Les lendemains d’Hitler
p. 57-67
Note de l’auteur
Ce texte est extrait de l’ouvrage :
L’Histoire de l’Allemagne racontée aux Français
Éditions du Seuil
Texte intégral
1Sur l’Allemagne détruite, sur l’Allemagne occupée, sur l’Allemagne immobile dans l’attente d’un sort inconcevable, imprévisible, règne un silence épais. Jamais dans les temps modernes un grand pays, membre du « concert européen » n’avait connu un sort pareil, celui que les Romains appelaient la débellation, la destruction par la guerre qui fait disparaître et le peuple et l’État : « carthaginem esse delendam ». Les Alliés n’étaient pas allés si loin, même M. Morgenthau n’avait pas demandé qu’on vendît les Allemands comme esclaves .... Il n’avait même pas été question de supprimer à jamais l’état allemand, mais en déclarant qu’ils exigeraient une capitulation sans condition, en refusant de traiter avec un quelconque pouvoir allemand, les Anglo-saxons avaient innové par rapport à toutes les grandes guerres de l’Europe moderne : même en 1814 et en 1815 les Alliés d’alors avaient laissé le Roi restauré traiter au nom de la France. On mesure ici l’extrême gravité de l’échec de la grande conspiration du Vingt Juillet : il n’y avait personne en Allemagne avec qui traiter. Hitler avait nettoyé la scène historique et l’adhésion de la nation au IIIe Reich privait de toute légitimité les émigrés répandus dans le monde. La nature singulière de la tyrannie hitlérienne entraînait comme conséquence logique cette suspension jusqu’à nouvel ordre de la souveraineté allemande.
2On peut penser que si Staline avait été seul à disposer de l’Allemagne, les choses se seraient passées autrement. Un gouvernement composé de personnalités « démocratiques » où les communistes n’auraient été qu’une petite minorité – mais fournissant le titulaire du Ministère de l’Intérieur et de la police – aurait sans doute été formé dans les tout premiers jours après l’installation des Soviétiques. C’est ainsi que les choses se passèrent en zone soviétique au niveau des Länder. Mais les Soviétiques n’étaient pas seuls maîtres du pays et, sur la base des accords de Londres et de Yalta, la nouvelle Conférence tripartite de Potsdam allait organiser le condominium anglo-américano-soviétique en y associant la France qui pourtant n’avait pas été invitée à la Conférence. Celle-ci se déroula du 17 juillet au 2 août. Staline y était le seul chef de guerre à avoir déjà occupé la première place en 1939 (c’est alors qu’il avait signé le fameux pacte avec Hitler). Truman n’était président des États-Unis que depuis quelques semaines, et Churchill fut remplacé en pleine conférence par le « Major » Attlee dont les travaillistes venaient de gagner l’élection parlementaire. Convoquée, l’encre à peine séchée sous les documents de l’Armistice, cette consultation entraînant changement de gouvernement, manifestait à la fois la grandeur et la faiblesse du système démocratique.
3L’homme du Middle West allait être un grand président mais pour l’instant il apprenait le métier. Attlee avait été le numéro 2 du cabinet de guerre ; il était au courant de tout, mais il n’avait ni l’allure, ni le prestige de Winston Churchill. À Potsdam, en zone soviétique, une fois de plus Staline était chez lui, comme à Yalta, et bien davantage que ses partenaires il savait ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas. Bien qu’ils eussent pris les premiers plus de la moitié de la future zone soviétique, les Américains, conformément aux accords, évacuèrent ces territoires alors que les Soviétiques « cédaient » aux Occidentaux la moitié Ouest de Berlin. On imagine le choc que cet abandon signifiait pour les populations de Saxe et de Thuringe et le soulagement que connurent les Berlinois habitant les « bons » secteurs.
