Un pasteur républicain au XIXe siècle : Lettres de Jules Steeg à Maurice Schwalb 1851-1898
[1870]
Texte intégral
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Libourne le 13 Février 1870. (Dimanche soir.)
- 1 Entre le vouloir et l’être.
1[...] J’ai aujourd’hui 34 ans ! Entre le Vollen et le Sein1 il y a un tel intervalle que j’en suis attristé, effrayé. Je ne me donne pas trop le temps d’y réfléchir Je me suis créé une vie passablement active et par conséquent toute nouvelle pour moi. Je crains bien que cet éparpillement auquel j’arrive ne te fasse pas plaisir, mais je n’ai pu faire autrement. Les œuvres de longue haleine, de patience et d’érudition ne se sont décidément pas acclimatées dans mon cabinet. Et puis il y a les nécessités de budget – les entraînements de complaisance, les devoirs qui naissent de la polémique, les secours aux journaux amis en détresse, les conférences inattendues etc etc.
- 2 Je ne sais pas quel était ce titre, mais Schwalb l’avait trouvé « un peu bizarre, prétentieux ou p (...)
2Les conférences publiques au Théâtre dont je t’ai envoyé le programme ont un succès qui dépasse toute mon attente et qui confond de frayeur et de colère nos ennemis de robe noire. Le Théâtre est plus que plein, malgré les anathèmes du clergé et le haut mépris des gens comme il faut. Mon tour viendra dans une quinzaine. Je n’ai pas encore commencé à y penser. Le titre que j’ai choisi te choque. Il est pourtant bien simple : mon but étant de donner le désir, le goût et l’habitude de la lecture, je veux faire parcourir rapidement et de la façon la plus séduisante qu’il me sera possible, les mondes qui s’ouvrent aux lecteurs – mondes de la science, de l’histoire, des voyages, de la pensée, de la morale, de la politique etc. Si je n’ai pas dit tout bonnement : de l’utilité de la lecture, c’est qu’il y a une certaine science de l’affiche qu’il faut connaître, qui n’est pas à dédaigner, et que dans un pays où j’étais entièrement inconnu, il fallait piquer la curiosité2. Aujourd’hui ce ne serait pas nécessaire. Grâce à diverses conférences qui ont attiré une grande affluence d’auditeurs et provoqué un très vif mouvement, je suis connu de tous, et l’on a soif de m’entendre. Je fis il y a trois semaine une conférence dans la Loge maçonnique sur l’Education, où je parlai avec une grande franchise de quelques questions vitales : ma voix fut à diverses reprises couverte par les applaudissements, et ce jour là j’ai conquis le cœur d’une partie de la population. Je suis depuis “un homme populaire”. Aussi, j’ai réussi sans la moindre pleine à fonder une importante société de laquelle j’attends de grands services. Autorisée sous le nom de Société Littéraire de Libourne, elle a ouvert une salle pour la lecture des journaux, revues, politiques, religieux, littéraires, illustrés etc, salle très fréquentée, qui répond à un besoin sérieux – et une bibliothèque populaire dans laquelle j’ai fait affluer pas mal de livres, grâce à de nombreuses relations que je me suis créées à Bordeaux, Angoulême, Paris, la Suisse, l’Alsace. Dans l’assemblée générale des souscripteurs, j’ai été acclamé président par l’unanimité, après que je leur eus fait voter tous les articles d’un Règlement. J’espère y adjoindre l’année prochaine des cours réguliers du soir, sciences, philosophie, histoire, etc. Sauf revirement, je tiens entièrement la partie libérale de la classe moyenne. C’est une révolution subite dans ma situation à Libourne. Je vivais à l’écart, ne connaissant personne, ignoré de tous, sauf de mes protestants dont le zèle et l’amitié ne laissent pas trop à désirer ; je n’avais nulle racine, nulle action, nul intérêt. Maintenant je me sens lié, utile, nécessaire même, momentanément. C’est certainement une grande joie, et qui m’aide à mieux traverser ce triste passage de la 34ème année. [...]
