Églises et société en RDA
p. 136-144
Texte intégral
Introduction
1Depuis l’automne de1989, les projecteurs de l’actualité sont braqués sur Berlin. Les radios et les télévisions du monde entier guettent et enregistrent jour et nuit les événements qui peuvent s’y passer. Les moyens audio-visuels sont à l’affût des manifestations sensationnelles, on montre les grands mouvements de foule, on exhibe des morceaux du mur de Berlin. Devant ces images spectaculaires, l’opinion publique, au moins en Europe, retient son souffle et se demande, souvent avec quelque inquiétude, quelles seront les conséquences des bouleversements actuels, car chacun comprend que la période de l’après-guerre vient de s’achever, et que c’est une nouvelle ère de l’histoire européenne qui commence. Mais l’inconvénient des moyens modernes d’information est de passer trop rapidement d’un scoop à un autre, d’éclairer brusquement tel ou tel aspect de l’actualité d’une lumière vive, comme s’il était apparu ex nihilo. L’historien, en revanche, se doit d’établir un lien entre les faits, de rechercher leurs causes, de montrer la continuité sous-jacente à la discontinuité des grands événements historiques. L’arbre de la liberté, dont on admire la croissance rapide, plonge ses racines dans le sol du passé, et l’une d’entre elles, probablement une des plus grosses, est la persistance du fait religieux.
2La première partie de cette brève analyse exposera les divers comportements du pouvoir et du parti dominant à l’égard des églises depuis la fondation de la R.D.A., en ne rappelant que les faits essentiels à la compréhension du problème. L’attitude des Églises et de leurs membres, l’Église catholique et l’Église protestante, de loin la plus nombreuse, sera examinée dans les deux parties suivantes.
1. Athéisme et religion : une cohabitation difficile
3Après la débâcle du IIIe Reich, les Églises restaient la seule institution solide dans la zone d’occupation soviétique. On y comptait 81,9 % de protestants et 11,9 % de catholiques. Le Parti Socialiste Unifié (SED) se devait d’inclure ce paramètre dans l’organisation du nouvel État, pour ne pas s’aliéner une grande partie de la population. Lors de la création de la RDA, en 1949, la nouvelle Constitution reprit donc les articles de celle de Weimar relatifs aux Églises. Ils garantissaient la liberté du culte et accordaient aux Églises un statut de « collectivités de droit public », indépendantes du pouvoir et financées par un Impôt d’Église prélevé d’après les rôles d’imposition. Par ailleurs, elles demeuraient propriétaires des biens qu’elles possédaient en 1945, et les ecclésiastiques reçurent un statut de fonctionnaires très avantageux pour eux. Enfin les facultés de théologie protestante étaient maintenues dans certaines universités. La condition des clercs et des institutions écclésiales n’était donc pas, a priori, défavorable, et cette situation explique que, par la suite, les autorités religieuses aient parfois tenté de jouer un rôle modérateur, et aussi que les chrétiens de la base leur aient reproché leur trop grande docilité.