4La plus grave des décisions prises à Potsdam et dont les conséquences tant politiques qu’humaines furent immenses, transformant la géographie historique de l’Europe, fut l’accord donné par les Anglo-Saxons à l’expulsion des populations allemandes des provinces prussiennes de l’Est. En acceptant de placer sous administration polonaise provisoire ces territoires totalement ou majoritairement peuplés d’Allemands, les Anglais et les Américains donnaient leur consentement tout au moins indirect à la décision de Staline qui déplaçait vers l’ouest, de quelque 300 kilomètres, la Pologne destinée à prendre sa place parmi les « démocraties populaires » et à qui personne ne demandait son avis. Beaucoup d’habitants avaient fui ces provinces au moment de l’arrivée des soldats soviétiques ivres de vengeance (et le terme ne vaut pas seulement au figuré). Beaucoup avaient péri pendant les combats ou durant la fuite. On estime qu’au cours de l’automne-hiver 1945 et du printemps 1946 quelque 8 millions de femmes, d’enfants et de vieillards (peu d’hommes valides en cette fin de guerre) avaient quitté leur pays pour se trouver « réfugiés » mal vus et généralement pas très bien traités dans les villages des zones anglaise et américaine. Les Français, eux, fermaient leur zone devant cet afflux, ayant déjà du mal à en tirer de quoi se nourrir eux-mêmes, l’armée et l’administration civile. À ceux venus des provinces de l’Est, affamés, gelés, ayant dans beaucoup de cas subi de mauvais traitements, n’ayant pu conserver que des bagages légers, s’ajoutèrent les expulsés de Tchécoslovaquie (3 millions d’Allemands dont la captivité avait été dans beaucoup de cas particulièrement traumatisante) et ceux qui durent se fixer en zone soviétique (3 millions aussi environ). En tout 13 millions, et nous ne parlons pas dans ce contexte des quelque 5 millions de prisonniers de guerre, dont beaucoup n’allaient pas revenir, et l’hémorragie des habitants de la SBZ (Sowjetische Besatzungszone) et plus tard de la RDA qui pour des raisons politiques ou pour vivre tout bonnement comme ils l’entendaient, se réfugiaient en Allemagne de l’Ouest (3 millions encore entre 1946 et 1961, jusqu’à la construction du Mur qui mit fin à cette migration). Jamais depuis que les Assyriens avaient déménagé des peuples entiers à travers leur immense Empire, une telle migration n’avait jeté sur les routes et fixé en terre lointaine des foules aussi énormes. Près de vingt millions d’Allemands, plus du quart de la nation. Leur absorption, sans radicalisation, ni irrédentisme récupérateur de la Heimat perdue, sera un véritable miracle. Mais comment peut-on imaginer qu’un tel traumatisme collectif reste sans profondes répercussions dont les effets se feraient encore sentir des décennies après les événements ?
5La limite des territoires remis à la Pologne (et pour la partie nord de la Prusse occidentale, directement à l’URSS) fut fixée sur le cours de l’Oder, et en Silésie, sur celui de son confluent, la Neisse. Il ne semble pas que Truman et Attlee se soient rendus compte de l’existence de deux rivières de ce nom. Staline choisit bien entendu la ligne la plus favorable à ses intérêts. La différence « pesait » environ un million d’âmes.
6L’autre grosse affaire de la Conférence de Potsdam fut l’organisation de l’administration de l’Allemagne vaincue. C’est aux quatre Alliés que les représentants de l’armée avaient remis le destin de leur peuple, et c’est ensemble à quatre qu’ils en portaient la responsabilité. Il en est toujours ainsi, 44 ans plus tard, du moins pour ce qui est de l’Allemagne « en tant que tout », ce qui a pour conséquence par exemple que les Alliés n’aient pas conclu séparément, malgré leur division, de traité de paix avec « leur » partie d’Allemagne. C’est de cette responsabilité commune, aussi, que se déduit la base juridique de la présence des Occidentaux à Berlin et, symétriquement leur refus de reconnaître l’incorporation de Berlin-Est dans la RDA.
