Le Roman anglo-indien de Kipling à Paul Scott
|Avant-propos
Texte intégral
1 Kim, de Rudyard Kipling, point de départ obligé de toute étude sur le roman anglo-indien, roman de l’ailleurs qui implique le contexte colonial où il se situe, s’inscrit dans une tradition qui remonte à Walter Scott. Dans la diversité des langues et de tous les parlers de l’Anglo-Inde, on retrouve cette habilité d’écriture qui, chez Scott, savait faire entendre la langue du conquérant, mais aussi retranscrire, en les rendant lisibles, le parler des basses terres d’Ecosse, et le gaélique mystérieux des anciens clans et de leurs bardes. Walter Scott, le Britannique, défenseur de l’acte d’union entre l’Ecosse et l’Angleterre, écrivait lui aussi à partir d’une situation coloniale, dans laquelle l’Angleterre affermissait sa domination sur l’ancien royaume d’Ecosse. Tout le roman du XIXe siècle, en Grande Bretagne comme en France, doit beaucoup à Walter Scott.
2Vers la fin du XIXe siècle, le roman (en) anglais devient une écriture en déplacement, et Kim en est l’un des grands exemples. Tout au long d’une tradition qui remonte à Daniel Defoe, et se poursuit avec Fielding et Richardson, puis avec tous les grands romanciers du XIXe siècle, le roman anglais représente en son centre l’Angleterre, ou la Grande-Bretagne, et les incursions outre-mer n’en constituent pas l’essentiel. Henry James, l’Étatsunien en mal de racines, avait déjà déplacé l’écriture de fiction vers la France et l’Italie. A la même époque que Kipling (Lord Jim paraît en 1900, un an avant Kim), Conrad, le Polonais, transporte l’écriture de fiction jusqu’au cœur de l’Afrique, et dans les îles lointaines des mers du sud. Puis, avec Salman Rushdie et d’autres, les anciens colonisés s’emparent de la tradition et de la langue des conquérants. Le roman anglais continue, pour une part, à représenter l’Angleterre, mais il se poursuit aussi dans l’ailleurs.
3Le livre d’Émilienne Baneth suit le cheminement de la tradition anglaise sous sa forme anglo-indienne, de Kipling à Paul Scott. Il traite d’écrivains qui sont anglo-indiens en ce sens que, de naissance britannique, ils ont, au mois pour un temps, appartenu à la communauté coloniale installée en Inde, même si certains y on fait parfois entendre des voix discordantes. Chaque positionnement individuel met en jeu la relation jamais simple entre le poétique et l’idéologique, et c’est peut-être Kipling, habituellement perçu comme une figure colonialiste, qui sait le mieux dire l’Inde sur le mode du poétique, sans doute en raison de cette relation intime qui remonte à la naissance et à l’enfance : il connaissait le parler local avant de maîtriser l’anglais. Le roman anglo-indien n’est pas fait d’orientalisme, même si l’on peut en retrouver des traces. L’objet ultime de l’écriture est ici le mystère de l’Inde, ou de son au-delà — « more than India », comme le dit Walt Whitman, à qui E. M. Forster emprunte le titre de Passage to India —, mystère qui ne peut ni se dire, ni s’entendre, ni se représenter, mais qui vibre dans la lumière des paysages, dans l’onde sonore qui a son origine dans les grottes de Marabar, dans l’écart entre la musique tonale et la musique modale Forster et Paul Scott.
4Sur le roman anglo-indien, il existe quelques bons livres récents, notamment ceux de S. Suleiri et Z. Sullivan, mais il n’en existe guère où l’approche soit aussi spécifiquement littéraire que dans celui d’Émilienne Baneth. La dimension historique, toujours indispensable, n’est pas pour autant occultée, mais elle apparaît à l’œuvre dans les textes, ici analysés avec la rigueur que permet la critique moderne. La paralipse, définie par G. Genette comme l’occultation d’une information connue du narrateur ou du personnage, est l’objet d’un ajustement qui permet d’en faire un concept clef dans l’étude de ces textes où l’Inde est l’inconnu, l’inconnaissable. L’occultation paraliptique se fait ici absence, ou présence/absence d’une information que le narrateur ne sait pas, et que personne ne saurait expliciter, ce qui conduit à la notion de codes indéchiffrables : ceux que maîtrisent ou semblent maîtriser, dans Kim, Lurgan Sahib le guérisseur de perles, et le lama tibétain. Dans cette double paralipse, apparaît l’obscure complémentarité de deux niveaux : la magie et la transcendance. L’écriture, face à l’inexplicable, a recours à l’effet de magie, ou à l’effet de transcendance, dont on ne sait s’il renvoie au vide ou à l’inconnaissable dans l’ailleurs.