4Mais ces avantages étaient largement contrebalancés par l’institution, en 1954, de la Jugendweihe, obligatoire pour accéder aux études supérieures, qui avait pour but de détourner les jeunes de l’Église. Le pasteur Johannes Hamel y voyait une parodie de la Confirmation et une attaque directe contre elle :
« On entendait démolir de l’intérieur cette institution séculaire. Le cours préparatoire basé sur le livre Weltall, Erde, Mensch et se terminant par la formule que l’on sait, ne pouvait faire de la Confirmation accomplie parallèlement qu’une farce odieuse pour tout homme sensé. »
5La formule en question est le serment solennel d’agir toujours en faveur du socialisme et de l’État, ainsi que de « l’amitié indéfectible avec l’Union Soviétique. »
6On se souvient que, vers 1960, le gouvernement de la RDA fut confronté à de graves difficultés sociales et économiques liées à la collectivisation de l’agriculture, ainsi qu’à l’étatisation de la petite industrie, de l’artisanat et du commerce de détail, et au départ des élites vers la RFA. Il lui fallait donc faire patte de velours avec les Églises. Dans une déclaration programme du 4 octobre1960, Walter Ulbricht souligna la « compatibilité entre le christianisme et les objectifs humanistes du socialisme ». Un secrétaire d’État chargé des questions religieuses avait été nommé dès 1957 (Klaus Gysi, ancien ambassadeur de la RDA à Rome, s’est chargé de cette fonction en 1979), et la deuxième Constitution de la RDA (1968) accorda une certaine liberté d’action aux Églises. Enfin le Bureau politique du SED publia en 1971 un texte intitulé « Ensemble sur le bon chemin de la paix et du socialisme », où les Églises étaient invitées à collaborer aux efforts du parti et du gouvernement pour réaliser le bien-être de tous et préserver la paix. Mais cette déclaration était assortie d’un avertissement : les Églises devaient renoncer à jouer un rôle ambigu entre le socialisme et le capitalisme et se ranger sans ambages du côté de l’État socialiste.1
7Le destin a voulu que, depuis la fin de la guerre, trois dates anniversaires relatives à Luther aient dû être célébrées : en 1946, le 400e anniversaire de sa mort, en 1967 le 450e anniversaire du début de la Réforme, et en 1983, le 500e anniversaire de la naissance du Réformateur. Certes, en 1946, un général russe faisait symboliquement replacer sur la Wartburg une croix que les nazis avaient enlevée. Pourtant, en 1967, les autorités de R.D.A s’en tenaient encore à l’opinion d’Engels, selon lequel Luther n’avait été qu’un « valet des princes ». Quant à la Réforme, elle était considérée comme une « bâtarde révolution » défigurée par son « contenu de classe ». En revanche, le troisième événement relatif à Luther s’inscrivit, de la part des autorités officielles, dans une stratégie d’assimilation. Dès 1980, les instances officielles créaient un Comité Martin Luther de la RDA. L’année suivante étaient publiées quinze Thèses sur Martin Luther qui, rompant avec les critiques précédentes, considéraient le Réformateur « comme une personnalité historique dont l’œuvre [...] a fondalementalement contribué à la victoire du progrès. » Et Erich Honecker pouvait affirmer : « Chez nous, l’héritage de Martin Luther est dans de bonnes mains. »2 En Juin 1989, le chef du gouvernement avait, dans le même but, participé à titre officiel à la cérémonie religieuse de nouvelle consécration de la cathédrale de Greifswald qui venait d’être restaurée.3
8Pour se concilier les forces religieuses du pays, le pouvoir a également essayé de susciter la coopération des Églises dans des domaines dont peut dépendre la survie de l’humanité. Lors d’une interview accordée en octobre 1987 à des journalistes belges, Erich Honecker avait montré que la collaboration entre marxistes et chrétiens était possible, en particulier au niveau de l’action pour le maintien de la paix dans le monde et de la conservation du patrimoine culturel de l’humanité. De fait, l’Église évangélique avait, en septembre de la même année, invité ses membres à participer à une campagne officielle en faveur de la création d’une zone dénucléarisée au centre de l’Europe. Le congrès synodal de Görlitz fit paraître un communiqué soulignant que la « marche pour la paix », dont Olof Palme avait été l’initiateur, fut une occasion de rapprochement entre l’Église et les groupes d’action sociale du pays. Et l’évêque Leich reprit la métaphore de la « marche » :
« Nous sommes en route avec un voyageur qui a adopté la Weltanschauung marxiste-léniniste et dont les raisons d’avancer sont fondamentalement différentes des nôtres. Plus ce partenaire accordera d’attention à nos propres motivations, plus il nous sera facile d’avancer ensemble. »4
9Le propos est optimiste et presque prophétique, même s’il a été diversement accueilli par les fidèles des Églises.