7Par délégation de leurs gouvernements les quatre Commandants en chef allaient former sur place l’organe suprême de l’administration de l’Allemagne. Le Conseil de contrôle interallié siégeait à Berlin et décidait suivant la règle de l’unanimité, disposition qui ne favorisait pas l’efficacité. Jusqu’à ce qu’il cessât de se réunir au printemps 1948, cet organisme prit cependant un certain nombre de décisions importantes parmi lesquelles comptent certainement la dissolution de la Prusse et l’établissement des règles fondamentales de la dénazification dont chacun, ensuite, tira ce qu’il voulait. Ce fut le cas, en général, de toutes les dispositions prises par le Conseil de contrôle. Le pouvoir réel, c’est dans les zones qu’on le trouvait. À Potsdam les « Trois Grands » avaient pourtant décidé que des administrations centrales allemandes seraient constituées pour servir de relais aux occupants. Si elles avaient vu le jour – et en dépit des oppositions internes entre partis allemands qui les auraient certainement affaiblies – c’eût été certainement un contrepoids au particularisme des zones. Mais la création de ces administrations centrales fut bloquée par le gouvernement français qui, n’ayant pas été invité à Potsdam, considérait qu’il n’était pas tenu par ce qui s’y était décidé. Or les dirigeants français étaient hantés par la peur d’une nouvelle renaissance de l’impérialisme allemand et résolus à obtenir cette fois-ci ce qui avait été refusé à leurs prédécesseurs en 1918/19 : la division de l’Allemagne. À l’intérieur du cadre peu contraignant des décisions et directives du Conseil de contrôle, chaque Commandant en chef gérait donc « sa » zone suivant les ordres de son gouvernement. Or, si la politique des trois gouvernements occidentaux dans leurs zones avait des aspects fondamentaux communs, les Soviétiques suivaient dans la leur des objectifs entièrement différents. Dès le printemps de 1946 la fusion forcée du parti social-démocrate avec le parti communiste montrait que l’URSS voulait en SBZ comme dans les autres pays conquis de l’Europe orientale édifier un pouvoir communiste. En s’opposant à la création des administrations centrales allemandes, la France enlevait à l’Union soviétique un instrument important dont elle avait eu l’intention de se servir pour intervenir dans les zones occidentales et pour y établir une sorte de contrôle. Car, fonctionnant à Berlin, les administrations centrales auraient été très directement exposées aux pressions soviétiques et, en leur sein, les communistes allemands auraient occupé des places en nombre et en qualité disproportionnés par rapport à leur base électorale. C’est ainsi que Paris rendit un grand service à la démocratie allemande re-naissante mais à ce moment ce n’étaient certes pas là, les raisons de De Gaulle et de son ministre Georges Bidault.
8Un pays en apparence écartelé, éclaté, estropié, éventré, villes écroulées, usines dévastées. Des dizaines de millions d’êtres humains errent sur des routes encombrées par les véhicules de la guerre : évacués cherchant à rejoindre ce qui peut subsister de leur domicile ou de son environnement, soldats ayant échappé à la capture, prisonniers évadés, libérés des prisons et des camps de concentration. Des étrangers aussi, prisonniers de guerre cherchant à revenir au pays, masse innombrable de déportés du travail – entre 10 et 20 millions et dont beaucoup, coupés de toutes leurs racines, vont peupler la nouvelle catégorie statistique amenée par les Américains : les personnes déplacées. Parmi elles des juifs, qui réchappés du massacre, aspirent à retrouver la terre d’Israël et vont se heurter aux intérêts et calculs, mal ajustés, d’une grande puissance sur la voie du déclin.
9En zone soviétique, c’est le xixe siècle, voire le xive. Des vainqueurs qui manquent de tout et prennent ce qui n’a pas été détruit. Le choc des viols est ineffaçable, majoré par la rumeur et la mémoire. C’est aussi, parfois, un officier humain et instruit, admirateur et connaisseur de la culture allemande, qui essaie de remettre un peu d’ordre dans le chaos en faisant marcher l’eau et l’électricité.