3En ce moment Zoé travaille beaucoup, elle prépare son examen d’institutrice pour le 21 Mars. C’est une idée qui lui est venue cette année, et à laquelle je n’ai pas voulu m’opposer. Ici à Libourne, ce brevet ne lui sera d’aucune utilité, mais si nous quittons, ou si elle devait demeurer seule, je suis bien aise qu’elle puisse avoir cette ressource. Pour se préparer plus sûrement, elle n’a gardé que le 3ème bébé, Théodore. Les deux autres sont à Orthez depuis trois semaines. Nous en avons d’excellentes nouvelles. On nous les ramènera, l’examen passé. Ils font là bas la joie des vieux parents. [...]
- 3 Goy a aussi reçu une lettre et il écrit le 12 février à Steeg : « Je suis enchanté de voir Pécaut (...)
4Pécaut est rentré de Neuchâtel où j’espère qu’il aura fait du bien, à en juger par la lettre que j’en reçois3. Je regrette toujours bien vivement de n’avoir pas pu y rester. Il me semble que cette œuvre et moi étions faits l’un pour l’autre. Mais l’impossibilité absolue me sert de consolation.
- 4 L’empereur avait choisi Emile Ollivier comme chef du ministère et celui-ci avait constitué le 2 ja (...)
5[...] Nous avons eu ici qqs mauvais jours, mais courts et rares. Ils sont plus longs pour notre ministère libéral4 à procès, à prisons et à casse-têtes ! Pauvre Ollivier ! Dans quel guêpier il s’est fourré ! Ah ce n’est pas indifférent d’être ministre sous un Bonaparte ou en république. Dis moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. La liberté et l’empire ne sont guère faits pour se marier ensemble. L’un donnera toujours des coups à l’autre. Il y a incompatibilité d’humeur. Et puis l’éducation du peuple est à faire. Mais raison de plus pour introniser la liberté. Allons, j’aime mieux être ministre de l’Evangile que de l’Empire ! [...]
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23 Mars 1870
- 5 Sans doute inspirés par l’exemple de Steeg à Libourne, quelques habitants de SainteFoy, dont natur (...)
- 6 On verra que ce projet se réalisera. Le premier numéro du journal qui devait d’abord porter le tit (...)
6[...] croirais tu que depuis 4 jours je n’ai pas trouvé matériellement le temps de te répondre ? Je mène depuis quelques mois une vie affairée qui par moments me déborde. Je voulais pourtant sur le champ t’accuser réception de ton envoi, et te gronder de ta surprise, ou t’en remercier – ou l’un et l’autre. Je suis très touché de ce bon souvenir, de ce fraternel cadeau, dont l’origine surtout m’intéresse tant ; mais je regrette qu’ayant tant de charges et de dépenses, tu n’aies pas gardé la somme entière. Mais je suis si certain du plaisir que tu as eu à nous préparer et à nous faire cette surprise que je ne puis que l’accepter et la faire accepter à Goy quand j’irai la semaine prochaine faire ma conférence à Ste Foy5. Je lui en ai déjà touché un mot ce matin, mais je l’ai à peine vu. Il était venu hier pour assister à une réunion que j ai convoquée dans l'intention de fonder ici un journal politique destiné à réveiller et instruire ce bel arrondissement. La réunion fut nombreuse, accepta mon programme, en décida l’impression, et s ajourna à un mois pour avoir le temps de parcourir le pays, de recueillir les souscriptions, de provoquer les abonnements – de voir enfin si la chose est réalisable6. C est une difficile entreprise que de donner à la province de la vie et de l'initiative. L habitude du dévouement personnel, de la générosité, du sacrifice joyeux d argent n est pas prise encore. Que je plains les gens qui ayant du superflu ne savent pas se donner la joie de l’employer à de grandes œuvres de bien public !
