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Les Élections législatives britanniques du 9 juin 1983

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Monica Charlot

La distance idéologique entre travaillistes et conservateurs de 1945 à 1983

Monica Charlot

Texte intégral

  • 1 Richard Rose a montré par ailleurs que les manifestes électoraux conservateurs et travaillistes ét (...)

1L'un des premiers actes de chaque parti britannique après l'annonce d'une élection générale est de publier un Manifeste. Celui-ci constituait autrefois l'un des supports essentiels de la campagne électorale. Il demeure aujourd'hui le contrat le plus précis proposé aux électeurs par chaque formation. Il représente de plus la politique officielle du parti. C'est dire qu'il est souvent le résultat de longues négociations et le dénominateur commun de toutes les tendances. Ce n'est peut-être pas un modèle de pureté idéologique ni un engagement absolu en cas de victoire électorale. Mais il reste l'expression la plus juste des engagements devant le pays, solennels et collectifs, de chaque formation à vocation majoritaire. L'honnêteté des partis aux yeux des électeurs dépend notamment des promesses électorales tenues ou oubliées1.

  • 2 JANDA (Kenneth). Information Retrieval: Applications to Politicial Science. Indianapolis: Bobbs-Me (...)

2Pour étudier, sur la longue période, la distance idéologique entre les deux grands partis les manifestes électoraux sont sans doute la meilleure des données. C'est ce que nous tenterons de faire en nous servant d'un ensemble d'échelles construites par Kenneth Janda, dans le cadre d'une étude comparée des partis politiques dans le monde. Cette étude porte sur quelque 150 partis, dans 50 pays représentatifs des dix principales aires géo-culturelles de la planète. Les responsables du projet ont tiré au hasard un pays sur deux dans chaque aire géo-culturelle. La Grande-Bretagne ne fait pas partie de l'échantillon2.

Cinq échelles

3L'utilisation de ces échelles a l'avantage de nous permettre de fonder nos conclusions sur un instrument de mesure étalonné à partir de données beaucoup plus larges et nombreuses que les seules données britanniques. Janda, en effet, a vérifié la validité et la fidélité de ses échelles sur 26 partis dans une douzaine de pays. Sur les 13 échelles initialement prévues pour situer les partis sur l'axe "gauche-droite", 6 seulement ont été retenues pour leur degré élevé de corrélation entre elles. La moins bonne de ces 6 échelles - l'échelle laïcité - n'a guère de signification en Grande-Bretagne ; nous avons donc repris les 5 autres.

4Chaque échelle comporte 7 échelons, trois tendant vers la gauche, avec, selon l'intensité, la note +5, + 3 ou +1, trois tendant vers la droite (-1, -3, -5), plus la note 0 qui est réservée aux prises de positions ambiguës ou contradictoires.

5L'évaluation, d'après les échelles de Janda, de la position des deux grands partis britanniques sur l'axe gauche-droite, à travers leurs engagements électoraux depuis la guerre nous fournit un ensemble de notes brutes qu'il s'agit de réduire en indices et d'analyser pour répondre à notre question initiale. Les deux partis se rapprochent-ils ? Leurs programmes sont-ils de plus en plus semblables, et en quoi ?

6Les indices que nous tirerons de ces notes brutes tiendront compte à la fois de la tendance moyenne de l'ensemble des notes obtenues (écart par rapport à la moyenne) et de leur dispersion (rapport à l'écart-type). Janda applique la formule suivante :

7Janda calcule ensuite la moyenne des indices de chaque parti sur les diverses échelles, pour obtenir un indice global qui situe le parti considéré sur l'axe gauche-droite.

8Notre problème c'est que contrairement à Janda notre propos n'est pas de comparer un parti parmi beaucoup d'autres à un moment donné du temps, mais d'évaluer l'évolution de deux partis seulement à travers le temps, au fil de 12 élections législatives. Nous avons donc construit nos indices par référence à la moyenne et à l'écart-type de l'ensemble des notes brutes de nos deux partis sur toutes les échelles à la fois, pour toutes les élections. Ce qui donne la formule :

9Considérons, à la lumière de l'expérience britannique, la position des partis travailliste et conservateur sur ces échelles depuis 1945 :

