La campagne et les résultats vus par la presse nationale
p. 137-152
Texte intégral
1De prime abord, l’élection de 1983 ne laissait aucune place à l’incertitude. La victoire des conservateurs ne faisait aucun doute, aussi pouvait-on s’attendre à ce que la presse adopte par rapport à l’événement une démarche plus sereine qu’à l’ordinaire. Cet espoir a été démenti les premiers jours par le ton passionné, voire véhément, des commentaires de la presse populaire. Une fois de plus, la campagne a été dominée de bout en bout par un esprit partisan plus ou moins contrôlé selon la nature du quotidien concerné.
2On attendait par ailleurs avec intérêt l’analyse que le Times allait faire de la situation. Empêché par le lock out décidé par la direction de participer à la campagne de 1979, le Times était toutefois parvenu, dans son édition internationale publiée en Allemagne le 30 avril 1970, à exprimer sa préférence pour le changement incarné par Margaret Thatcher. L’hypothèse selon laquelle, passé sous le contrôle de Rupert Murdoch, le Times allait amplifier son soutien aux conservateurs restait à vérifier. La position du Daily Star, journal populaire publié par le groupe Fleet Holding (naguère Express Newspapers) allait également retenir l’attention compte tenu de la neutralité ostensiblement affichée par ce quotidien lors de la consultation précédente. Enfin, l’avènement d’une nouvelle force politique permettait d’escompter un infléchissement des positions des différents organes de presse qui ont contribué à projeter le S.D.P. et l’Alliance sur le devant de la scène politique.
3La presse nationale a, par ailleurs, connu un certain nombre de soubresauts internes qui ont perturbé sa participation à la campagne. Il y a eu en premier lieu le conflit au Financial Times qui a empêché la parution du quotidien au cours de la dernière semaine de la campagne ; on mesurera mieux l’importance de cette vacance en rappelant que le Financial Times ne ménageait pas ses critiques au gouvernement conservateur et qu’il espérait voir l’Alliance parvenir à constituer un authentique contre-gouvernement, ainsi que l’indique un éditorial "clandestin" du Financial Times publié dans le Guardian à la veille du scrutin.
4Le Daily Express a lui aussi connu quelques vicissitudes, notamment lorsque le N.G.A. (syndicat du Livre) a refusé de publier un éditorial tournant en dérisiion les chômeurs participant à la marche sur Londres au début de juin. Au Daily Mail, le rédacteur en chef David English a dû faire face à une fronde des journalistes affiliés au N.U.J. qui reprochaient au directeur de la rédaction la ligne excessivement partisane observée par le journal. Bien entendu, c’est aux indiscrétions des confrères que l’on doit d’avoir eu connaissance de ces remous intérieurs dont le Mail n’a soufflé mot, tant il est vrai que l’intérêt que se portent réciproquement les rédactions n’est jamais aussi vif qu’en période électorale. C’est ainsi que le Times et le Guardian ont régulièrement rendu compte du comportement de leurs confrères dans des articles où la condescendance le disputait à l’ironie. A cet égard, 1’Economist notait dans son numéro du 28 mai : "Les élections sont rarement pour les hommes politiques l’occasion de se montrer sous leur meilleur jour ; en pareille circonstance, Fleet Street se révèle d’ordinaire sous son plus mauvais jour".
5De fait, la presse se trouve en période électorale dans une position particulièrement inconfortable puisqu’elle doit faire preuve d’objectivité dans la relation des événements qui ponctuent la campagne sans pour autant renoncer à ses engagements qui l’amèneront au terme des trois semaines de débats à formuler le verdict attendu de ses lecteurs. Car la presse nationale continue à jouir d’un prestige important auprès des électeurs. Selon un sondage MORI réalisé en avril 1979, 53 % des personnes interrogées estimaient que la presse constituait un instrument utile, voire très utile, pour suivre la campagne. Mieux, un tiers des lecteurs de la presse populaire qualifiait leur quotidien d’objectif, ce pourcentage atteignant 41 % dans le cas des lecteurs du Sun.