- 7 Voir la fin de la lettre du 26 décembre 1869 et la note.
- 8 Les relations sociales étaient rares entre gens de religion différente, et on n’aurait guère eu un (...)
7Mes entreprises continuent à prospérer, l’année, ou comme on dit, la campagne aura été bonne, féconde, j’espère, en heureux résultats. J’ai passé à Bordeaux deux jours qui m’ont épuisé – parce que là, je suis en visite du matin au soir. Je remplaçais Pellissier le Dimanche, et le Lundi j’accompagnais Zoé à l’examen. Elle a été admissible aux compositions écrites, et Samedi elle passera l’examen oral. Elle est de beaucoup supérieure aux exigences du brevet double7, mais elle est timide, nerveuse, et facile à troubler. Elle a du reste été tout attristée à l’idée que tu avais pu croire qu’elle préparait cet examen par prévoyance, dans l’éventualité de mon décès possible. Elle n’y avait certes jamais pensé. C’est moi qui me disais : “comme il est sage de penser à tout, je ne veux pas m’opposer à son dessein qui pourrait avoir cette utilité.” Quant à elle, elle ne pensait et ne pense qu’à se procurer quelques leçons à Libourne, (comme en effet elle en a déjà deux de langue allemande,) ou dans une autre localité plus peuplée de protestants si je venais à être appelé ailleurs8. Du reste pour le moment je me sens utile ici. J’y ai mis le protestantisme en honneur, j’y ai réveillé les esprits, fondé une œuvre importante, rallié beaucoup de libéraux et peut-être préparé un meilleur avenir. Je suis tout heureux et reconnaissant à Dieu d’avoir pu faire quelque chose en ce sens après tant de tristes années qui me paraissaient si stériles.
8[...] notre Théodore est gros et gras, et d’un caractère très doux. Nous avons de bonnes nouvelles des deux autres, que le grand père ne tardera pas à nous ramener. [...]
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- 9 La lettre porte en guise d’en-tête le tampon en caoutchouc « SOCIETE LITTERAIRE * LIBOURNE (Girond (...)
11 Avril 18709
9[...] Ici je parviens à réunir, en ville, à la campagne, de très vastes auditoires, mais en paraissant laisser de côté les questions religieuses : je parle éducation, guerre, politique, écoles, bibliothèques, littérature, et l’on vient, on se presse, on se foule, on applaudit avec ardeur, d’autres blâment, injurient, vilipendent, prêchent contre. L’opinion s’agite et se réveille. Je me trouve, sans l’avoir cherché, le centre du mouvement libéral. Je regrette seulement que les questions religieuses soient si suspectes à tous ; mais je ne veux pas les imposer ; l’esprit qui m’anime, anime tout ce que je dis, et finira bien par gagner ceux qui me suivent. Je ne parviens pas à les entrainer au temple : ailleurs, oui, en foule, avec joie. Il y a de trop justes causes à ce préjugé !
10Ma société littéraire a 110 adhérents. Jeudi, je les convoque en assemblée générale, sur leur désir ; ils en sont contents parce qu’ils espèrent un discours. Tu vois que cela est encourageant. J’ai lancé l’idée de fonder un journal hebdomadaire ; elle fait son chemin. Il y aura réunion générale des actionnaires le 26 pour décider le tout. Tu comprends que tout cela m’absorbe, et que thèse, Baur, théologie en soient momentanément fort négligés. A chaque jour suffit sa peine.
11Nos fils ainés sont rentrés du Béarn Jeudi dernier ; ils ont grandi, se portent bien. A trois ils font souvent un terrible tapage. Heureusement qu’ils vivent au jardin du lever jusqu’au coucher du soleil. Louis lit très joliment pour 4 ans 1/2. Charles bredouille, et Théodore court partout, le plus gracieux des trois.