L'échelle socialisme-capitalisme

10L'appropriation collective des moyens de production constitue sans conteste la pierre de touche du socialisme, donc le meilleur moyen de différencier les tenants du capitalisme des véritables socialistes. Dans son échelle "socialisme-capitalisme" Kenneth Janda situe à l'extrême-gauche les partisans de la collectivisation, au moins, de toutes les industries de base : bois, mines, acier, postes et télécommunications, transports, services urbains. L'enjeu domine, comme on le sait, les élections de 1950 et 1951. C'est pourtant en 1945, en 1974 (février et octobre) et en 1983 que le parti travailliste se trouvera le plus à gauche sur cette question des nationalisations. Quant aux conservateurs ils n'ont jamais été partisans des nationalisations et du dirigisme économique. Mais ils n'ont pas davantage prôné le retour au laissez-faire. Ce qui signifie qu'à aucun moment depuis 1945 ils ne se sont situés à 1'extrême-droite de l'échelle. En fait on peut diviser la période en trois parties : de 1945 à 1951, puis de 1979 à 1983, le parti conservateur préconise une politique de dénationalisation alors que de 1955 à octobre 1974, en dépit d'une opposition de principe, il accepte la totalité des nationalisations réalisées par ses adversaires politiques.

L'échelle dirigisme-libéralisme

11Le degré d'acceptation de l'intervention de l'État dans sa vie économique constitue un autre révélateur essentiel des distances idéologiques entre les deux grands partis britanniques. Aucun d'eux ne soutient à aucun moment le point de vue extrême - ni le laissez-faire intégral, ni la planification impérative à la russe. Les travaillistes hésitent entre des interventions autoritaires, impératives mais ponctuelles de l'État dans certains secteurs de l'économie et des politiques plus modérées d'incitation économique, telles que l'octroi d'avantages fiscaux et de facilités de crédit.

12Les conservateurs, eux, ont davantage varié. Il leur est même arrivé d'adopter la position la plus à gauche du parti travailliste (en février 1974), et, plus souvent, les positions modérées de la gauche travailliste (1964, 1966, octobre 1974, 1983). Le plus souvent les conservateurs font état d'une opposition de principe à toute planification autoritaire et préconisent la rupture avec certaines pratiques dirigistes acquises (1955, 1970, 1979) ou, tout au moins, le statu quo (1945 à 1951, 1959), ce qui, dans les deux cas, les situe sur la droite de l'échelle.

L'échelle répartition des richesses

13On a longtemps cru que la vision d'une société fraternelle d'hommes égaux et solidaires caractérisait la vision travailliste de la Grande-Bretagne, tandis que dans l'optique conservatrice l'inégalité était non seulement inévitable, mais naturelle et bénéfique. Cependant, de 1945 à 1970, les positions des deux grands partis britanniques sur ce point ne sont guère éloignées. Les travaillistes sont partisans d'une redistribution par l'impôt progressif sur le revenu des personnes. Les conservateurs acceptent le fait acquis de la fiscalité progressive mais refusent toute aggravation qui porterait davantage atteinte à la hiérarchie des revenus. Dans les années récentes, cependant, l'écart entre les partis s'est creusé. En février 1974, les travaillistes, pour la première fois, proposent un impôt sur la fortune pour une redistribution progressive des richesses. Les travaillistes ne se sont plus départis de cette position depuis lors. L'égalité, était depuis toujours le rêve des travaillistes, elle en est une ambition majeure depuis 1974.

14Chez les conservateurs les variations ont été plus extrêmes. En février et octobre 1974, ils rejoignent la gauche modérée en se prononçant à leur tour pour une certaine redistribution des richesses par l'impôt. En 1979 revirement total. Le manifeste conservateur annonce :

  • 4 The Conservative Manifesto, 1979, p. 13.

Nous diminuerons 1'impôt sur le revenu à toutes les tranches pour récompenser le dur labeur, les responsabilités et le succès (...). La tranche la plus élevée sera ramenée à un taux équivalent à la moyenne européenne et les tranches supérieures seront élargies4.

15Autrement dit il s'agit d'un mouvement de renforcement de l'inégalité au profit des riches, d'une politique de rupture par rapport aux travaillistes. L'objectif est de réduire au maximum le poids de l'impôt en limitant au strict minimum les dépenses de l'État.

L'échelle Sécurité Sociale

16L'échelle de Janda sur les attitudes des partis quant à la couverture des risques sociaux repose sur la distinction fondamentale entre les formes d'assurances volontaires, dont le mutualisme, et un système général et obligatoire de sécurité sociale qui couvre les quatre risques majeurs : maladie, chômage, misère et vieillesse.

  • 5 This is the Road, 1950.

