en 1986, qui a vu disparaître l’élément le plus conservateur du parti. Mais, ajoute-t-on, une direction éclairée ne suffit pas. La très grande majorité des républicains demeure très conservatrice. Nombre de membres sont issus d’un milieu rural catholique traditionaliste et freinent le processus de libéralisation14. Ainsi le « oui, si » à l’avortement, obtenu de haute lutte et accordé du bout des lèvres, constitue-t-il toujours un point controversé ; le droit au choix, lui, n’a jamais été reconnu. Un long travail d’éducation, sinon de rééducation s’impose face à cet adversaire redoutable qu’est le Passé mais c’est ce défi, qu’optimiste, le Women’s Department s’est lancé.

18Dubitatif, un observateur cynique ne manquerait toutefois pas de remarquer que la leçon de l’histoire ne laisse d’inviter à la prudence. N’oublions pas en effet que le mouvement républicain a déjà, de par le passé, fait figure de défenseur des droits de la femme, ce, à l’initiative de quelques représentantes exceptionnelles du sexe et sans réviser sa position misogyne d’ensemble, révélée périodiquement par des coups d’arrêt brutaux. Dès 1900, il tolérait par exemple que Inghinidhe na hEireann se proclame féministe ; dès sa création, le Sinn Féin comportait des femmes dans son comité exécutif, Jenny Wyse Power en étant même élue vice-présidente en 1911, tandis qu’Arthur Griffith se prononçait en faveur des suffragistes ; en 1917, le parti votait l’égalité des sexes au sein de l’organisation, ce qu’aucun mouvement nationaliste au monde n’avait fait avant lui ; en 1918 enfin, deux femmes devaient être choisies comme candidates aux élections législatives dont l’une, Constance Markievicz, serait la première femme député du Royaume Uni. Quant aux années 30, elles porteraient même une présidente à la tête du Sinn Féin (Mary Buckley). Au delà de ces dispositions féministes de surface, les rênes du pouvoir et le choix des limites aux débordements féminins restèrent cependant toujours aux mains des hommes. Toutes les bonnes volontés étaient requises, on les utilisait. En est-il très différent aujourd’hui ? Il est permis de se le demander. C’est en effet au début des années 80, à une époque où la pression se faisait plus forte sur le mouvement, que la voix des femmes commença véritablement à se faire entendre ; et c’est vers la fin de la décennie, alors que le parti entrait dans la crise grave qu’il connaît actuellement, que l’écoute se fit plus attentive. La direction cherche-t-elle à attirer pour la cause républicaine un soutien aussi divers et large que possible ? Si tel est le cas les femmes ont peu de chances d’aboutir dans leur tentative de promotion égalitaire.

19Un avenir d’égalité dans une Irlande nouvelle est d’autant moins assuré que, pour l’essentiel, l’image de la femme mère subsiste au sein du mouvement : elle est Marie avant d’être Mairead. Les prisonnières de l’IRA chargées de famille sont ainsi toujours traitées en mères responsables, par l’intermédiaire d’autres femmes de la communauté, du devenir de leurs enfants. Jamais un homme dans la même situation n’est envisagé dans son identité de père et il n’est jamais fait référence à la prise en charge éventuelle, par des hommes, de l’éducation des fils ou filles de prisonnières.

20La question, toutefois, est plus complexe qu’il n’y paraît. Il semble en effet que, au confluent de plusieurs traditions et prises entre des idéaux conflictuels, les femmes participent elles-mêmes de la perpétuation de cette image. Les militantes de cette fin du XXe siècle sont, tout d’abord, les héritières et les continuatrices de deux grands courants qui les ont, historiquement, divisées sur l’interprétation de leur rôle. En tête par le nombre, sinon sans doute par la célébrité, viennent celles qui, ayant pleinement accepté la place que leur avaient réservée les dirigeants masculins ont vécu, et continuent de vivre, leur fonction comme pleinement maternelle avec tout ce que cela implique. Voici comment, par exemple, les priorités et ambitions de Cuman na mBan étaient définies en 1982 :

  • 15 An Phoblacht/Republican News, 27 mai 1982

Cuman na mBan demeurera l’organisation à laquelle les Irlandaises veulent appartenir (...) Nous nous considérons comme les femmes d’Irlande, les mères des futures générations d’Irlandais et d’Irlandaises et nous ne voyons pas en cela un rôle mineur. Nous considérons la famille comme l’unité de base de la société et c’est en tant que défenseurs de tout ce qui est bon dans la société que nous avons agi15.