2. Les catholiques : du ghetto au témoignage
10Avec un peu plus d’un million de fidèles sur les 16,6 millions d’habitants que compte la RDA, l’Église catholique reste fortement minoritaire dans ce pays. Quelque mille prêtres séculiers sont répartis dans six juridictions religieuses qui, à l’exception de l’évêché de Dresde-Meißen, entièrement situé sur le territoire de la RDA, sont des parties d’évêchés à cheval sur l’Allemagne de l’Ouest. On estime à environ 25% le nombre des catholiques pratiquants dans la communauté berlinoise. Une partie des fidèles appartient à la CDU de RDA, favorable à une certaine coexistence avec le régime et appuyée par lui. Jusqu’en 1983, la hiérarchie s’est montrée prudente en face de l’État et du SED – trop au gré de nombreux fidèles. De ce fait, la contestation n’a guère eu le moyen de s’exprimer au sein de l’Église catholique, où n’est pas apparue, comme chez les protestants, une base active et parfois remuante.
11La communauté catholique de RDA est donc, durant plusieurs décennies, restée quasi repliée sur elle-même, jusqu’à la publication, le premier janvier 1983, d’une lettre pastorale qui avait le mérite de traiter de toutes les questions brûlantes dans ce pays : le problème de l’objection de conscience et du service dans les « unités de construction », c’est-à-dire des Bausoldaten, la critique de l’enseignement quasi obligatoire des connaissances militaires à l’école, et des conséquences graves qu’ont à subir par la suite les rares enfants qui ont réussi à s’en faire dispenser, la propagande par la télévision et les jouets en faveur des armes de toutes sortes, etc. La réaction à cette lettre pastorale ne se fit pas attendre. Un commentaire anonyme reprochait aux dignitaires catholiques d’être manipulés par Rome et d’oublier qu’ils étaient des citoyens d’un pays où se construit le socialisme.5
12La hiérarchie catholique avait ainsi franchi un premier pas. Le second a été comparé avec le passage de la Mer Rouge par le peuple hébreu qui se libérait de l’esclavage en Égypte. Il s’agit du premier grand rassemblement catholique en RDA, qui eut lieu du 10 au 12 juillet 1987, à Dresde, et qui réunit quelque 100.000 personnes. L’idée-force exprimée au cours de multiples débats était que les catholiques de RDA devaient sortir de leur isolement :
« Les chrétiens veulent vivre, travailler et agir ici. Mais ils ne veulent pas se soumettre au diktat d’une Weltanschauung qui, sous la bannière du socialisme, les embrigade pour l’édification d’une société athée et dépourvue de religion. »
13Les participants souhaitaient seulement que soit reconnue aux chrétiens l’égalité de droit et d’estime avec les autres citoyens.6
14Une nouvelle lettre pastorale des évêques de la RDA, publiée en octobre 1988, précise de façon claire la position de l’Église catholique. Au reproche parfois fait à ses fidèles de rester à l’écart, elle répond que la Weltanschauung matérialiste du parti de gouvernement ne peut en aucun cas correspondre à l’engagement chrétien. Les catholiques sont prêts à collaborer de façon constructive avec tous les hommes de bonne volonté, mais la lettre rappelle la parole du cardinal Meisner à Dresde :
« Les chrétiens voudraient bien mettre leurs dons et leurs capacités au service de notre société, sans pour autant devoir suivre une autre étoile que celle de Bethléem. »
15Le message des évêques précise aussi sans ambages qu’il ne saurait être question, pour un chrétien catholique, de s’affilier au SED, ni de participer à toute action contraire à sa conscience. En revanche, il invite les fidèles à ne pas sombrer dans la résignation, à s’engager dans toutes les actions en faveur de la paix, du prochain faible et démuni, ainsi que de l’environnement.7