10Chez les Américains, c’est le règne du DTT et des sulfamides qui agrémentent les « rations K ». Ici ce n’est pas le viol dont l’image s’impose à la mémoire, mais la facilité des Veronica Dankeschön, des filles à cigarettes dont le surnom reprend les initiales de « Veneral Disease ». Mais les Américains qui redoutent les épidémies cherchent à s’en garantir en combattant du même mouvement les poux et la famine qui en sont en quelque sorte les géniteurs. De plus leur armée de Texans, de noirs, de Middle Westerner abonde de réfugiés allemands qui savent la langue et expliquent tout. Leur rôle sera important pendant la première phase de l’occupation. L’ignorance et la bonne conscience des uns, les sentiments mêlés de désir de vengeance et de retrouvailles chez les autres feront de la dénazification américaine un chef-d’œuvre de précision, de bureaucratie et d’incohérence. Mais s’il faut choisir sa zone, c’est chez les Américains que cela fera le moins mal d’être Allemand. Les Britanniques, dans l’ensemble corrects et distants observent le plus facilement l’ordre de « non-fraternization » édicté par les intellectuels de l’entourage du Commandant suprême interallié, le général Eisenhower, dont l’apparente simplicité recouvre beaucoup de bon sens, beaucoup de savoir-faire et beaucoup d’ambitions. Il sera le premier général à devenir président des États-Unis depuis l’illustre Ulysse Grant, et il laissera un meilleur souvenir. Quant aux Français, à qui les Américains ont cédé une partie de leur zone, les parties sud des Länder de Bade et de Wurtemberg, et les Anglais le sud de la Rhénanie, ils vont être chez eux placés sous le règne du « Tripartisme », qui, De Gaulle parti, sera surtout celui de l’impuissance, chaque parti bandant ses forces pour anéantir les efforts des autres. En « zone » la divergence profonde et sans cesse plus approfondie entre communistes, socialistes et démocrates-chrétiens a pour conséquence un haut niveau d’autonomie pour les responsables de tout genre, qui peuvent toujours court-circuiter leurs supérieurs hiérarchiques en cherchant l’appui de leurs amis politiques à Paris. La zone française ressemble au Saint Empire des derniers siècles de son existence, c’est une juxtaposition de territoires et de secteurs administratifs semi-autonomes. L’ordre y est maintenu par une sorte d’armée des Indes, une armée de type colonial mêlée de FTP et FFI. Comme partout on trouve chez les Français des idéalistes de la réconciliation avec une Allemagne démocratique et des profiteurs, mais ceux-là aussi ont dans notre petite zone, assez pauvre et restée relativement à l’abri de la guerre et de ses mouvements de population, un degré d’indépendance bien plus grand qu’ailleurs.
11À un demi-siècle de distance ce qui est vraiment l’irréparable dans les destructions infligées à l’Allemagne par la guerre hitlérienne, c’est la disparition du centre historique de la plupart des grandes et moyennes villes, bien mieux conservées jusqu’alors qu’en France grâce à l’attention au passé national développée par le romantisme. Le mouvement national des années 1813-1815 n’était-il pas né de la volonté d’opposer à l’idée française d’une nation « plébiscite de tous les jours », volontariste et fondée sur la rupture avec les passés, celle d’un peuple élément de la nature, de la « physis » et défini par son histoire glorieuse, par son passé. Qu’est donc aujourd’hui une Allemagne sans la Cologne et la Nuremberg médiévales, sans l’Augsbourg de la Renaissance, sans Wurzbourg baroque, sans Francfort impériale, sans Hambourg, ville libre et hanséatique ? Un peuple qui a détruit sa propre histoire.