17De 1945 à 1979 l'accord est parfait : les deux grands partis britanniques se placent sans discontinuer à l'extrême-gauche de l'échelle. Bien entendu ce sont les travaillistes qui ont imposé les principes d’universalité, de gratuité totale et de fiscalisation de la sécurité sociale ; mais les conservateurs les suivent - ne serait-ce que sous la pression de l'opinion publique. La politique conservatrice laisse toutefois sa place à l'effort personnel qui permet d'assurer "à soi-même et à sa famille un surcroît de sécurité5. Et les travaillistes eux-mêmes sont amenés en 1949 à adopter le principe d'une franchise pour chaque prescription médicale. Mais sur l'essentiel c'est le consensus. En 1979 le programme du parti conservateur esquisse une orientation nouvelle.

  • 6 The Conservative Manifesto, 1979, p. 27.

Nous devons faire davantage pour aider les gens à s'aider eux-mêmes et les familles à veiller sur les leurs6.

18C'est l'annonce d'un changement plus net en 1983 :

  • 7 The Conservative Manifesto, 1979, p. 26,

Quand les ressources sont si limitées c'est folie que de refuser du bon argent pour le Service National de Santé en décourageant les gens de faire davantage pour eux-mêmes. Nous permettrons en conséquence l'existence de chambres privées dans les hôpitaux partout où la demande s'en fera sentir7.

19L'évolution vers une médecine à deux classes, et un programme mixte, mi-volontaire, mi-obligatoire, de couverture sociale pour une partie au moins des risques, est nettement marquée.

L'échelle Est-Ouest

  • 8 Pour ne pas fausser l'analyse en exagérant artificiellement par l'introduction en 1950 seulement d (...)

20C'est la seule échelle de politique internationale pour le placement des partis sur l'axe "gauche-droite". Sur toute la période, travaillistes comme conservateurs se situent nettement à "l'extrême-droite", c'est-à-dire dans le camp de l'alliance militaire occidentale. À vrai dire les alliances, lors des élections de 1945, étaient toujours celles de la guerre. L'échelle Est-Ouest était sans objet8. C'est la division du monde en deux blocs qui amène en 1947-49 les deux partis à se retrouver durablement sur la défense de l'O.T.A.N. Malgré leurs divergences sur les problèmes de défense, les travaillistes répètent en effet, élection après élection, que

le prochain gouvernement travailliste maintiendra son soutien à l'O.T.A.N.

  • 9 The New Hope for Britain, Labour's Manifesto, 1983, p. 36.

21... quitte à préciser qu'il le fait dans un esprit "de détente au moins autant que de défense"9.

Rapprochements et éloignements (cf. Graphique, page 43)

22Entre 1945 et 1966 le rapprochement idéologique des deux grands partis britanniques dont les observateurs parlent et que l'opinion pressent est confirmé par l'analyse de leurs manifestes électoraux. Selon notre indice global, la distance entre la gauche travailliste et la droite conservatrice diminue d'un peu plus de deux dixièmes de points de 1945 à 1959 (2,2), de plus de deux dixièmes de points supplémentaires en 1964 par rapport à 1959 (2,3). 1966 laisse penser un instant à une stabilisation idéologique. Pendant cette première période la réduction du décalage idéologique entre les partis est tout autant l'effet d'un gauchissement du conservatisme que d'un affadissement du socialisme. On peut dégager trois 'époques du travaillisme d'alors : l'époque héroïque de 1945-50 où il s'affirme le plus nettement et laisse sa marque sur la société britannique ; l'époque transitoire, de 1951 à 1959, durant laquelle il passe non sans déchirements du socialisme traditionnel au socialisme de la seconde révolution industrielle défini par Harold Wilson ; l'époque, enfin, de l'expérience renouvelée du pouvoir, en 1964-70, dans un contexte social et idéologique fort différent de l'après-guerre et qui donne quelques fondements aux thèses de l'embourgeoisement du travaillisme. Notons toutefois que le glissement à gauche du parti conservateur est un peu plus fort et surtout plus brutal que le glissement à droite de son principal adversaire.

23Lors des élections de 1970, d'un coup, la tendance s'inverse et l'écart entre conservateurs et travaillistes s'accroît suffisamment pour revenir au niveau de l'élection de 1959.

24Dans la période 1970-83 la variable explicative essentielle du positionnement des partis sur l'axe gauche-droite semble bien être leur statut de parti au pouvoir ou d'opposition. Au pouvoir les deux partis tendent à se rapprocher du centre lorsqu'il s'agit de solliciter un nouveau mandat auprès de l'électorat britannique : c'est le cas des conservateurs avec Heath en 1974, des travaillistes avec Callaghan en 1979, des conservateurs avec Margaret Thatcher en 1983. Dans l'opposition, au contraire, les uns et les autres durcissent leur position et proposent une rupture avec la politique menée par l'adversaire. Ce balancement, s'il est commun aux deux grands partis et à leur situation par rapport au pouvoir, a cependant des raisons profondes de nature différente qu'il convient d'élucider.