6Consciente de son audience auprès des lecteurs et misant peut-être sur leur candeur, la presse - notamment la presse populaire - se laisse volontiers aller à la surenchère partisane, ces excès ne faisant que compenser l’impuissance de la presse face à une campagne qui ne lui doit pas grand chose. Les grands prêtres de la liturgie électorale officient aujourd’hui à la télévision et accessoirement à la radio et ont nom Robin Day, Alastair Burnett, Brian Walden, la presse en étant réduite à commenter les propos de Mme Thatcher au cours du Jimmy Young Show, les outrances verbales de Denis Healey à la télévision, les joutes oratoires entre le même Healey et Norman Tebbit à T.V. a.m., etc... C’est en partie pour cette raison que la presse, cantonnée dans un rôle de chambre d’écho, dénonce rituellement la saturation électorale dont elle rend la télévision responsable et qu’elle pousse de grands soupirs de soulagement au terme de chaque campagne. Le 7 juin, le Daily Mail écrivait : "saturés de propagande, les électeurs ont depuis longtemps tourné le bouton".
7Ceci n’empêche pas bien entendu la presse d’intervenir dans une campagne dont elle ne peut plus régler le déroulement. Pour ce faire, elle tentera de créer l’événement en faisant par exemple procéder à des sondages d’opinion exclusifs qui auront ensuite statut d’information pour les autres médias. Plus sournoisement, le Sun ira jusqu’à organiser un sondage téléphonique dans la nouvelle circonscription de Tony Benn faisant apparaître que les électeurs seraient davantage portés à voter travailliste si Denis Healey dirigeait le parti, cette initiative du Sun déclenchant une gigantesque polémique entre Benn et le quotidien de Bouverie Street.
8Créer l’événement revient bien souvent pour la presse populaire à exhumer une pièce à conviction accablante pour l’adversaire. C’est ainsi que deux jours consécutifs (les 16 et 17 mai) le Daily Mail a consacré sa une à l’abandon éventuel par le constructeur japonais Nissan d’un projet d’implantation en Grande-Bretagne en cas de victoire des travaillistes ; cette décision qui, si elle se confirmait, se traduirait par la perte de 35.000 emplois, était motivée, précise l’éditorialiste, par le retrait de la Communauté européenne prévu par le programme travailliste. Malgré le démenti opposé par Nissan le doute demeurait et pouvait donc être exploite politiquement. Le Daily Mirror, pour sa part, s’est fait, au cours de la dernière campagne, une spécialité de la révélation de rapports secrets ou étouffés. Le 23 mai il annonçait à la une ; "La vérité sur la Grande-Bretagne de Mme Thatcher : le scandale du rapport étouffé" (il s’agissait en l’occurrence d’un rapport du N.E.D.C. dressant un tableau assez mitigé de la situation économique britannique). Le 25 mai, le même quotidien évoquait l’existence d’un "rapport secret sur la répression des manifestations violentes (qui) pourrait bien devenir un enjeu essentiel de la campagne électorale". Le 27 mai, le Daily Mirror fait état d’un rapport rédigé par un groupe de parlementaires animé par Sir Anthony Kershaw, critiquant la politique de Mme Thatcher aux Malouines, le 30 mai ; il s’agit d’un rapport alarmant sur l’état des établissements scolaires qui aurait été gelé jusqu’après les élections. Le Daily Express n’est pas en reste et rend publique le 4 juin une lettre de D. Healey à un banquier approuvant les prêts britanniques à l’Argentine alors que l’ancien numéro 2 du parti travailliste n’avait cessé de critiquer l’octroi par la Grande-Bretagne de crédits à l’Argentine qui auraient servi à acquérir les armes utilisées contre les forces britanniques. Fort de cette preuve, le Daily Express pouvait titrer en manchette : "Healey l’hypocrite démasqué !".