  • 16 Cité par Catherine Shannon: Catholic Women and the Northern Troubles, in Yonah Alexander & Alan O’ (...)

21L’identification à la Vierge Marie demeure également, dans une communauté aux fortes racines catholiques un idéal que l’on invoque en des temps troublés ; et la Mater Dolorosa représentée auprès du gréviste de la faim aux traits christiques des fresques de Belfast Ouest possède une existence de chair et d’os dans certaines familles affligées. Ainsi, par exemple, une Mary Nelis de Derry, qui avait deux fils à Long Kesh et s’était rendue à différents endroits du pays pieds nus et revêtue d’une seule couverture pour manifester son opposition au retrait du statut politique aux prisonniers républicains en 1976, relatait-elle plus tard son expérience : elle s’était sentie pareille à Marie mère de Jésus faisant les stations de la croix pieds nus et enveloppée dans une couverture sur la colline du Calvaire16.

  • 17 Chris McAuley: Nationalist Women and the RUC, Belfast & Dublin, Sinn Féin Women’s Department, pas (...)
  • 18 Ibid. p. 5

22Tout combat qui, depuis le début des troubles, a présenté les femmes dans leur rôle de soutien, de noyau de la cellule familiale, de protectrices du foyer, en un mot, de mère et d’épouse, n’a fait que renforcer leur fonction traditionnelle au sein de la communauté. Même si la version officielle des événements cherche à définir une spécificité à leur action des vingt dernières années, même si, selon elle, c’est la réaction loyaliste et britannique au mouvement pour les droits civiques et non une tradition républicaine de la famille17 qui l’a motivée, il est un fait qu’elles ont, à cette occasion, repris le flambeau classique de la victime révoltée qui, envers et contre tous, défend sa famille ou sa communauté contre les agressions impérialistes. Rebelles aux forces de l’ordre qui fouillaient les maisons, perturbant ainsi la vie familiale pendant des mois18, elles sont entrées dans la résistance, forçant le blocus qui privait de lait leurs jeunes enfants, avertissant leurs hommes de l’arrivée de l’armée à grands coups de couvercles de poubelles ou se précipitant sur les véhicules militaires pour tirer à elles les adolescents arrêtés et les délivrer. Mobilisées contre l’internement sans jugement et le retrait du statut politique aux prisonniers républicains, tenant à marquer leur soutien aux grévistes de la faim, elles organisèrent manifestation sur manifestation : la rue était devenue leur forum d’expression. Ce sont aujourd’hui leurs pénibles voyages vers les prisons anglaises où sont enfermés leurs époux, fils ou frères qui sont mis en avant pour promouvoir la cause du transfert des prisonniers en Irlande ou plus généralement leur soutien aux « POWs », leurs prisonniers de guerre. Ce sont elles qui, vivant la peur au quotidien, ont dû élever leurs enfants seules, dans la terreur des raids et des balles de plastique, dans la menace d’un deuil ou d’une condamnation à d’éternelles visites de prison. Elles se vivent comme les mères martyrs du mouvement, qui acceptent le sacrifice au nom de la morale républicaine.

23Les héritières du deuxième grand courant de pensée féminin du républicanisme, le féminisme, doivent, comme leurs ancêtres, aire face aux contradictions inhérentes à leur double engagement, tout en sachant qu’elles devront lutter sur les deux fronts, contre les forces conservatrices du nationalisme et contre les féministes pures et dures qui ne peuvent admettre leur option politique. Isolées, elles sont contraintes de composer. Passant pour extrémistes dans les rangs de leur propre parti, elles n’ont d’autre choix cependant que de se contenter de la portion congrue dont les hommes, méfiants, veulent bien les gratifier. Elles se sont ainsi vues, ces dernières années, enfermer dans les questions dites – par les hommes et au défi de toute raison – d’intérêt féminin, aux dépens de toute autre implication dans le mouvement. Or, il s’agit bien là d’une relégation au second plan qu’elles ont acceptée, le dernier document politique du Women’s Department, daté de 1992, en fait foi. Dans l’unique page consacrée à la situation politique, l’essentiel est consacré au cas des « mères et épouses » ou à celui des 31 prisonnières républicaines ; seules quatre lignes, formulées comme suit revendiquent l’égalité des sexes :

Lorsque le Sinn Féin réclame une République Socialiste de 32 comtés, il réclame également un état pluraliste dans lequel les droits de la femme à un statut pleinement égal soient garantis par la constitution.