  • 10 Cf. Sunday Times, May 31, 1970.

25Côté travailliste tout se joue, depuis juin 1970, dans la lutte de pouvoir entre l'appareil - incarné par le N.E.C. et le Congrès annuel du parti - et les élus du groupe parlementaire aux Communes, emmenés par le chef du parti. Selon la clause 5 des statuts du parti, jusqu'en 1983, l'exécutif du parti (Comité Exécutif National, N.E.C.) et le bureau du groupe parlementaire (Parliamentary Committee of the Labour Party) ont la charge de décider à la veille de chaque élection générale des dispositions du programme travailliste qui seront effectivement incluses dans le manifeste électoral du parti ; ce qui permet d'écarter notamment des mesures votées à la majorité des deux tiers par le Congrès du parti et automatiquement insérées dans son programme. Le chef du parti travailliste, s'agissant du programme électoral, dispose donc d'une possibilité de juger en opportunité. Lorsque le chef du parti est aussi le Premier ministre sortant, son pouvoir sur l'appareil travailliste est encore accru. C'est lui qui décide, par la dissolution, du moment des élections législatives, ce qui lui donne un avantage tactique dont il peut user pour limiter les possibilités d'intervention de l'appareil. En 1978-79 Callaghan limitera ainsi au maximum la durée de la campagne électorale pour réduire les possibilités d'organisation des pressions de l'appareil sur le groupe parlementaire. Le prestige inhérent à la charge de Premier ministre, surtout, ne peut être négligé par l'appareil et donne du poids à ses choix programmatiques personnels. D'autant que chacun sait que l'électorat travailliste est plus modéré que les militants et que les députés travaillistes sortants, de ce fait, s'associent bien volontiers aux efforts de modération du programme que peut tenter le Premier ministre sortant. C'est ainsi qu'en 1970 Harold Wilson obtient que la proposition de création d'un impôt sur la fortune (qui figure au programme intermédiaire du parti publié en 1969, Agenda for a Generation) ne figure pas dans le manifeste travailliste et soit remplacée par une vague promesse de veiller à ce que "les riches contribuent davantage au budget de la Nation"10. En 1979, de même, James Callaghan obtient l'élimination de diverses mesures figurant au programme travailliste publié en 1976 (Labour's Programme), dont la nationalisation des banques et des compagnies d'assurance, le projet de rendre obligatoires les contrats de plan.

  • 11 Labour's Programme, 1973, pp. 11-12.
  • 12 D'après le Daily Telegraph, May 17, 1983, on prête ce propos à un membre du Cabinet fantôme.

26Quand le parti travailliste est dans l'opposition, son chef ne dispose pas du même pouvoir d'influence sur le contenu du manifeste électoral et doit compter avec ses rivaux à la tête de l'appareil - Tony Benn, par exemple, qui préside activement, dans les années 1970, le Comité de politique intérieure. En 1974, avec Harold Wilson, Premier ministre battu et mal remis de sa défaite surprise de 1970, le N.E.C. est en position favorable pour tirer à nouveau le parti vers la gauche. Le programme travailliste de 1973, adopté avec enthousiasme par le Congrès du parti, promet tout un ensemble de mesures destinées "à réaliser une redistribution massive des revenus et des fortunes"11. Il s'engage sur une longue liste de nationalisations : la totalité des terrains nécessaires au développement urbain jusqu'à la fin du siècle, les minerais, les ports, les constructions navales, l'industrie aéronautique, les machines-outils, le pétrole et le gaz de la Mer du Nord, certaines industries pharmaceutiques, la construction et les transports routiers. Toute subvention du gouvernement aux industries serait par ailleurs assortie de prises de participation dans ces industries. Un programme radical qui deviendra le programme électoral travailliste pour 1974 en l'absence du pouvoir modérateur du leader. A la veille des élections de 1983, que les travaillistes abordent également dans l'opposition, avec un nouveau leader - Michaël Foot - qui n'a jamais gouverné le pays, l'avantage du N.E.C. dans la formulation du programme travailliste se renforce d'un mouvement pour une réforme des statuts qui lui donnerait la seule responsabilité de décision en la matière, indépendamment du bureau du groupe parlementaire. En 1979, en effet, le Congrès travailliste a autorisé le N.E.C. à étudier et proposer une réforme des statuts du parti visant à donner désormais à sa direction (c'est-à-dire au N.E.C.) le dernier mot sur le contenu du manifeste électoral travailliste. La réforme préparée dans ce sens par le N.E.C., après avoir été rejetée à une faible majorité au Congrès de 1980, a été de nouveau refusée par le Congrès de 1981, malgré un vote favorable sur le principe de la réforme. Statuts contestés, leader faible dans le parti et d'une impopularité sans précédent dans l'opinion conduisent en 1983 à un manifeste selon le cœur des militants dont on dira par ailleurs qu'il était "la note suicidaire la plus longue de l'histoire"12.