9S’il est vrai que Mme Thatcher au début de la campagne avait assuré qu’elle s’en tiendrait au débat politique en s’abstenant de toute attaque personnelle, la presse populaire n’a pas cru devoir observer la même retenue. Au fil de la campagne, des "têtes de Turc" émergent dans la quasi-totalité des tabloïds, le Daily Star faisant à cet égard figure d’exception. Tebbit devient ainsi la cible favorite du Daily Mirror, le ministre partageant aux yeux du quotidien travailliste avec Mme Thatcher la responsabilité de la dégradation de la situation de l’emploi. C’est au dirigeant du Greater London Council, Ken Livingstone, que le Daily Mail réserve au début de la campagne ses traits les plus acérés. Le Sun, quant à lui, choisit dans un premier temps Tony Benn comme victime avant de s’en prendre à Michaël Foot qui, au gré des éditorialistes se voit assimilé à Worzel Gummidge, célèbre personnage du folklore enfantin, ou affublé du sobriquet de Fumbling Foot dont les compétences sont telles, assure le journaliste "qu’on n’oserait même pas lui demander d’aller promener le chien, à moins que Fido ne sache rentrer tout seul à la maison". Denis Healey n’est guère mieux traité ; présenté comme "Denis la menace" ou comme "la bête" (The Beast) il aurait, selon le Sun, proprement pedu la tête en accusant Mme Thatcher d’avoir exploité à des fins politiques la guerre des Malouines et d’avoir tiré fierté du carnage (She gloried in slaughter). Les principales personnalités à la tête de l’Alliance ne sont guère mieux loties : Jenkins et Steel sont baptisés Dr. Jekyll et Mr. Hyde, tandis que Shirley Williams se trouve le plus souvent gratifiée du surnom de Sister Williams. Mme Thatcher n’est pas davantage épargnée par le Daily Mirror qui pour la représenter fait plus souvent appel au dessin réducteur qu’à la photo, le caricaturiste Griffin allant jusqu’à la métamorphoser en vampire à la une du numéro du 7 juin. Les personnes sont ainsi ravalées au rang de pantins dérisoires dont les dessinateurs attitrés des quotidiens populaires dégagent avec une-crudité hargneuse les traits les plus saillants. Le moindre détail de l’apparence physique est amplifié et appelle le commentaire ; le Daily Mirror remarque par exemple que Mme Thatcher arbore un sourire qui doit beaucoup à l’art de son dentiste, tandis que le Sun observe que Michaël Foot s’est fait couper les cheveux pour avoir l’air plus présentable. Le Daily Mirror va jusqu’à s’adresser à un spécialiste chinois de physiognomonie qui décèle dans le visage de Norman Tebbit les signes de l’obstination, de la méfiance, ainsi qu’une absence de générosité. Le même quotidien consacre à trois reprises une double page à la vie privée de Mme Thatcher réalisée à partir du livre de Wapshott et Brock qui devait être publié le 9 juin ; à partir d’anecdotes illustrées de dessins, le quotidien entreprend de souligner les principaux traits de caractère du Premier ministre : détermination, désir de réussir, insensibilité, etc...
10Mais c’est en fait le chroniqueur Keith Waterhouse qui brosse de Margaret Thatcher le portrait le plus féroce dans le Daily Mirror du 26 mai :
Elle est autoritaire, égoïste, obstinée, vindicative, vaniteuse, exigeante, insensible et elle a des nerfs d’acier. Elle se donne des airs de supériorité, parle d’une voix ridiculement affectée, traite ses amis comme des domestiques et elle minaude comme si elle était l’impératrice de Chine.
11Pourtant, note l’éditorialiste du Daily Mirror, l’impératrice est nue, ce jugement faisant écho à celui que le Sun porte sur Denis Healey présenté comme "un roi nu", "un général sans armée" dans son éditorial du 11 mai.
12Fidèle à sa tradition, la presse populaire subordonne les enjeux aux personnes avec d’autant plus de naturel que la forte personnalité de Margaret Thatcher constituait en 1983 un thème exploitable à volonté. Le Guardian du 10 mai note par exemple : "l’enjeu principal de la campagne sera le Premier ministre elle-même, plus que lors d’aucune autre élection", ce que le Daily Mail reprendra le 8 juin sous la forme suivante : "Depuis la dernière guerre, la Grande-Bretagne n’a jamais eu un Premier ministre si controversé (...), Margaret Thatcher est donc l’enjeu de cette élection, ainsi que ses croyances, ses instincts et ce qu’ils représentent pour le pays". En conclusion, le Daily Mail voit en elle un authentique dirigeant national "22 carats, le premier qu’ait connu la Grande-Bretagne depuis vingt ans".