12Voici la semaine sainte. Fatigué par beaucoup de parole, j’ai simplifié les services. Je n’en ferai qu’un le Vendredi Saint, et un à Pâques. Si j’avais pu en avoir le soir au Temple, il se serait rempli de catholiques. Mais je n’ose surmener ma voix, qui m’étonne pourtant par les progrès qu’elle a faits et les discours qu’elle soutient.
- 10 C'était un projet de Buisson, apparemment très sérieux et fort avancé, et dont Buisson espérait qu (...)
13On m’adresse un nouvel appel pour la Suisse française, pour Lauzanne, ou tel autre point dont le climat me conviendrait, comme rédacteur en chef d’un journal religieux pour les trois cantons, fusionnant les diverses feuilles locales10. Si cet appel m’eut été fait il y a quelques mois, j’aurais probablement accepté avec élan. Aujourd’hui, je suis lié ici par une œuvre considérable, qui m’impose des engagements moraux si elle continue à prospérer.
14(On vient de m’apprendre que ma conférence de Dimanche soir à Guitres a révolutionné ce canton, qu’il y a des enthousiasmes et des fureurs – qu’on en parle, discute, raisonne et déraisonne. Cela seul est un bon résultat.) [...]
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Libourne 6 Juin 1870
- 11 Le plébiscite du 8 mai 1870 sur la question, habile : « Le peuple approuve les réformes libérales (...)
15[...] Je crois bien avoir brûlé Mai. Cela tient aux agitations plébiscitaires11 et à mon voyage de Paris. J’ai assisté aux conférences pastorales dont nos journaux religieux t’auront rendu compte. Elles ne sont pas l’idéal du genre, à coup sûr. Mais que faudrait il faire pour qu’elles valussent davantage, je l’ignore. Je finis par m’abstenir de critiquer, quand je ne me sens pas le pouvoir de faire moi-même mieux que les autres. Le rapport de Grotz sur le matérialisme contemporain était intéressant, mais les esprits se tournaient d’autre côté. La grande préoccupation était manifestement la crise ecclésiastique. A Paris, la rupture parait imminente, et en plusieurs lieux de la province. Or cette rupture, dans l’état politique de la France, est un malheur, parce que toute liberté de franche et active propagande est absente. [...]
16Pendant que tu passeras un mois dans les fraiches montagnes du Harz, je resterai dans la poussière brûlante de Libourne.
17Je ne sais quand il me sera possible de prendre des vacances, au milieu de toutes mes entreprises. Ce ne sera probablement qu’en Septembre. Je voudrais alors en profiter pour aller à Cauterets, afin de préparer un bon hiver à ma gorge, qui ne manquera pas de fatigue.
18Tu me trouves donc toujours bien superficiel ! Tu as bien raison. Mais je crains de ne pouvoir changer. Je travaille à ma façon, j’écris selon mon instinct, je fais presque de mon mieux. Hélas ! Tous ne peuvent être des Hegel ni des Schleiermacher. Je ne suis peut-être destiné qu’à écrire des choses légères, qu’à effleurer en passant, qu’à parler bonnement, sans plus de profondeur que ça. Je voudrais bien être un vrai penseur, m’enfoncer dans la méditation, y trouver la vérité régénératrice. Ce n’est pas l’amour ardent du vrai qui me manque, c’est la puissance de conception, le génie d’invention, l’intensité de penser et de vouloir. Qu’y faire ? – Ton jugement sur mon compte ne changera pas, et je tremble que tu ne te mettes à lire tout ce que j’écris. Je regrette d’avoir demandé entre autres qu’on t’envoyât le Disciple, et tu ne recevras certainement pas le Journal politique que je vais fonder ici. [...]
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Zu : D r Schwalb
- 12 La guerre entre la France et l’Allemagne a été déclarée le 15 juillet, et cette lettre est envoyée (...)
S t Martin. Bremen 12
26 Juillet 1870
19[…] Je crois qu’il n’y a plus moyen de communiquer directement de France à Brême. Et pourtant il m’est dur, dans ce cruel moment, de rester sans relation avec toi. Nous sommes tenus dans une ignorance complète de ce qui se passe. J’ai lu que Brême est en état de blocus. Mais les correspondances anglaises doivent bien traverser.