  • 19 Sinn Féin Women’s Policy Document, Ard Fheis 1992: Women in Ireland, Belfast & Dublin, Sinn Féin P (...)

24Le reste du document est intégralement consacré aux questions dites d’intérêt féminin, mariage, enfants, pauvreté et sécurité sociale, emploi des femmes ou encore violence contre les femmes19.

  • 20 To intrude and violate the very private part of a person is, I think, one of the most damaging and (...)

25Inutile de le dire, une telle attitude de la part de soi-disant féministes a le double effet de renforcer auprès des membres du parti l’image d’une femme qui joue les seconds rôles et d’aliéner les groupes féministes à l’extérieur du Sinn Féin à la lutte du Women’s Department. Ainsi certains des chevaux de bataille de ce dernier – les agressions sexuelles de la part des forces de l’ordre, les conditions de détention dans telles prisons et surtout la grave question du « strip searching », une fouille corporelle systématique apparentée au viol par certain psychiatre20 – ne sont pas repris comme ils le devraient par les féministes tout court, qui se demandent toujours, au bout de plusieurs années de campagne, s’il s’agit de causes républicaines ou de causes féministes.

  • 21 Cf: Eileen Macdonald: Shoot the Women First, Londres, Fourth Estate, 1991.

26Il est d’ailleurs aisé de comprendre l’attitude des groupes féministes traditionnels face aux femmes du mouvement républicain, puisque, selon ces dernières, le combat des femmes est second par rapport au combat anti-impérialiste, la libération des six comtés étant le préliminaire indispensable à toute éventuelle libération des femmes. On les comprend d’autant mieux que, pour la troisième catégorie de républicaines, qui recouvre fréquemment la deuxième, participation et égalité prennent souvent le sens d’identification avec les hommes. Le goût pour les uniformes, pour l’organisation militaire ou le port des armes que manifestaient déjà la comtesse Markievicz et ses disciples n’a d’égal aujourd’hui que le comportement des femmes de TIRA. Fières d’être traitées à l’égal des hommes, elles suivent le même entraînement qu’eux et sont susceptibles de participer au même type d’opération ; elles s’intègrent en somme à un monde d’hommes, fondé sur des valeurs masculines qu’elles adoptent pleinement en s’efforçant d’imiter leurs compagnons. Un phénomène courant dans les mouvements terroristes, elles parviennent si bien à leurs fins qu’elles acquièrent auprès des forces de l’ordre la réputation de surpasser les hommes en dureté21. Il est à noter par ailleurs que la plupart des femmes de l’IRA passent à l’action à la suite de la mort d’un frère ou d’un père, parce que leur mari vit un moment très dur en prison ou parce qu’un grand père adoré a montré la voie. Processus de deuil ou d’accompagnement, ne renient-elles pas alors un peu leur identité pour se glisser dans la peau de l’homme aimé ?

  • 22 Ibid. p. 144.

27Il est d’autant plus permis de se poser la question que l’interview de certaines de ces femmes tend à démontrer à quel point elles sont encore marquées par l’image classique idéale de la femme. Si la très large majorité d’entre elles sont célibataires durant leur temps de service actif, elles se retirent souvent lorsqu’elles se marient ou lorsqu’elles ont des enfants22, ce qui n’est pas nécessairement le cas de leurs camarades de l’autre sexe. Elles reprennent alors en quelque sorte leur véritable personnalité après avoir, par un processus d’identification à l’homme, rempli leur devoir de femmes endeuillées ou d’assistantes. Un vieux réflexe atavique les aveugle même parfois au point de les faire s’attendrir face à des hommes qui se posent en protecteurs et qu’elles croient sincères. Une certaine Sinead Moore, condamnée à une peine de prison pour détention d’armes évoquait ainsi par exemple avec émotion les réticences masculines face à la volonté des femmes de participer à la No-Wash Protest des années 70 :

  • 23 Ibid. p. 154.