13Pour le Mail comme pour l’ensemble des quotidiens favorables aux conservateurs, Mme Thatcher représente l’autorité nécessaire à la conduite des affaires du pays. Le soutien accordé au gouvernement sortant ne porte pas tant sur tel aspect d’une action ou d’un programme jugés positifs, il découle d’un jugement d’ordre moral et affectif : Margaret Thatcher a rendu à l’Angleterre sa fierté ; elle a rétabli la confiance et mérite, à ce titre, d’être reconduite à la direction des affaires. Tel est le sens de l’éditorial que publie le Times à la veille du scrutin sous le titre Renewal qui précise :
Le sens des responsabilités individuelles doit être restauré plus complètement (...). C’est alors que la Grande-Bretagne pourrait bénéficier d’un authentique et profond renouveau, source d’idées nouvelles s’opposant aux anciennes et qui, en règle générale, passent pour totalement inacceptables aux yeux des gardiens traditionnels du déclin de la Grande-Bretagne depuis la fin de la guerre (...). Mme Thatcher représente la façon la plus efficace d’enrayer ce déclin.
14Sous un titre voisin, Time for a Change, le Daily Telegraph consacrait son éditorial du 9 juin au bilan de la campagne avant de conclure dans les termes suivants :
La question qui se pose dans l’immédiat est celle de l’aptitude à gouverner et singulièrement à représenter la Grande-Bretagne dans le monde. A cet égard, l’administration de Mme Thatcher s’est imposée sans effort au cours de ce débat bien médiocre. Si cette supériorité se traduit avec suffisamment de netteté dans le scrutin d’aujourd’hui, la politique nationale abordera une nouvelle phase plus riche de promesses.
15Dans ce jugement global qui, paradoxalement, ne fait pas de sort particulier à Margaret Thatcher, on ne trouve plus trace des réserves émises au cours de la campagne par le quotidien concernant les taux d’intérêt jugés trop élevés, le déficit budgétaire, la surcote de la livre. Il s’agit d’une opinion d’ordre général reposant sur une appréciation psychologique. Pour les journaux conservateurs, l’enjeu fondamental ne se réduisait pas à telle question particulière, à tel aspect essentiel du programme de gouvernement. L’impératif du leadership transcendait l’ensemble des contingences matérielles.
16A l’inverse les quotidiens plus critiques à l’égard du pouvoir ont tenté d’infléchir le cours de la campagne en abordant à diverses reprises des thèmes jugés prioritaires. Pour le Daily Mirror, c’est le problème du chômage qui devait l’emporter sur toute autre considération, analyse partagée par le Daily Star qui rappelle le 11 juin à. l’intention de Margaret Thatcher la nécessité de faire preuve d’imagination pour résoudre coûte que coûte le chômage, fût-ce au prix d’une remontée de l’inflation. En revanche, aucun de ces deux quotidiens ne consacre aux questions de défense la place escomptée. Parmi les douze questions que les lecteurs du Star souhaiteraient poser aux responsables politiques, le problème des armes nucléaires n’arrive qu’en avant-dernière position dans la liste, alors que l’emploi figure au premier rang des préoccupations. Le Daily Mirror indique dès le 11 mai son opposition aux thèses travaillistes concernant les bases nucléaires mais s’agissant du recours ultime aux armes nucléaires, le Mirror avoue son embarras. Lors de la polémique sur ce sujet entre Enoch Powell et le Premier ministre, l’éditorialiste conclue son commentaire par un point d’interrogation : "De la position du Premier ministre ou de celle d’Enoch Powell, laquelle est la plus sensée ?" (2 juin).
17C’est en fait dans le Guardian que le problème de la défense, présenté par Mme Thatcher comme l’enjeu central de la campagne, trouve le plus grand écho. Parmi les cinquante éditoriaux recensés entre le 16 mai et le 9 juin, huit abordent directement la question et deux de façon périphérique. Les incertitudes travaillistes, les mises au point intervenues en pleine campagne, la prise de position de Callaghan qui ajoute à la confusion et sur laquelle le Guardian évite de se prononcer explicitement, alimentent la réflexion des éditorialistes du quotidien qui consacre par ailleurs des articles de fond au désarmement, publie un texte d’E.P. Thompson ainsi que de nombreuses lettres de lecteurs, le plus souvent hostiles à toute forme de défense nucléaire.