12Penser ainsi, et égrener ces pertes là, eût paru frivole en 1945 alors que les conditions de la simple survie physiologique paraissaient compromises. Le potentiel industriel semblait anéanti. Un siècle suffirait-il pour reconstruire des logements à tout le monde ? Comment nourrir à présent un peuple qui depuis longtemps importait une grande partie de sa consommation en échange de la vente de ses produits fabriqués ? Et comment faire payer des réparations à ce corps exsangue ? Les Français n’étaient-ils pas nombreux à penser que les Allemands devaient cette fois-ci payer totalement les conséquences pour notre économie de quatre ans d’occupation et d’exploitation par les forces hitlériennes ? Et les Russes, avec leurs dizaines de millions de morts, réclamant eux aussi réparation des terribles dommages subis ? Et les Polonais ? Seuls Américains et Anglais avaient renoncé d’emblée à ces récupérations sur une masse qui paraissait si profondément entamée.
13En fait la substance était moins atteinte qu’il n’y paraissait. La population beaucoup moins amoindrie qu’au lendemain de la précédente catastrophe nationale, la Guerre de Trente ans. Les prisonniers de guerre, en dépit de terribles hémorragies en URSS et en Yougoslavie, et de pertes sensibles en France reviennent plus vite et plus nombreux qu’on ne l’avait craint au départ. À l’exception de quelques dizaines de milliers de « condamnés » dont les survivants durent attendre le voyage d’Adenauer à Moscou en 1955, le retour était pratiquement achevé à la fin de 1948. Délais longs pour les hommes et les femmes et brefs pour l’histoire. Il s’avéra également que la guerre des bombes, la seule véritablement dévastatrice, avait été plus cruelle pour les logements et leurs occupants, que pour les usines et leurs machines.
14Non seulement le parc des moyens de production supporta un grand nombre de destructions volontaires effectuées par les Alliés au titre du désarmement du vaincu, mais un vaste programme de démontages au profit des vainqueurs, de l’URSS avant tout et aussi de la France, put être exécuté, non sans susciter une résistance grandissante de la part des syndicats reconstitués, du moins à l’ouest, car en « SBZ » le syndicalisme, suivant la théorie et la pratique communistes, n’était qu’un instrument du pouvoir, du Parti. Malgré ces prélèvements et destructions, la production industrielle démarre – lentement certes – mais assez pour assurer un rythme de subsistance minimum. Cependant l’exemple de la zone soviétique où la misère se prolongea pendant des décennies et où la pénurie n’est pas vaincue à l’heure actuelle (mais là aussi le peuple dans son ensemble a pu survivre et se reconstituer malgré le départ de 3 millions d’habitants entre 1945 et 1961 appartenant aux classes d’âge productrices, pour la plupart ) montre bien que l’Allemagne de l’Ouest eût, elle aussi, mis bien plus longtemps à retrouver une existence normale si les conditions de la vie internationale ne s’étaient si brusquement modifiées.
15Dès l’automne 1946 personne ne put se cacher que l’alliance de guerre, se révélant elle aussi « expédient provisoire », était définitivement rompue. L’Amérique qui s’était frénétiquement jetée dans la vie civile effectua un de ces grandioses rétablissements dont son peuple et ses dirigeants ont le secret. La politique d’endiguement commença ; elle devait réussir partout, celle du « roll-back » succéda et n’eut que des succès limités en Grèce, en Turquie, en Iran – là où l’URSS avait franchement tenté de violer les accords. Dès lors aux sentiments humanitaires qui ont un tel pouvoir politique dans les pays anglo-saxons, l’intérêt stratégique ajouta de puissants arguments en faveur d’un changement d’attitude envers l’Allemagne vaincue qui – vu son anti-communisme nourri d’expérience concrète après avoir été enseigné théoriquement par les hitlériens – ne pouvait pas ne pas apparaître aux politiques et aux militaires de la guerre froide, comme un allié virtuel et indispensable.