- 13 C’est la grandeur et c’est la faiblesse du libéralisme du dix-neuvième siècle que d’avoir mis sa f (...)
- 14 Steeg a fondé son journal politique, hebdomadaire, Le Progrès des Communes, le 1er juillet.
20Que dis tu encore du plébiscite ? Je l’annonçais clairement, et ici tous me rendent justice. Je disais : votez oui, et vous aurez la guerre avant longtemps. C’était inévitable. L’une est la conséquence forcée de l’autre. Ah aujourd’hui nos campagnards ouvrent les yeux, et comprennent ce qu’on gagne à remettre aux mains d’un seul homme le droit indiscutable de paix et de guerre ! Cette épouvantable catastrophe servira au moins de leçon de sagesse à notre pauvre peuple démissionnaire. Je ne sais quelle impression te fait cette guerre. Elle m’a rendu malade, m’a mis au lit, m’a fait une blessure profonde qui a atteint en moi presque les sources de la foi et de l’espérance13. J’ai au moins la conscience d’avoir lutté dans la mesure de mes forces, et par la parole, et avec la plume, et aujourd’hui encore14, au milieu des excitations belliqueuses, malgré le terrorisme militaire qu’Ollivier fait peser sur nous, je prêche encore la paix, la concorde, le respect mutuel – au risque de l’amende et de la prison. Nous sommes revenus aux mauvais jours de 1852. On n’ose plus rien écrire. Défense de donner non seulement de fausses nouvelles, mais des nouvelles “décourageantes”. On nous entoure d’une atmosphère de mensonge et de ténèbres. Ah que tous ceux qui ont cru au libéralisme de tous ces ambitieux sans conscience doivent en être tristes maintenant !
- 15 Où les Schwalb ont laissé non seulement nombre d’amis mais les parents et sans doute la sœur ou la (...)
21Je pense sans cesse à vous, mes bons amis, qui serez peut-être si près du théâtre de la destruction. Notre flotte est dit on redoutable, et on nous cache absolument le lieu de sa destination ; je crains que ce ne soit Brême, Hambourg etc. Et vous devez vous inquiéter aussi de Strasbourg15, qui bien qu’imprenable, ne peut pas ne pas souffrir de la proximité de la guerre. Je pense à ces belles plaines du Rhin, à cette Alsace, à cette Forêt noire, à ce Nassau, à tous ces lieux chers et charmants qui ne seront bientôt plus qu’une boue sanglante, et mon cœur se fond.
22Je n’ai plus la force de penser à autre chose ; je vois toujours ces tableaux d’horreur, ces armes perfectionnées qui faucheront tant de vies en un clin d’oeil. On dit qu’une seule de nos mitrailleuses à 25 coups tire 7500 balles en une heure, et que le tir est si juste que la moitié atteignent. Comme les Prussiens doivent avoir des engins plus ou moins semblables, quel carnage va donc avoir lieu ?
23La population est sérieuse, triste, pas enthousiaste du tout, sauf dans les départements de l’Est, Lorraine et Alsace. Je crois que c’est le mouvement et la terreur qui les grisent ; car je ne puis comprendre cette ardeur. Il est vrai qu’on en dit autant des populations allemandes. Que de deuils vont assombrir nos deux pays ! Que de nobles vies moissonnées ! Que les plans de Dieu sont insondables !
24Il est probable que tu ne penses pas maintenant à prendre de vacances, et que tu voudras rester au milieu des tiens pendant cette tempête. Pourvu encore qu’elle soit courte, que les puissances s’interposent après la première bataille ! Sinon, c’est une guerre de race et de colère qui peut durer dix ans. Ne pourras tu me donner de vos nouvelles ? Me faire un peu savoir ce qui se passe, ce qu’on craint, ce qu’on espère, ce qu’on subit. Nous ne savons et ne saurons rien, rien, rien. Nous aurons comme sous le premier Empire, les bulletins officiels de la Grande Armée – c’est à dire le mensonge impudent. Je pense bien que notre ami Thomas consentira à nous servir d’intermédiaire, si du moins Brême n’est pas complètement bloquée.