18L’autre thème qui retient l’attention du Guardian, plus que celle de ses confrères, c’est le service de santé qui selon le quotidien risque fort de se voir démanteler en dépit des dénégations répétées des responsables conservateurs. Pour conjurer ce risque, il suffirait, estime le Guardian, de priver les conservateurs d’une majorité écrasante aux Communes. Dans cette perspective, les candidats de l’Alliance pourraient permettre d’endiguer le raz-de-marée annoncé. Le Guardian n’a jamais fait mystère de ses sympathies pour la nouvelle formation politique. Un certain nombre de membres de sa rédaction se présentait du reste sous ses couleurs. L’intérêt porté à l’Alliance s’exprime, par exemple, dans la présentation du manifeste de cette formation auquel le quotidien consacre un espace supérieur à celui réservé au manifeste des deux autres partis. Commenté favorablement par le Guardian, le manifeste de l’Alliance est cependant jugé un peu tiède et trop abstrait ; en un mot, il lui est reproché de parler davantage à l’intelligence qu’au cœur. S’il s’abstient de commenter l’effacement de Jenkins au profit de Steel le 30 mai, le Guardian voit dans David Owen l’un des meilleurs participants à cette campagne et persiste à penser que l’Alliance est plus à même que le parti travailliste de briser l’élan des conservateurs. Le 8 juin encore, le Guardian continue d’espérer une divine surprise dont il sait qu’elle dépend des caprices du système électoral.
19Le Guardian fait à cet égard figure d’exception car aux yeux des autres quotidiens, l’Alliance n’est guère crédible. La compétence de ses dirigeants n’est pas en cause et, comme le note le Daily Mail dans un commentaire très représentatif de l’ensemble des réactions de Fleet Street : "Le programme de l’Alliance commande le respect. Il est marqué par le bon sens plus que par le dogmatisme". Mais le Mail nuance immédiatement son jugement ; "quelle tragédie si ce bon sens séduisait suffisamment de gens qui auraient sinon accordé leur soutien aux Tories ; nous nous retrouverions dans ce cas avec un gouvernement socialiste" (13 mai).
20Lorsque les sondages indiqueront que l’Alliance pourrait fort bien ravir la seconde place au parti travailliste, la presse conservatrice populaire multipliera les mises en garde : voter pour un candidat de l’Alliance, c’est risquer de faire élire un travailliste. Même si le Daily Express, par exemple, envisage sereinement la relégation du parti travailliste en troisième position, il ne manque pas de souligner les effets pervers d’un système électoral qui risqueraient au total de faire le jeu des travaillistes (4 juin).
21Si le jugement du Times est plus nuancé, il n’en revient pas moins à répudier la validité, en temps que programme de gouvernement, du manifeste de l’Alliance dont l’éditorial du 13 mai estime qu’il pourrait, au mieux, servir de base de négociation avec une autre formation en cas de blocage au Parlement. L’absence de commentaire le 14 juin à la suite de l’annonce du retrait de Jenkins au profit de Steel à la tête de l’Alliance confirme que le Times a pris ses distances par rapport à la formation centriste dont il avait pourtant contribué à lancer l’idée en 1972. Tout semble indiquer que le Times a aujourd’hui réintégré discrètement le camp Tory. Du reste, dès le 10 mai, la cause était entendue : "Les choses sont parfaitement claires" écrivait l’éditorialiste qui, après avoir passé en revue les différentes hypothèses qui se présentaient à 1’électeur, concluait : "un second mandat au gouvernement conservateur, c’est la seule perspective claire et raisonnable qui se présente à nous".
22Le cas du Times à cet égard n’est pas isolé. Dès l’annonce des élections, la quasi-totalité des quotidiens avait pris position avec une vigueur variable, à l’exception du Financial Times et du Daily Star. Ce dernier, qui se définit comme le quotidien de l’information sans fard (The paper that gives it to you straight) n’accorde d’ailleurs a la campagne qu’une part restreinte. Sa couverture, très factuelle et assez fragmentaire, prend cependant une autre dimension à partir du 1er juin. Margaret Thatcher, Michaël Foot et Roy Jenkins sont alors invités à répondre aux questions posées par les lecteurs avant que le rédacteur en chef, Lloyd Turner, entreprenne le 7 juin, ainsi qu’il s’y était engagé, d’expliquer sur deux pages pourquoi, la mort dans l’âme, il ne pouvait se résoudre à appeler à voter travailliste : "Nous croyons que la Grande-Bretagne est sur le point de sortir d’une situation qui reste critique. Nous croyons qu’à ce stade, un changement de cap serait catastrophique". Cette prise de position valut à la rédaction de nombreuses lettres de protestation de la part des lecteurs qui, appartenant pour la plupart à la classe ouvrière, restaient très attachés au parti travailliste.