16Après les événements dramatiques du 17 janvier 1988, où la cérémonie organisée par le pouvoir en l’honneur de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg avait provoqué une manifestation des candidats protestants à l’émigration et une réaction brutale des autorités, le cardinal Meisner publia une lettre prouvant que la communauté catholique n’avait pas été insensible à ces incidents et à ces arrestations. Il y critiquait la réaction du journal Neues Deutschland qui, pour vilipender la manifestation, avait employé le terme de « blasphème » et il exprimait sa préoccupation en constatant que tant de personnes veuillent quitter le pays natal parce qu’ils estiment ne plus pouvoir y vivre.8 Lors d’une autre occasion, il avait rappelé la citation biblique selon laquelle les chrétiens sont le sel de la terre, et il avait ajouté :
« Il faut bien que le sel aille dans la soupe, même si les puissants s’efforcent constamment de tenir le couvercle de la marmite hermétiquement fermé. »9
3. Les protestants : un engagement critique
17Si la pression a été trop forte, et si le couvercle a fini par sauter, c’est, il faut bien le reconnaître, parce que la partie active du protestantisme a attisé le feu sous la marmite. Pour le comprendre, il faut se reporter au lendemain de la guerre, où beaucoup de luthériens se reprochaient d’avoir, par fidélité à la fameuse théorie dite des « deux règnes », obéi passivement à l’État nazi. Seul le groupe de l’Église confessante, rassemblé autour de Dietrich Bonhoeffer, avait résisté au nazisme. C’est donc par réaction que certains pasteurs de RDA
« ont été comme enivrés par une opposition à l’État qui était toute nouvelle pour eux. […] Par ailleurs […] l’Église pouvait apparaître à beaucoup comme le refuge des mécontents. Enfin, au moment où l’Allemagne a été artificiellement scindée, l’Église a affirmé et organisé mieux son unité nationale. »10
18De fait, l’EKD, à laquelle appartenaient encore les Églises protestantes de RDA, représentait pour beaucoup de gens le symbole du maintien de l’unité allemande en dépit de la division politique. Mais l’illusion d’une Église transcendant la frontière entre les deux Allemagnes n’a pas survécu longtemps à la construction du Mur. En 1969 était créée la Fédération des Églises évangéliques en République démocratique allemande. Quelque deux ans plus tard, l’évêque Albrecht Schönherr déclarait que les Églises évangéliques de RDA prenaient très au sérieux la décision qu’elles avaient adoptée :
« Pour elles, la RDA est l’État dans lequel elles ont à exercer le témoignage et le service auquel le Seigneur les a appelées [...] Ce n’est pas par vil opportunisme, mais par obligation intime que le chrétien souhaite le bien de la cité et de l’État, qu’il prie pour eux et agit en homme responsable. »11
19Assumer ses responsabilités de citoyen ne signifie pas pour autant accepter sans broncher toutes les décisions du pouvoir. Dès 1972, le surintendant d’Erfurt, Heino Falcke, utilisait devant le synode de la Fédération l’expression de « socialisme améliorable ». Il a repris cette critique en 1984, ce qui prouve que la situation n’avait guère évolué entre temps.
20À l’automne de 1988, un des responsables de l’Église Évangélique de Berlin-Brandenburg, Manfred Stolpe, lors d’une conférence à l’université de Greifswald, a défini les rapports entre Église et État en République Démocratique Allemande. Il a rappelé qu’au cours des cinquante dernières années leurs relations ont été dominées par la méfiance et la confrontation quasi permanentes :
« d’un côté on attendait la disparition prochaine de la religion, de l’autre on souhaitait la réunification avec l’Allemagne de l’Ouest et la fin de la RDA. Mais la réalité a été différente. Certes la religion et l’Église se sont notablement réduites, mais elles ont cependant conservé une base importante. La République démocratique allemande, de son côté, a subsisté, elle s’est […] transformée. […] Le parti dominant a compris que le maintien de son ancrage dans le matérialisme dialectique, qui ne peut accorder aucune place à Dieu, à la religion et à l’église, n’exclut pas la coopération avec les chrétiens de ce