16En conséquence logique vinrent la fin des démontages, la limitation des interdictions et des contrôles, le redimensionnement des exigences françaises qui eurent, avec la Sarre et ses charbonnages, un os important, bon à ronger pendant quelques années. C’est-à-dire à faire fonctionner dans l’intérêt de notre économie, jusqu’à ce que la pénurie de charbon se muât en trop-plein. L’Amérique approvisionna les populations des villes menacées par la famine et l’Allemagne de l’Ouest fut admise au bénéfice du plan Marshall. Elle utilisa à bon escient cette manne prodigieuse pour reconstituer son potentiel économique, alors que la France gaspilla sa part dans le tonneau sans fond de la guerre d’Indochine. En constituant la Bizone, l’Amérique s’assura les pouvoirs essentiels sur la zone britannique. L’Angleterre était en train de payer, par la perte de sa position de grande puissance mondiale, l’effort trop grand et trop solitaire qu’elle avait dû soutenir entre 1940 et 1942. Trois ans à peine après la fin des hostilités, la Réforme monétaire, oeuvre commune des experts américains et allemands, rétablit la confiance tout en épurant les comptes des pertes et profits. On s’aperçut alors à quel point le potentiel moral et matériel était sinon intact du moins capable d’un redémarrage fulgurant. La masse même des misérables réfugiés et expulsés, privés de tout, devint un élément d’accélération de la reconstruction et du renouveau. Avec l’aide américaine qui favorisa aussi le retour de l’Allemagne sur les marchés mondiaux, l’économie put se moderniser encore plus complètement qu’après la Première guerre mondiale, et mobiliser une nouvelle (et peut-être dernière) fois les vertus ancestrales de l’ardeur au travail et de la discipline. N’oublions pas cependant que l’histoire est aussi l’oeuvre des hommes : le président Truman, le général Lucius Clay et le Haut Commissaire John McCloy du côté américain, Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, le politique et l’économiste, du côté de Bonn, furent les pères lucides de cette réussite. Cinq ans après la capitulation, le « miracle allemand » commença à se déployer avec une vitesse qui coupait le souffle aux spectateurs, mais point aux acteurs.
17Il n’était pas inconcevable puisque Carthage ne serait pas détruite – du moins ce que les avions en avaient laissé subsister – et que les Allemands ne seraient pas vendus comme esclaves, qu’une sorte de vie politique serait un jour à nouveau permise aux vaincus. La rupture de l’alliance de guerre et le commencement de la « guerre froide » ne pouvaient qu’accélérer ce processus en dépit des résistances qu’il rencontrait chez les voisins ex-occupés de l’Allemagne hitlérienne. Mais personne, cependant n’imaginait un tel recommencement sans une « épuration », une « dénazification » préalable. Sur ce principe les Alliés s’étaient mis d’accord comme sur celui d’une reconstruction de la démocratie. Il est vrai que ces accords n’étaient que formels. Staline et Attlee ne comprenant certainement pas non plus le même contenu quand ils prononçaient le vocable. Cinquante ans plus tard M. Gorbatchev n’entend certainement pas par ce mot la même chose que nous. En zone soviétique, la dénazification avait en réalité pour but l’élimination de tous les éléments dirigeants « bourgeois » ou aristocratiques, c’est-à-dire des grands propriétaires fonciers, des industriels et des hauts fonctionnaires civils et militaires dans la mesure où ils ne se ralliaient pas au KPD ou à une de ses organisations d’accompagnement plus ou moins camouflées. Dans les zones occidentales, on chercha à définir les différentes catégories de nazis plus ou moins coupables en retenant une identification plutôt restrictive, les ambitieux et profiteurs du régime qui avaient su demeurer formellement en dehors de ses hiérarchies restant à l’abri en se faisant classer dans des catégories de culpabilité limitée, les Églises et les aristocrates bénéficiant souvent d’indulgences point toujours méritées. Chaque puissance d’occupation, et à l’intérieur du dispositif militaro-administratif chaque responsable ou chaque groupe de responsables appartenant à la même tendance politico-idéologique, favorisaient donc les Allemands qui relevaient des mêmes orientations ou se montraient prêts à s’engager dans cette voie. La sympathie agissante du gouvernement travailliste britannique, au pouvoir pendant toute la période de transition et au-delà (1945-1951), pour les Sociaux-démocrates allemands était un fait relativement simple et évident. Chez les Américains et chez les Français et surtout chez ces derniers, les choses étaient beaucoup plus complexes.