23Au terme de la campagne, deux autres journaux populaires - le Sun et le Daily Mail - ont tenté de sacrifier à l’objectivité en publiant un ultime message des quatre leaders à l’intention des lecteurs, l’impartialité un instant retrouvée matérialisant en quelque sorte une auto-absolution destinée à effacer les excès les plus marquants d’une couverture particulièrement véhémente. Pourtant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que dans le cas du Mail, cette impartialité est quelque peu factice puisqu’à côté des messages authentiques émanant de Margaret Thatcher, de David Steel et de Roy Jenkins, figure un texte attribué à Michaël Foot qui n’est en fait qu’un extrait de la préface du manifeste travailliste, adapté pour la circonstance. Même si la nature du montage est reconnue par une note figurant au bas du texte travailliste, la tentative de supercherie est patente puisque le lecteur est invité à considérer comme équivalents des textes d’origine différente.
24Observant une trêve forcée le lendemain du scrutin faute d’informations suffisantes, la presse du samedi 11 juin consacre une place de choix à la constitution du prochain gouvernement. La majorité des quotidiens populaires font déjà état des remaniements envisagés et mettent en valeur le caractère chirurgical du processus : "Je ne suis pas un boucher mais j’ai appris à découper un rôti" (titre à la une du Daily Star), "J’ai appris à découper un rôti" (titre en première page du Daily Express). Le Guardian pour sa part se borne à souligner la rapidité du remaniement en cours, tandis que le Daily Telegraph et le Times font ressortir l’importance de la majorité dont disposent désormais les conservateurs. Mais au total, le triomphalisme n’est pas de mise même si l’éditorialiste du Times affirme, non sans quelque grandiloquence, que Mme Thatcher s’est libérée de l’emprise des concepts économiques et politiques en vigueur depuis la guerre. Dans l’ensemble de la presse favorable aux conservateurs, la satisfaction se fait discrète ; la victoire, affadie par sa certitude, n’appelle pas de célébration sur le mode jubilatoire. Tout au contraire, le Daily Teleqraph met les conservateurs en garde contre les dangers de l’auto satisfaction et va jusqu’à espérer un sursaut des travaillistes, l’éditorialiste envisageant par ailleurs une nouvelle poussée en faveur de l’Alliance lors des élections partielles à venir ; en un mot, le Daily Telegraph s’emploie à calmer les esprits et à apaiser les rancœurs. Même sollicitude au Sun où l’on s’interroge sur l’avenir du parti travailliste dont on souhaite qu’il surmonte ses difficultés du moment, ce qui, selon le Times, implique le rejet du dogmatisme et de l’extrémisme.
25C’est dans les quotidiens les plus hostiles aux conservateurs que les résultats appellent les commentaires les plus nourris ; le passé immédiat n’y est pas subordonne à la prospective. Le Daily Mirror et le Guardian, unanimes, attribuent la victoire des conservateurs à la faiblesse de l’opposition ; toutefois, de façon quelque peu paradoxale, le Guardian note que le parti travailliste se retrouve aujourd’hui dans une position de force virtuelle, le thème de l’avenir rédempteur étant à nouveau exploité à l’occasion du commentaire consacré au score décevant de l’Alliance pénalisée par un mode de scrutin dont l’iniquité, estime le Guardian, n’est plus à démontrer. Pour le Daily Mirror, l’ampleur de la victoire des conservateurs ne modifie en rien l’ordre des priorités ; aujourd’hui comme hier, les conservateurs doivent tout subordonner à la lutte pour l’emploi, thème dominant de la campagne relatée par le quotidien travailliste.