5La démarche suivie dans ce livre est d’une certaine façon chronologique : d’abord (après un chapitre sur la situation coloniale) Rudyard Kipling, puis ceux/celles qui sont en quelque sorte ses épigones, ensuite Forster et Orwell, enfin un dernier chapitre sur les relectures de l’Empire après l’Empire, c’est-à-dire principalement Paul Scott (The Raj Quartet). Cet ordre chronologique s’imposait, car l’écriture de l’Anglo-Inde est toujours arrimée à l’Histoire, à celle de l’Empire britannique, et de sa dislocation. Structurant l’ensemble apparaît aussi une vision synchronique qui superpose d’abord la « réalité » de l’Anglo-Inde, c’est-à-dire son histoire et les rapports de force qui la meuvent, puis les clichés sur l’Anglo-Inde, constitutifs de tous les romans — bons ou moins bons — générés par la colonisation, clichés tour à tour recopiés, parodiés ou dépassés, puis à un autre niveau, la créativité qui recycle ces clichés à partir desquels elle innove, enfin la présence constante du non-dit de l’écriture romanesque : ce qui peut s’appeler « the real India », sauf que la formule — attribuée à Adela Quested dans A Passage to India — désigne un signifié qui se dérobe. Le non-dit marque la présence de l’inconnaissable absolu, dans ce que l’on peut appeler dans l’Empire des signes. Bref le temps de l’histoire est associé, dans l’étude d’Émilienne Baneth, à une structure verticale : l’hypotexte, l’hyper-texte, le non-texte.
6Il faut aussi souligner l’ampleur d’une investigation qui commence par les premiers recueils de nouvelles de Kipling parus en 1890-1891 (Plain Taies front the Hills, Life’s Handicap) et se poursuit jusqu’à Paul Scott et J. G. Farrell (1979-1981) sans jamais s’écarter de « la question de l’écriture anglo-indienne [...] posée par l’analyse sémantique, historique et idéologique ». Le parcours aboutit, à travers l’étude de la littérarité spécifique de l’écriture anglo-indienne, aux phénomènes transartistiques qui apparaissent chez Paul Scott, et qui d’ailleurs étaient préfigurés chez Kipling et chez Forster.
7L’étude des clichés est au cœur de ce travail sur les textes, comme elle est au cœur de ce type d’écriture : la fiction anglo-indienne opère l’exploitation hyper-textuelle de réseaux de clichés, de sorte que l’origine d’un texte se trouve toujours dans d’autres textes, et les romanciers, en tout cas les moins créatifs, ne savent de l’Inde que ce qu’ils en ont lu dans des textes dont leurs auteurs ne savaient sans doute à peu près rien sur l’Inde. Cette « enfilade de copies » (Todorov) constitue le substrat hypotextuel sur lequel s’inscrivent, de façon créatrice, les grandes œuvres — substrat qui est partie intégrante du grand Texte de l’Anglo-Inde. Avec humour, Émilienne Baneth sait repérer les clichés qui font rire, ou qui tout à coup basculent et font scandale. Dans les romans de réussite douteuse, comme The Naulakha de Kipling, elle repère des figures fantasmatiques — des images de gouffre, par exemple — qui nous renvoient aux grands textes (en l’occurrence Kim) et les éclairent. Dans les romans féminins, la transgression apparaît au cœur d’une écriture principalement victorienne — ce qui sans doute veut dire qu’il y déjà des déchirures dans l’étoffe du manteau impérial. Sur la relation entre l’écriture et la folie, Émilienne Baneth a écrit des pages fortes et, dans l’écriture anglo-indienne, elle met à jour le discours paranoïaque, et l’enfermement dans l’illusion, ou dans un système de signes sans référents. L’étude de la relation entre l’écriture et la musique dit la façon dont la musique tonale de l’Occident et la musique modale de l’Inde, que mettent en abyme les textes de Forster et de Paul Scott, pénètrent les structures de l’œuvre, où vient s’inscrire une musique ressourcée, désengagée du système tonal qui y demeure comme une nostalgie, orientée vers ce qui est peut-être l’avenir de la musique occidentale. Pour l’écriture de fiction anglo-indienne, dont il faudrait à ce stade changer la désignation, Salman Rushdie en est sans doute l’avenir.
84 mars 1999
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