18Il y eut en réalité trois paliers d’épuration. Le premier, le plus visible, qui attira le plus l’attention mondiale était représenté par le Tribunal International de Nuremberg, institué par les Alliés pour juger les grands criminels de guerre nazis et les organisations nazies considérées collectivement comme criminelles (ce qui pour leurs membres avait pour effet de renverser la charge de la preuve). Ce fut un procès mémorable, mené avec une impartialité digne d’admiration par un grand juge britannique. Ses cinquante volumes de procès-verbaux, de témoignages et de documents constituent un des textes les plus bouleversants de l’histoire écrite de l’humanité. Mais les Alliés ne pouvaient juger que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité (sur ce dernier point il n’y avait même pas de droit international reconnu au moment où les faits avaient été perpétrés – il n’y en a toujours pas) ; les crimes commis contre des Allemands entre 1933 et 1939 et plus tard, n’étaient donc pas du ressort de la Cour, et les juges appartenaient au parti victorieux. De plus un des quatre juges représentait l’Union Soviétique où il avait joué un rôle considérable pendant les procès – parodies de justice dont Staline s’était servi pour éliminer ses adversaires et établir son règne par la terreur. Katyn était appelé à juger Auschwitz. Les démocraties continuaient à payer cher les erreurs qui les avaient mises dans la nécessité de s’allier à Staline pour venir à bout d’Hitler.
19Au deuxième niveau chaque allié jugeait les criminels qui avaient violé contre ses ressortissants les lois de la guerre (procès américains contre les auteurs des massacres de prisonniers lors de l’offensive des Ardennes en décembre 1944), et aussi – par délégation – les responsables nazis de seconde catégorie, comme les officiers et sous-officiers qui avaient encadré les camps de concentration (procès américains contre les SS de Dachau).
20Au troisième palier enfin, les Allemands étaient autorisés à poursuivre les délits et crimes commis contre des Allemands et dans le cadre de l’État allemand. Les tribunaux de dénazification ou Spruchkammern classaient les coupables en plusieurs catégories et prononçaient des peines d’emprisonnement, de confiscation, d’amende et de suspension des droits civiques.
21Je pense que le jugement des grands criminels par une cour allemande appliquant les lois allemandes en vigueur avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir eût été en fin de compte une solution juridiquement et politiquement plus satisfaisante. Cette législation suffisait pour les envoyer tous à l’échafaud ou devant le peloton d’exécution. Mais aucune épuration ne saurait être réellement satisfaisante, trop cruelle envers les uns, trop douce envers les autres, trop lente ou trop rapide. Les épurations mettent fin aux guerres civiles et font partie comme ultime étape de la guerre civile. Or dans notre cas les Alliés détenaient le pouvoir en Allemagne, et non pas un gouvernement révolutionnaire antihitlérien. La participation des étrangers vainqueurs à la liquidation d’un passé national ne peut que rendre cette liquidation plus difficile et plus contestée. Une très grande partie de la nation allemande avait été du moins passivement complice, avait péché par omission et par non-assistance à personnes en danger. Dans ces conditions la dénazification ne pouvait être une réussite, mais elle ne fut pas non plus un échec sanglant. Elle permit en tout cas l’élimination de la scène politique, sauf très rares exceptions, des grands nazis. Dénazification et démocratisation eurent au moins pour effet d’écarter le nazisme et sa nostalgie de l’histoire de l’après-guerre. Un peu trop peut-être, car il n’est pas bon qu’un peuple puisse oublier de quoi il a été capable.