27Côté conservateur la situation est différente. Si le parti tend à se radicaliser en préconisant des politiques plus droitières lorsqu'il a été battu et se trouve dans l'opposition ce n'est pas, comme chez les travaillistes, du fait du regain d'influence des militants de base en cas de défaite mais par suite d'un changement de leader. Un chef battu, au parti conservateur, est un chef rejeté : Alec Douglas-Home, battu aux élections de 1964, est remplacé à la tête du parti par Edward Heath dès juillet 1965 ; Heath, après sa défaite législative d'octobre 1974 se voit préférer Margaret Thatcher dès février 1975. Il avait fallu l'immense prestige d'un Churchill pour contrevenir à cette dure règle en 1945. Au parti conservateur nul groupe, nulle organisation ne peut contrebalancer le pouvoir des élus du peuple aux Communes. Dans ces conditions tout nouveau chef conservateur se doit d'imprimer un nouvel élan à la pensée et à la politique conservatrices. Edward Heath, en 1970, est sans doute possible le responsable du raidissement conservateur qui met fin à deux décennies de rapprochement entre les grands partis. C'est lui qui arbitre, fin janvier 1970 au Selsdon Park Hotel (Surrey), les conflits internes du Cabinet fantôme sur le contenu du manifeste Tory et tente d'accréditer l'idée d'un néo-conservatisme incarné par "l'homme de Selsdon". Premier leader élu de l'histoire du conservatisme, il entend rompre avec les usages les mieux établis. Il assiste en personne à la totalité des séances du Congrès conservateur au lieu de venir présider la séance de clôture. Il refuse de se confiner à la classe politique conservatrice et ouvre toute grande la porte du parti à des industriels et des hauts fonctionnaires. Il pratique, comme dans l'industrie privée, le séminaire où sont confrontés anciens ministres, hauts fonctionnaires, députés de base et grands industriels. Avec Heath le conservatisme doit se pénétrer de l'idéologie technocratique de l'innovation, de l'efficacité, de la combativité.

DISTANCE IDEOLOGIQUE ENTRE TRAVAILLISTES ET CONSERVATEURS 1945-1983

DISTANCE IDEOLOGIQUE ENTRE TRAVAILLISTES ET CONSERVATEURS 1945-1983

28Margaret Thatcher, de même, a imprimé sa marque au parti conservateur dès son accession au pouvoir, comme elle s'en explique elle-même :

  • 13 Interview de M. Thatcher, The Times, May 5, 1983.

Nous avons offert un changement de direction total - passant d'une vie dont l'État tout-puissant pénétrait pratiquement tous les aspects à une vie où l'État joue un certain rôle mais sans se substituer à la responsabilité personnelle13.

29Alors qu'Edward Heath proposait pour l'essentiel l'élargissement des élites du pouvoir et de nouvelles méthodes de gouvernement, Margaret Thatcher cherche à donner une nouvelle idée du conservatisme. Comme le montre clairement notre graphique (page 43), elle a adopté en 1979, à l'occasion de sa première campagne électorale, une tactique de rupture du consensus politique en positionnant le parti conservateur plus à droite que jamais depuis 1945. Elle refusait ainsi le Butskellisme des années cinquante, rejetait l'héritage keynésien et s'en prenait même à l'œuvre de Beveridge en révisant les conceptions à la base du Welfare State. Femme politique "de conviction", Margaret Thatcher a donné naissance, pour une fois Outre-Manche, à un -isme avec le "Thatchérisme " qui se présente comme un cocktail spécifique de préjugés, de choix politiques assorti d'un style de gouvernement. "La Passionaria des classes moyennes privilégiées", comme l'appelle Denis Healey, a remis à l'honneur les valeurs victoriennes de l'effort et du travail, sans craindre de les opposer à l'aspiration égalitaire. Au plan social elle entend réhabiliter la responsabilité personnelle et désengager l'État. Dans l'économie dénationalisations et privatisations président également au retrait de l'État. Avec Margaret Thatcher le parti conservateur s'est engagé dans une stratégie d'affrontement plutôt que de compromis ; de renouveau idéologique - monétarisme, remise en cause du Welfare State ; bref de réaffirmation sans complexe d'un certain conservatisme.