Le mouvement a dit : « les pauvres filles, c’est déjà bien dur pour elles d’être en prison, elles ne devraient pas participer à cette action ». C’est inné – quoiqu’ils en disent, les hommes ont voulu nous protéger23.

28De quelque façon que l’on envisage leur contribution à la cause républicaine, les femmes du mouvement semblent donc prises dans un réseau de contradictions difficile à démêler pour parvenir aux buts qu’elles se sont fixés. Notre tâche est avant tout éducative, proclament-elles ; à ce point il serait difficile de ne pas souscrire.

29Éclairer les éléments conservateurs du mouvement pour faire accéder le parti dans son ensemble à une conscience égalitaire qui, le jour venu, assurerait aux femmes un statut identique à celui des hommes dans la nouvelle société socialiste d’une Irlande réunifiée : voici bien le maître mot de l’action entreprise par les femmes les plus en vue du mouvement républicain contemporain. Mais, dans l’ombre, les femmes elles-mêmes autant que les hommes sapent inconsciemment les efforts entrepris en raison d’un attachement quasi biologique à une idéologie fondamentalement traditionaliste en dépit des apparences.

30Tout espoir de succès repose en réalité sur l’aptitude du parti à répondre à une autre vocation qui est la sienne : cette vocation révolutionnaire qu’il revendique hautement aujourd’hui comme hier. Peut-être serait-ce là pour lui un moyen de sortir du cercle vicieux de son enfermement ; peut-être, cependant, courrait-il alors aussi le risque de voir s’effondrer ses bases les plus solides ; peut-être est-ce là le prix à payer pour une intégration réelle dans le monde politique moderne.

Notes

1 Michela De Giorgio : « La bonne catholique » in Georges Duby & Michelle Perrot (éds) : Histoire des femmes en occident ; le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 195

2 Cf: Marina Warner: Alone in her Sex Londres, Weidenfield & Nicholson, 1976, p. 191; cité par Jenny Beale: Women in Ireland,.Dublin, Gill & Macmillan, 1986, p. 52

3 Simone De Beauvoir : Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, p. 238

4 Tom Barry : Guerrilla Days in Ireland, Kerry Anvil, 1949, p. 191 ; cité par Margaret WARD : Unmanageable Revolutionaries, Londres, Pluto Press, 1983, p. 144

5 Sean T. O’Kelly, lors de la Convention du Sinn Féin d’octobre 1917, qui visait à élaborer une nouvelle constitution pour le parti. La motion d’égalité fut votée, mais resta largement lettre morte. Ibid. p. 125

6 Cité en couverture de Women in Struggle, 1, 1991

7 An Phoblacht/Republican News, 17 novembre 1983

8 .Loc. cit

9 An Phoblacht/Republican News, 8 novembre 1984

10 An Phoblacht/Republican News, 7 novembre 1985

11 An Phoblacht/Republican News, 16 octobre 1986

12 An Phoblacht/Republican News, 6 novembre 1986

13 An Phoblacht/Republican News, 5 novembre 1987

14 Interview de Joan O’Connor du Women’s Department du Sinn Féin, avril 1992

15 An Phoblacht/Republican News, 27 mai 1982

16 Cité par Catherine Shannon: Catholic Women and the Northern Troubles, in Yonah Alexander & Alan O’Day (éds): Ireland’s Terrorist Trauma, Hemel Hempstead, Hertfordshire, Harvester Wheatsheaf, 1989, p. 236

17 Chris McAuley: Nationalist Women and the RUC, Belfast & Dublin, Sinn Féin Women’s Department, pas de date, p. 10

18 Ibid. p. 5

19 Sinn Féin Women’s Policy Document, Ard Fheis 1992: Women in Ireland, Belfast & Dublin, Sinn Féin Publications, 1992

20 To intrude and violate the very private part of a person is, I think, one of the most damaging and violating things you can do and is therefore a very powerful way ofbreaking down a personality. (...)In Irish Catholic culture where very often even married people don’t undress in front of each other, strip-searching is experienced as especially traumatic. It is a violent act, and in this sense, rapacious, i. e. like rape. Professor Ivor Brown, Professor of Psychiatry, U. C. D. ; cité par un tract du Sinn Féin invitant à une réunion publique sur la question le 23 avril 1992.

21 Cf: Eileen Macdonald: Shoot the Women First, Londres, Fourth Estate, 1991.

22 Ibid. p. 144.

23 Ibid. p. 154.

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