pays. […] L’église et les chrétiens ont reconnu de leur côté que le nouvel ordre socialiste se situe, lui aussi, dans la dépendance de Dieu. La RDA n’est pas une terra incognita sur la planisphère de Dieu. […] Les chrétiens de la RDA considèrent que Dieu, le Créateur, effectue son œuvre même par l’intermédiaire d’hommes qui nient son existence. […] Chrétiens et marxistes n’ont pas lieu d’être satisfaits des acquis du passé. Ils ont pour devoir, compte tenu des limites discernables du progrès et de la faisabilité, de rechercher de nouvelles voies dans le futur. Les changements de la situation mondiale rendent nécessaire le dialogue de tous ceux qui misent sur l’espérance et sur l’avenir. » 12
21Le dialogue critique, les Églises l’ont engagé, par exemple lors de leur troisième assemblée générale à Dresde, fin avril 1989. Dans un important document intitulé « Pour plus de justice en RDA », on trouve les observations suivantes :
« Compte tenu de la promesse du Royaume de Dieu, une de nos tâches consiste à détecter les endroits où subsistent, dans la vie de l’Église et de l’État, des structures et des comportements injustes, inhumains et non sociaux. »
22Le document les examine à la loupe. Il constate d’abord que beaucoup de gens sont déçus dans leurs attentes et sentent peser sur eux des contraintes qu’ils estiment injustes. Dès l’école, l’affiliation à l’organisation des « pionniers » ou à la FDJ, ainsi que la participation à la Jugendweihe et à la préparation militaire sont ressenties comme des contraintes, dans la mesure où la carrière et de nombreux privilèges en dépendront. Un tel système ne peut que générer le conformisme et l’opportunisme.
23Le principe selon lequel la direction de l’État et du parti prétendent être seuls à savoir, dans les domaines de la politique et de l’économie, ce qui est nécessaire et bon pour l’individu comme pour la société dans son ensemble a pour conséquence de donner au citoyen l’impression d’être un objet, de ne pouvoir que dans une faible mesure manifester son indépendance et développer ses facultés critiques et créatrices. Une telle situation empêche la solution de nombreux problèmes d’ordre social, écologique et économique en RDA, elle crée des tensions entre gouvernants et gouvernés, et elle engendre une certaine myopie vis-à-vis du monde extérieur.
24Une autre critique formulée par le document des Églises concerne les pesanteurs de la bureaucratie et son caractère inhumain. Les auteurs du texte constatent que les citoyens n’ont pas le sentiment d’être vraiment protégés par leur appareil judiciaire, que les cas particuliers, souvent douloureux, comme ceux des alcooliques, des handicapés, des homosexuels, des détenus libérés, ne sont pas suffisamment pris en considération. Les jeunes qui veulent penser, s’exprimer et se vêtir d’une manière originale sont considérés comme des voyous qui troublent l’ordre public, et parfois traités comme des criminels. En ce qui concerne les femmes, la loi leur reconnaît sans doute une égalité absolue avec les hommes. Mais les auteurs observent que, dans une société marquée par de solides structures masculines, il leur est très difficile de s’épanouir vraiment et de percer.
25Après les doléances venaient les souhaits. Les signataires voulaient que disparaisse l’atmosphère de surveillance secrète et constante qui paralyse toute initiative, que les compétences aux différents niveaux de responsabilité, ainsi qu’une séparation nette entre les fonctions de l’État et du parti soient clairement définies. Ils demandaient que le système d’enseignement, au lieu d’imposer des connaissances normatives et des idées toutes faites, tende à former le jugement et à favoriser la créativité.
« Dans les filières de formation et d’éducation, il faut absolument que des chances égales soient offertes à tous, indépendamment des convictions idéologiques et de l’appartenance à des organisations ou de la catégorie et de la durée du service militaire ».