- 16 Auguste Sabatier, L’Apôtre Paul (1870).
25J’essaie de lire pour oublier. Je lis avec grand intérêt la thèse de Sabatier sur St Paul16. L’as tu reçue ?
26Nous sommes bien, mon père, ma femme, mes enfants. L’ainé est à Orthez depuis quelques jours. Je ne pense pas pouvoir m’absenter ; je suis retenu ici.
- 17 Affluent de la rive droite du Rhin, qui rejoint le fleuve à Kehl.
27Etes vous sans nouvelles d’Alsace ? Jusqu’à aujourd’hui il n’y a encore rien eu. Les Prussiens ont fait sauter le pont de Kehl, celui de la Kinsig17 ; ils attendent l’attaque sur la rive allemande. Ah que Dieu abrège ces jours de malédiction !
28Au revoir. Je vous embrasse bien fraternellement.
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25 Novembre 1870
- 18 Les écrasantes défaites militaires s’étaient succédées à vive allure, et la France n’avait plus d’ (...)
29[...] Cette odieuse guerre a donc tous les inconvénients possibles ! Elle a tari notre correspondance, arrêté nos relations. Je crois pourtant qu’il doit y avoir encore un moyen de communiquer. A tout hazard, je t’expédie de nos nouvelles pour en recevoir des tiennes. Nous sommes tous bien mon père, ma femme et mes trois fils. Malgré toutes nos douleurs patriotiques, nous sommes tous électrisés par la République18, dont le nom magique est notre consolation et notre espérance.
- 19 Comme Pécaut, qui se dévouera aussi et sera candidat dans les Basses Pyrénées. Mais à ce moment-là (...)
30Tu devines bien qu’au milieu de ces secousses, le travail de cabinet est suspendu ou à peu près. Je suis devenu par la force des choses un homme public, journaliste, orateur, conseiller etc. La théologie a pâti, a fait place à l'action ; mes lectures sont l’histoire, mes travaux, des articles de journaux. Beaucoup, beaucoup de visites à recevoir. J’ai été choisi par les comités républicains comme candidat à la Constituante. Si les élections s’étaient faites alors, j’acceptais, et avais toute probabilité de passer. Si les circonstances changent, je changerai aussi de résolution, ne désirant pas du tout cette lourde responsabilité, et ne l’ayant acceptée que comme un devoir – sur 1 avis du reste de nos amis communs, Goy et autres19.
31Je ne te dis rien des événements, par crainte de n’être pas bien compris par toi dans trop peu d’espace pour m’expliquer au long, ou de faire supprimer cette lettre aux postes allemandes.
32Je viens de recevoir à l’instant un aimable billet des Martin Paschoud, par ballon monté. Ils sont à leur poste, à Paris, braves et confiants. J’y réponds immédiatement par une dépêche que des moyens ingénieux font parvenir à son adresse, en dépit de l’investissement. Notre ami Buisson de Neuchâtel est sur les remparts de Paris, où il est accouru dès le 4 Septembre. [...]
Notes
1 Entre le vouloir et l’être.
2 Je ne sais pas quel était ce titre, mais Schwalb l’avait trouvé « un peu bizarre, prétentieux ou précieux » et aurait préféré « de l’utilité de la lecture » ou « quelque autre platitude du même genre ».