  • 14 The Conservative Manifesto, 1979.

30Lorsque les conservateurs sont au pouvoir leur manifeste électoral perd de sa fermeté et de sa précision. Ce n'est sans doute pas l'effet d'une usure du pouvoir mais la conséquence d'une situation électorale dans laquelle il s'agit de conserver le terrain conquis, donc de ne pas effaroucher son électorat. Pour un sortant il n'est pas question de rupture mais de maintien du cap, de poursuite des efforts entrepris. Compte tenu des réformes déjà réalisées le programme pour la reconduction semble forcément plus modéré que lors du retour au pouvoir et de l'alternance. De plus les réalités du pouvoir n'ont pas manqué d'obliger les gouvernants à certains accommodements avec leurs principes. Edward Heath avait dû voler au secours des "canards boiteux" de l'industrie britannique après s'être engagé à les sacrifier au nom de l'efficacité économique. Margaret Thatcher critiquait en 1979'l'interventionnisme gouvernemental en matière industrielle - "ni les stratégies gouvernementales ni les plans ne peuvent relancer (l'industrie), pas davantage que les subventions"14. En 1983 le thème est abandonné, sous cette forme, le gouvernement Thatcher ayant été conduit à aider des secteurs et des entreprises face à la concurrence extérieure. Dès lors le manifeste électoral pour un nouveau mandat, au-delà du bilan des résultats obtenus, s'attachera surtout à évoquer le chaos que ne manquerait pas de produire un changement de majorité...

1983 : le langage de l'affrontement

  • 15 Daily Express, May 19, 1983.

31L'analyse thématique des manifestes électoraux conservateur et travailliste de 1983 montre que sur de très nombreux enjeux les deux grands partis préconisent des politiques opposées. Au point que Margaret Thatcher fera acheter un millier d'exemplaires du manifeste travailliste pour les distribuer gratuitement à tous les candidats conservateurs ainsi qu'aux principaux dirigeants du commerce et de l'industrie...15. Au "Défi de notre Temps" (The Challenge of Our Times) conservateur répond ainsi, point par point, le "Nouvel Espoir pour la Grande-Bretagne" (The New Hope for Britain) des travaillistes. L'enjeu, pour la Dame de Fer, est clair :

  • 16 Conservative Party Press Conference, May 19, 1983.

Ou bien poursuivre notre marche assurée vers le redressement, ou bien suivre des politiques les plus extrêmes et les plus dommageables qu'une opposition ait préconisées jusqu'à ce jour16.

  • 17 Labour Party Press Conference, May 16, 1983.
  • 18 Labour Manifesto, 1983 : The New Hope for Britain: p. 6.

32A quoi le parti travailliste oppose un plan d'action d'urgence, un changement de direction total pour la Grande-Bretagne, dès les premiers jours de son mandat, s'il gagne les élections17. Et souligne, dans son manifeste, sa volonté "d'agir avec rapidité et détermination dans tous les cas"18.

33Il est frappant et significatif que les deux partis, en 1983, cherchent à se nuire en s'en prenant directement à leurs points d'appui respectifs. Les conservateurs remettent en question et se proposent de faire modifier les modalités de versement par les syndiqués d'une cotisation politique, donc le financement du parti travailliste. Ils envisagent de limiter la possibilité des syndicats d'appeler à la grève sans consultation à bulletins secrets de leurs adhérents. Leur politique de dénationalisation complète ou partielle vise des places-fortes plus ou moins récentes du syndicalisme et du travaillisme dans les Télécommunications, la sidérurgie, les constructions navales, l'industrie automobile (Rolls Royce et British Leyland), les transports aériens (British Airways et les aéroports). La décentralisation promise aux chemins de fer britanniques, la rentabilisation recherchée des Houillères britanniques va dans le même sens. Sans parler de la promesse de suppression du District de Londres (G.L.C.) et des Conseils de Comtés métropolitains - jugés "inutiles et gaspilleurs" - où le travaillisme s'était fortement implanté après leur création par un gouvernement conservateur.

  • 19 Labour Manifesto, 1983, p. 9.
  • 20 idem., p. 21.
  • 21 idem., p. 29.