26Le document constatait que le libre développement de l’art et de la culture est encore gêné par la surveillance de l’État et par les contraintes des autorisations à demander. Dans le domaine politique, les participants estimaient que la RDA a besoin de citoyens majeurs, que les minorités doivent pouvoir s’exprimer publiquement, que le droit de vote devrait être réformé de telle manière que les électeurs puissent agir sur la désignation des candidats et choisir dans le secret de l’isoloir entre plusieurs d’entre eux.13
27Ce document, et les nombreux autres textes mis au point à l’assemblée de Dresde, ont été le fruit d’une réflexion œcuménique débouchant sur un bilan courageux. Mais en fait, c’est de la base des Églises qu’est venue la vague de revendications en RDA. Peu après le 22e Kirchentag, réuni à Francfort-sur-le-Main en 1987, s’était ouvert à Berlin-Est le Congrès régional de l’Église de Berlin-Brandenburg, au cours duquel des groupes de jeunes militants constituèrent un « Congrès de la base » auquel participèrent plus de 1 200 personnes. Les porte-parole de ce mouvement ne ménagèrent pas leurs critiques envers une hiérarchie ecclésiastique plus prompte à négocier avec le pouvoir politique dont elle reçoit ses subsides qu’à discuter des graves difficultés auxquelles sont confrontés les simples fidèles. Les militants du Kirchentag von unten n’hésitèrent pas à perturber le culte de clôture, auquel participaient plus de trente mille personnes, en exhibant des calicots qui portaient des inscriptions revendicatrices telles que : « Davantage de christianisme, davantage de démocratie, davantage de droits de l’homme », « Pour une Église majeure dans une société majeure », ou encore : « Glasnost dans l’État et l’Église ».14
28J’ai déjà signalé qu’à l’occasion des fêtes en l’honneur de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, le 17 janvier 1988, des membres de l’Église des militants de base avaient organisé une manifestation qui fut suivie d’une importante vague d’arrestations. La plupart des personnes incarcérées étaient des gens qui avaient déposé une demande d’autorisation de passer en Allemagne de l’Ouest, ainsi que des défenseurs de « l’Initiative Paix et Droits de l’homme ». Quelques semaines auparavant, la Communauté de Sion avait été l’objet d’une perquisition et d’arrestations. Quant au chanteur populaire Stephan Krawczyk, il avait également été mis en détention.
29L’Église de Berlin-Est ne pouvait pas ne pas réagir. Dans de nombreux lieux de culte, des services d’intercession et de solidarité furent organisés devant des foules nombreuses. Les prédicateurs eurent beau tenir des discours prudents, la promesse faite par le surintendant général Günter Krusche de venir en aide à ceux qui n’avaient pas encore obtenu l’autorisation de passer à l’Ouest attira des foules devant sa résidence. Finalement les autorités de la RDA décidèrent de relâcher les prisonniers et de laisser ceux qui le souhaitaient quitter le pays. Elles avaient compris qu’elles avaient plus à perdre qu’à gagner en utilisant la répression.15
30À vrai dire, le gouvernement, le SED et l’Église évangélique se trouvaient confrontés à une situation délicate. L’envoyé de la Neue Zürcher Zeitung à Berlin-Est la résumait, en avril 1989, dans une formule qui aurait dû alerter bien des gens : « Cela bouillonne dans la population. »16 Deux événements allaient le démontrer.