26Du point de vue de ses modalités, la campagne 1983 ne se sera guère distinguée des précédentes, à ceci près que le caractère inéluctable de la victoire conservatrice, en privant la campagne d’une bonne part de son intérêt, a provoqué par contrecoup un grossissement de la moindre péripétie, ce terme désignant tout événement échappant au déroulement ritualisé d’un processus balisé par les conférences de presse quotidiennes. La question d’une auditrice à Mme Thatcher lors de l’émission de Robin Day Election Call, demandant au Premier ministre de préciser ses responsabilités dans le torpillage du General Belgrano fait, par exemple, rebondir la controverse de façon imprévue ; ainsi en est-il des propos jugés excessifs tenus par Healey et Kinnock à propos de l’attitude de Margaret Thatcher dans l’affaire des Malouines. Les déclarations de Francis Pym marquant une certaine réserve par rapport à la perspective d’un raz-de-marée conservateur alimentent la campagne médiatisée en raison même de leur imprévisibilité et de leur nature conflictuelle. La publication des résultats du sondage indiquant, la dernière semaine de la campagne, que le parti travailliste risquait d’être relégué en troisième position constituait l’événement médiatique exemplaire : inopiné, il inversait les tendances et tendait à accréditer l’improbable.
27Lorsqu’elle ne prend pas elle-même l’initiative de l’événement, en organisant ses propres sondages (comme ce fut le cas pour le Sun) ou en débusquant quelque rapport tenu secret, la presse est largement tributaire des autres médias qui, par l’effet du direct, peuvent faire surgir l’inattendu miraculeux au détour d’une hésitation, à la faveur d’une étourderie, au hasard d’un lapsus. Face à la radio et à la télévision surtout, la presse a de plus en plus de mal à organiser la campagne électorale en spectacle ; elle doit recourir à des moyens nouveaux pour impliquer le lecteur et capter son attention. Elle peut, par exemple, miser sur la complémentarité médiatique en invitant le lecteur à téléphoner à la rédaction pour obtenir des informations ("Sun Election Desk : n’hésitez pas à nous téléphoner pour vous informer") ; le Daily Star entend pour sa part servir de trait d’union entre ses lecteurs et les responsables politiques ; la lettre restera le moyen privilégié de communication. Le Daily Express préfère exploiter la veine de la dérision en invitant ses lecteurs à signaler à la rédaction la plus grosse énormité électorale (Election Jibes’ Contest) qui, bien entendu, se verra récompensée par un prix en espèces. La dérision encore, mais polémique celle-là, s’exprime dans la bande dessinée intitulée "Les gauchos" (The Lefties) publiée par le Daily Mail et qui met en scène les principales personnalités travaillistes. A l’opposé, le Sun semble convier ses lecteurs à délaisser les passions partisanes en publiant à intervalle régulier les commentaires du professeur John Vincent qui enseigne l’histoire contemporaine à l’Université de Bristol. Mais, à la différence des analyses de David Butler, Ivor Crewe ou Richard Rose, celles du politologue du Sun ne servent que de camouflage sommaire à une authentique propagande conservatrice.
28Ces expédients qui après tout visent à entretenir, de façon peut-être contestable, un intérêt pour une campagne excessivement longue sont de peu de poids comparés à l’impact des commentaires des chroniqueurs attitrés des quotidiens qui contribuent à fidéliser le lecteur par une franchise de propos qui sert en quelque sorte d’antidote à une information souvent conventionnelle. Keith Waterhouse au Daily Mirror, Paul Johnson au Mail, John Akass au Sun, malgré les outrances polémiques inhérentes au genre, ont incarné au cours de cette campagne ce par quoi la presse écrite se distingue encore des autres médias, à savoir la diversité de l’opinion et du commentaire, diversité plus mal partagée qu’il n’aurait convenu pour rendre compte de ce que le Sun et le Guardian ont présenté comme l’élection la plus cruciale depuis la guerre.
Annexe
Annexe 1. Tirage des quotidiens nationaux britanniques au cours du premier semestre 1983 (en milliers)
Daily Express | 1.891 | Daily Telegraph | 1.266 |
Daily Mail | 1.806 | Financial Times | 215 |
Daily Mirror | 3.315 | Guardian | 437 |
Daily Star | 1.337 | Times | 336 |
Sun | 4.170 |
Source : Audit Bureau of Circulation.
Auteur
Université de Paris III
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