34L'agressivité n'est pas moindre du côté travailliste. Elle est symbolisée par l'opposition traditionnelle des "deux Nations" assortie de l'engagement solennel de créer "un renversement fondamental et irréversible dans l'équilibre du pouvoir et de la richesse, au profit des travailleurs et de leurs familles"19. Les écoles privées, désignées comme "un obstacle majeur à un système d'éducation libre et juste", seront financièrement combattues : retrait de leur statut d'organisations charitables, de leurs avantages fiscaux (avec notamment perception de la T.V.A. sur leurs recettes), des subventions publiques dont elles bénéficient, voire intégration "dans le secteur d'autorités locales là où elle sera nécessaire"20. Symbole suprême : l'engagement d'abolir "la Chambre des Lords non démocratique aussi rapidement que possible", malgré ses pouvoirs réduits, pour le principe et parce qu'elle représente un bastion du traditionalisme et du conservatisme21.

  • 22 Mr Stanley Baldwin's Election Address, Conservative Manifesto, 1929: "The Government's policy of he (...)
  • 23 Mr Lloyd George's Election, Liberal Manifesto, 1929. Dans un pamphlet intitulé "Can Lloyd George Do (...)

35Sur l'enjeu essentiel du moment, celui du chômage, les deux partis semblent revenus aux idées de la fin des années 1920. Les gouvernements peuvent-ils relancer l'emploi par la dépense publique ? Margaret Thatcher retrouve les accents de Stanley Baldwin, en 1929, qui affirmait que le chômage n'était pas la faute du gouvernement mais venait de faiblesses structurelles de l'économie britannique aggravées par une dépression mondiale22. Le manifeste travailliste de 1983, de même, reprend les propositions de Lloyd George de reflation, par accroissement des dépenses de l'État et réduction de ses recettes, et de grands travaux - c'est-à-dire la stratégie keynésienne face à la crise23. Dans les deux cas les partis de 1983 demandent aux électeurs un acte de foi plus que de raison. La politique préconisée par Margaret Thatcher n'a pas empêché le chômage de monter, de 1,2 millions en mai 1979 à 3 millions en mai 1983, pour atteindre le taux de 12,8 % de chômeurs dans la population active, dont un tiers de chômeurs de longue durée. Mais la politique travailliste, dans un environnement international dominé par des politiques d'inspiration monétariste, conduirait selon la plupart des experts la Grande-Bretagne à un retour d'inflation et une crise financière. Bref si l'on pouvait s'accorder à dire, avec Michaël Foot, que la persistance du chômage "aurait un effet corrosif sur le reste de la société (britannique)", il était plus difficile de trancher sur la capacité ou des travaillistes ou des conservateurs de lutter efficacement contre le mal.

36Jusqu'à la politique extérieure et de défense, lieu privilégié des politiques "bipartisanes", qui se trouvait soumise en 1983 à la norme de l'affrontement sur des positions inconciliables. Les deux partis, certes, restent fidèles à l'O.T.A.N. Mais alors que les conservateurs optaient pour le maintien de la force nucléaire britannique et le déploiement comme prévu des missiles de croisière américains faute de retrait des SS20 soviétiques, les travaillistes s'engageaient à un abandon unilatéral de toutes armes nucléaires sur le sol britannique en cas d'échec des pourparlers pour un désarmement nucléaire multilatéral. Les travaillistes préconisaient le retrait de la C.E.E., les conservateurs le maintien de la Grande-Bretagne dans la C.E.E. Denis Healey accusait Margaret Thatcher d'avoir "tiré gloire de la boucherie" des Malouines et Neil Kinnock lui reprochait le fait que des hommes "se soient fait étriper à Goose Green" pour prouver que la Dame de Fer avait "du cœur au ventre"... Jamais les partis n'avaient été aussi éloignés l'un de l'autre sur l'essentiel national.

37Au-delà des engagements politiques précis, les manifestes électoraux de 1983 traduisent une opposition fondamentale de principe entre le conservatisme de Margaret Thatcher et le travaillisme après Harold Wilson et James Callaghan.

38Le manifeste conservateur met en avant "la liberté". "Notre histoire - écrit Margaret Thatcher dans son avant-propos - est celle d'un peuple libre - la grande chaîne de gens qui remonte le temps et plonge dans le futur. Tous sont unis par une foi commune dans la liberté et la grandeur de la Grande-Bretagne. Tous sont conscients de leur responsabilité personnelle dans la promotion de l'une et de l'autre. Notre passé témoigne de leur endurance, de leur courage, de leur honnêteté, de leur flair et de leurs capacités d'adaptation et d'innovation. Notre futur sera forgé par ces mêmes qualités". Dans ces quelques phrases on trouve l'essence du conservatisme : appel à la tradition ; au changement dans la continuité ; affirmation de l'unité d'un peuple dans ses valeurs communes de liberté et de nationalisme ; croyance dans la grandeur britannique. La guerre des Malouines symbolise ces vertus conservatrices : "Nous avons agi pour que ce peuple, dit Margaret Thatcher, puisse vivre dans la liberté et la justice. La bravoure, la compétence et la détermination avec lesquelles la Force d'intervention britannique a repris les Malouines a impressionné le monde entier". Une certaine idée de la Grande-Bretagne et des britanniques, de l'engagement volontaire pour la plus grande gloire d'une Nation qui dépasse chacun de ses membres et lui permet en même temps de se dépasser en la servant. Une variété britannique du gaullisme, peut-être.