31Le premier s’est produit lors des élections municipales du 7 mai 1989. À l’issue du scrutin, des représentants de groupes religieux avaient constaté que, dans certains bureaux de vote, le nombre des bulletins portant un « non » était beaucoup plus élevé que ne le laissaient paraître les résultats officiels. Dans la petite ville de Coswig, près de Dresde, les représentants de la CDU et des Démocrates Libéraux, ayant observé dans un bureau de vote des manipulations manifestes, avaient refusé de signer le procès-verbal. Après ces incidents, des jeunes manifestants rassemblés devant l’église Sainte-Sophie de Berlin, malmenés par les services de sécurité, avaient organisé un sitting et déployé une banderole portant l’inscription : « Ici siège la démocratie ». La police avait réagi en arrêtant 120 jeunes, à la suite de quoi le directoire de l’Église évangélique de Berlin-Est avait décidé de reprendre l’initiative des manifestants et d’introduire une requête en justice pour cause de fraude électorale. Entre-temps, la police avait relâché tous les détenus.17
32Le second événement a été la réunion du Kirchentag de Leipzig, du 6 au 9 juillet 1989. Devant l’utilisation de l’espace de liberté relative que constitue l’Église évangélique pour la contestation politique, les organisateurs avaient souhaité donner à leur congrès un accent essentiellement biblique. Ils ne purent empêcher que certains problèmes traités sortent de ce cadre. Ainsi le thème « Les étrangers et nous » fit ressortir la discrimination dont ceux-ci sont parfois victimes en RDA. D’autre part, un certain nombre de militants de la base organisèrent dans une église de la banlieue de Leipzig un congrès alternatif où s’exprima librement une critique effrénée ; il fut question de la pollution des cours d’eau et de l’atmosphère par la construction d’un gigantesque complexe industriel près de Leipzig, et aussi des récentes fraudes électorales. En marge du Kirchentag, de graves incidents se produisaient dans la ville de Leipzig. Depuis plusieurs lundis, à l’issue de prières pour la paix à l’église Saint-Nicolas, des groupes de manifestants réclamant le droit de quitter la RDA se heurtaient violemment à la police qui procédait à de nombreuses arrestations débouchant parfois sur des poursuites judiciaires graves.18
33Les événements importants qui se sont déroulés ces dernières semaines à Berlin-Est et dans le reste de la RDA, et qui sont encore dans toutes les mémoires, ne sont pas nés par génération spontanée. Quand les télévisions nous ont montré les images spectaculaires que le monde entier a vues, le couvercle de la marmite était déjà entrouvert, et, pour reprendre la métaphore du cardinal Meisner, le sel était déjà tombé dedans.
Conclusion
34En conclusion, je dirai qu’il serait stupide et aventureux de vouloir jouer, en face d’événements d’une telle ampleur, les pythonisses ou les Cassandre. Quel que soit le rôle que les Églises ont pu jouer dans ce bouleversement, on est obligé de constater un recul général de l’appartenance religieuse dans les deux États allemands, surtout chez les protestants. Cette régression réveille chez ceux de RFA, où la coupure entre les deux Allemagnes a, de fait, proportionnellement favorisé l’Église catholique, une nostalgie de la réunification, entretenue d’ailleurs jusqu’en 1969 par le mythe d’une Église Évangélique commune aux deux États. En RDA, le nombre de ceux qui se reconnaissent protestants est tombé à 31 % de la population, et l’on s’attend à une accentuation de ce recul.19
35Cependant une étude sociologique publiée en 1986 par le Département d’Études théologiques de la Fédération des Églises Évangéliques de la RDA indique de façon paradoxale que « le marxisme génère la religion ». Son auteur, Erhart Neubert, énumère une série de faits démontrant la tension qui existe en RDA entre les prétentions idéologiques et la réalité sociologique. Il observe entre autres que la rationalisation croissante de la société industrielle provoque un effet de sécularisation qui touche même le marxisme :
« La doctrine, les valeurs, les normes, la prétention à la vérité du socialisme suscitent […] la même indifférence que celles de leurs prédécesseurs chrétiens. »
36En revanche, l’auteur discerne dans la société est-allemande une religiosité diffuse, perceptible en maintes activités de la vie quotidienne, en particulier dans le regain d’intérêt pour toutes les formes de l’art ou dans la subculture de la jeunesse. Selon Erhart Neubert, cette religiosité aspire plus ou moins confusément à se couler dans la forme institutionnelle de l’Église qu’elle considère comme son foyer naturel. D’une façon générale, l’Église est considérée comme l’instance morale dont les normes et les valeurs sont en mesure de résoudre même les problèmes nouveaux qui peuvent surgir.20
37Il est de fait que, dans le vaste mouvement de réforme qui se manifeste en R.D.A. depuis l’automne de 1989, l’Église évangélique a joué un rôle essentiel, à la fois modérateur et moteur, et qu’elle jouit dans l’opinion publique d’un énorme capital de confiance. Lors d’une démonstration de foule à Leipzig, on pouvait lire sur une banderole cette inscription symptomatique : « Merci à l’Église ». La révolution pacifique heureusement réalisée dans ce pays a en partie puisé sa force et sa mesure dans les temps de prière vespérale organisés dans les églises, et les chaînes humaines porteuses de bougies allumées ont signifié à la fois la fraternité, la solidarité, et la lumière de l’espérance, si importante dans la symbolique chrétienne.