3 Goy a aussi reçu une lettre et il écrit le 12 février à Steeg : « Je suis enchanté de voir Pécaut revenir de Suisse très stimulé et décidé à commencer bientôt quelque nouvelle campagne. Lui aussi paraît à la veille de voir son jour. »
4 L’empereur avait choisi Emile Ollivier comme chef du ministère et celui-ci avait constitué le 2 janvier 1870 un ministère composé de bonapartistes libéraux et de libéraux ralliés à l’Empire. Ollivier lutta vigoureusement contre toute agitation ouvrière, ou socialiste, ou radicale, envoyant l’armée au Creusot pour soutenir les Schneider, mobilisant des troupes considérables contre ceux qui suivaient les obsèques du républicain Victor Noir, mettant Rochefort en prison.
5 Sans doute inspirés par l’exemple de Steeg à Libourne, quelques habitants de SainteFoy, dont naturellement Goy, y ont organisé une série de conférences à partir du printemps de 1870.
6 On verra que ce projet se réalisera. Le premier numéro du journal qui devait d’abord porter le titre insignifiant de La Poste et qui s’appelera, de façon beaucoup moins anodyne. Le Progrès des communes, paraîtra le 1er juillet 1870.
7 Voir la fin de la lettre du 26 décembre 1869 et la note.
8 Les relations sociales étaient rares entre gens de religion différente, et on n’aurait guère eu un médecin, une institutrice,etc. ou même une bonne,. d’une autre confession que la sienne.
9 La lettre porte en guise d’en-tête le tampon en caoutchouc « SOCIETE LITTERAIRE * LIBOURNE (Gironde) * ».
10 C'était un projet de Buisson, apparemment très sérieux et fort avancé, et dont Buisson espérait qu'il sauverait Steeg de sa triste situation, ne sachant pas qu il était en train de se créer une mision.
11 Le plébiscite du 8 mai 1870 sur la question, habile : « Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la Constitution depuis 1860 par 1 empereur avec le concours des grands corps de l’Etat, et ratifie le sénatus-consulte du 20 avril 1870 ». Les républicains s’étaient prononcés soit pour l’abstention soit pour le non. Il y eut un « oui » massif (7 350 000 « oui » et 1 538 000 « non »), Steeg fit campagne pour le non.
12 La guerre entre la France et l’Allemagne a été déclarée le 15 juillet, et cette lettre est envoyée par l’Angleterre, grâce à leur ami commun Edouard Thomas.
13 C’est la grandeur et c’est la faiblesse du libéralisme du dix-neuvième siècle que d’avoir mis sa foi et son espérance dans les capacités de l’humanité à progresser. Il surmontera la guerre de 70, mais comment surmonter les guerres, les totalitarismes, les génocides et les autres catastrophes humaines du vingtième siècle ?
14 Steeg a fondé son journal politique, hebdomadaire, Le Progrès des Communes, le 1er juillet.
15 Où les Schwalb ont laissé non seulement nombre d’amis mais les parents et sans doute la sœur ou la belle-sœur de Mme Schwalb.
16 Auguste Sabatier, L’Apôtre Paul (1870).
17 Affluent de la rive droite du Rhin, qui rejoint le fleuve à Kehl.
18 Les écrasantes défaites militaires s’étaient succédées à vive allure, et la France n’avait plus d’armée régulière. L’empereur prisonnier, l’impératrice en fuite, la République avait été proclamée à Paris le 4 septembre et un « gouvernement de la défense nationale » constitué ; Gambetta, ministre de la défense nationale, quittant en ballon Paris assiégé, tente vigoureusement l’impossible depuis Tours en mettant sur pied une nouvelle armée, l’armée de la Loire, pour, sinon débloquer Paris, au moins défendre le territoire non encore envahi. Les patriotes n’ont pas perdu tout espoir, et les démocrates – peu nombreux – sont en effet « électrisés » par la République, tout en sachant bien que ce n’est encore qu’un « nom ».
19 Comme Pécaut, qui se dévouera aussi et sera candidat dans les Basses Pyrénées. Mais à ce moment-là (8 février 1871) les républicains, patriotes, veulent continuer la résistance, et le pays veut la paix à tout prix. Aussi les monarchistes et les conservateurs remportent-ils une énorme majorité.
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