39Face à l'idéal socialiste, que Michaël Foot meilleur comme penseur politique que comme leader - exprime avec profondeur et justesse. "Mettons un terme au défaitisme - écrit-il dans son avant-propos au manifeste travailliste - mettons un terme à tous ces sermons sur les valeurs victoriennes. Le mouvement travailliste - le parti travailliste et les syndicats unis dans l'action - sont nés, comme le dit l'un de nos poètes, Idris Davies, pour mettre un terme à "la longue nuit victorienne". C'était le combat pour l'introduction de modèles civilisés dans un univers sans pitié, un individualisme qui vouait aux gémonies les traînards". La vision travailliste d'une "société civilisée" dans laquelle l'individu doit être protégé des fléaux sociaux, quelle que soit sa condition, d'une société humaine, où les faibles ne sont pas écrasés, d'une société solidaire est tout entière dans cette profession de foi dans le socialisme démocratique. Avec en plus une autre idée du nationalisme, un nationalisme qui ferait du travaillisme britannique un modèle pour l'univers...

Annexes

Annexe

NOTE BRUTES DES PARTIS SUR LES ECHELLES DE JANDA DEPUIS 1945

NOTE BRUTES DES PARTIS SUR LES ECHELLES DE JANDA DEPUIS 1945

Source : Monica CHARLOT d’après Kenneth JANDA.

Notes de fin

1 Richard Rose a montré par ailleurs que les manifestes électoraux conservateurs et travaillistes étaient dans l'ensemble précis, réalistes, complets et qu'une fois au pouvoir les deux grands partis les réalisaient pour l'essentiel, dès lors qu'ils avaient la majorité aux Communes, ou, à tout le moins, n'allaient que très rarement à l'encontre de leurs promesses électorales. Cf. ROSE (Richard). Do Parties Make a Difference? London : Macmillan, 1980 : pp. 62-72.

2 JANDA (Kenneth). Information Retrieval: Applications to Politicial Science. Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1969.

3 Image

4 The Conservative Manifesto, 1979, p. 13.

5 This is the Road, 1950.

6 The Conservative Manifesto, 1979, p. 27.

7 The Conservative Manifesto, 1979, p. 26,

8 Pour ne pas fausser l'analyse en exagérant artificiellement par l'introduction en 1950 seulement d'une note-5 sur l'échelle "Est-Ouest" l'évolution des partis vers la droite de 1945 à 1950, nous les avons cependant notés rétroactivement pour 1945, en tenant compte de leur prise de position sur le problème en cours de législature.

9 The New Hope for Britain, Labour's Manifesto, 1983, p. 36.

10 Cf. Sunday Times, May 31, 1970.

11 Labour's Programme, 1973, pp. 11-12.

12 D'après le Daily Telegraph, May 17, 1983, on prête ce propos à un membre du Cabinet fantôme.

13 Interview de M. Thatcher, The Times, May 5, 1983.

14 The Conservative Manifesto, 1979.

15 Daily Express, May 19, 1983.

16 Conservative Party Press Conference, May 19, 1983.

17 Labour Party Press Conference, May 16, 1983.

18 Labour Manifesto, 1983 : The New Hope for Britain: p. 6.

19 Labour Manifesto, 1983, p. 9.

20 idem., p. 21.

21 idem., p. 29.

22 Mr Stanley Baldwin's Election Address, Conservative Manifesto, 1929: "The Government's policy of helping industry to help itself " (la politique gouvernementale pour aider l'industrie à s'aider elle-même).

23 Mr Lloyd George's Election, Liberal Manifesto, 1929. Dans un pamphlet intitulé "Can Lloyd George Do it ?" (Lloyd George peut-il réussir ?) Keynes avait approuvé cette politique.

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Légende Note 33
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Titre DISTANCE IDEOLOGIQUE ENTRE TRAVAILLISTES ET CONSERVATEURS 1945-1983
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Titre NOTE BRUTES DES PARTIS SUR LES ECHELLES DE JANDA DEPUIS 1945
Légende Source : Monica CHARLOT d’après Kenneth JANDA.
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