38Mais le taux élevé de fréquentation que connaissent les églises en R.D.A. risque de n’être qu’un phénomène éphémère. Le processus de démocratisation actuellement en cours va nécessairement privilégier l’action des groupements politiques et des partis, de sorte que les églises ne seront plus le seul espace de liberté et de réflexion constructive.21 Pour éviter de connaître la même évolution que leurs homologues d’Europe occidentale, elles devront s’ouvrir davantage encore au monde qui les entoure et convaincre la société qu’elles seules peuvent lui apporter le « supplément d’âme » dont parlait Bergson et auquel elle aspire.
Notes de bas de page
1 Cf. Hans Gerhard Koch : Staat und Kirche in der DDR. Stuttgart 1975, et Margaret Manale : « L’Eglise dans le socialisme : le cas de la République Démocratique Allemande », in Etudes, déc. 1985, pp. 583 sq.
2 Cf. Roland Edighoffer : « Luther et le luthéranisme en RDA », in Allemagnes d’aujourd’hui, n° 87, pp. 8-38.
3 Cf. Frankfurter Rundschau, 12 juin 1989.
4 Cf. Herder Korrespondenz, novembre 1987, p. 515.
5 Cf. Herder Korrespondenz, février 1983, pp. 55 sq.
6 Cf. Rheinischer Merkur, 17 juillet 1987.
7 Cf. Die Welt, 21 octobre 1988.
8 Cf. Herder Korrespondenz, mars 1988, pp. 109 sq.
9 Cf. Herder Korrespondenz, février 1983, p. 57.
10 Cf. Roland Edighoffer, op. cit., p. 11.
11 Cf. Roland Edighoffer, op. cit. , p. 16.
12 Frankfurter Rundschau, 26 octobre 1988.
13 Frankfurter Rundschau, 2 et 13 mai 1989.
14 Cf. Herder Korrespondenz, août 1987, pp. 357 sq. ; Le Monde, 26 juin 1987.
15 Cf. Herder Korrespondenz, mars 1988.
16 Cf. N° du 18 avril 1989.
17 Cf Frankfurter Rundschau, 9 juin 1989.
18 Cf. Frankfurter Rundschau, 8 juillet 1989 ; Frankfurter Allgemeine, 10 juillet 1989 ; Rheinischer Merkur, 14 juillet 1989.
19 Neue Zürcher Zeitung, 18 avril 1989.
20 Cf. epd-Dokumentation, Nr. 35/86, 36/86 ; Herder Korrespondenz, octobre 1986, pp. 458 sqq.
21 Cf. Kölner Stadt-Anzeiger, 22 novembre 1989.
Auteur
-
Roland Edighoffer
Professeur à l’Université de Paris III, Sorbonne Nouvelle
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Médiations ou le métier de germaniste
Hommage à Pierre Bertaux
Gilbert Krebs, Hansgerd Schulte et Gerald Stieg (dir.)
1977
Tendenzen der deutschen Gegenwartssprache
Hans Jürgen Heringer, Gunhild Samson, Michel Kaufmann et al. (dir.)
1994
Volk, Reich und Nation 1806-1918
Texte zur Einheit Deutschlands in Staat, Wirtschaft und Gesellschaft
Gilbert Krebs et Bernard Poloni (dir.)
1994
Échanges culturels et relations diplomatiques
Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar
Gilbert Krebs et Hans Manfred Bock (dir.)
2005
Si loin, si proche...
Une langue européenne à découvrir : le néerlandais
Laurent Philippe Réguer
2004
France-Allemagne. Les défis de l'euro. Des politiques économiques entre traditions nationales et intégration
Bernd Zielinski et Michel Kauffmann (dir.)
2002