22Restaurer la démocratie. Les Alliés savaient qu’il y avait eu, qu’il y avait encore des démocrates en Allemagne. Pour les Soviétiques c’étaient les communistes et leurs compagnons de route. Pour les Occidentaux, selon leur degré d’information, les partis de la résistance ouverte, KPD et SPD, les revenants des camps de concentration, le clergé surtout catholique, les survivants des conspirations militaires et civiles qui avaient abouti au 20 juillet. Après quelques semaines d’hésitation, d’ordres et de contre-ordres, de militaires agissant sans ordres ou les appliquant trop textuellement, l’administration alliée se mit en place et se choisit des interlocuteurs et des exécutants qui le plus souvent n’étaient pas les mêmes. En zone soviétique dès l’été les partis étaient constitués : quatre, qui devaient représenter les grands courants de l’histoire politique allemande – ceux tout au moins qui n’avaient pas collaboré avec le « fascisme » : communistes, socialistes, libéraux et catholiques du Zentrum. En fait un certain nombre d’hommes issus de l’opposition à Hitler, catholiques et protestants décidèrent de créer un parti chrétien-démocrate « mixte », c’est-à-dire interconfessionnel, la CDUD, Christlich-Demokratische Union Deutschlands, et les Soviétiques acceptèrent cette démarche. Il va de soi que les communistes se virent favorisés par tous les moyens dont seule disposait la puissance d’occupation. Les anciennes provinces prussiennes et les anciens États fédérés du Reich furent transformés en Länder et dotés de gouvernements issus des quatre partis. Par la suite la grosse affaire politique proprement dite (à côté des réformes de structures, partage des grandes propriétés, nationalisation de la grande industrie et du grand commerce) fut, de l’automne 1945 au printemps 1946, la fusion du SPD avec le KPD. Les Sociaux-démocrates, fortement enracinés dans le monde ouvrier échappaient à l’opprobre qui s’attachait aux agents de l’occupant. C’est pourquoi comme dans les démocraties populaires, la Social-démocratie devait cesser d’offrir un recours autonome.
23Ce ne fut pas chose facile. Galvanisé par un leader dont la forte personnalité forçait le respect, Kurt Schumacher, le SPD résista aux pressions, chantages, arrestations. À Berlin les Soviétiques durent admettre un référendum parmi les membres du parti qui, même dans leur propre secteur, se termina à la confusion des communistes. Le rouleau compresseur passa néanmoins et depuis le printemps 1946 la social-démocratie est hors-la-loi dans le « premier État des ouvriers et paysans allemands ». Les autres partis font de la figuration utile à côté du SED, le parti socialiste unifié.
24Dans les zones occidentales, les Américains furent les plus rapides et les Français les plus lents à officialiser la renaissance d’une vie politique démocratique. Partout on admit les quatre partis rétablis ou remodelés, avec en plus des formations régionales ou appelées à le rester, comme le Zentrum catholique reconstitué par des militants qui ne voulaient pas fusionner avec des protestants jugés trop à droite ou trop peu sociaux. Les élections furent organisées de bas en haut, de la commune au Land, dans les zones anglo-saxonnes on alla même jusqu’à autoriser la création de conseils consultatifs zonaux. En zone française, on hésita au contraire longtemps à autoriser les partis à constituer des fédérations au niveau du Land. Aucune relation hors du Land n’était officiellement admise. Très vite les personnalités à fort rayonnement apparaissent – malgré les pertes irréparables qui se révélèrent maintenant quand on fit l’inventaire des victimes du 20 juillet et de la répression : Schumacher à la tête du SPD en zone britannique parvint tôt à asseoir son autorité partout ; de leur côté les maires de Hambourg (Brauer), de Brême (Kaisen), de Berlin (Ernst Reuter), le chef du SPD bavarois Wilhelm Hoegner, celui du Wurtemberg du Sud Carlo Schmid, furent de véritables « Ducs de tribus » (Stammesherzöge) comme ils avaient existé au ixe siècle après l’effacement de l’autorité centrale carolingienne. Pour la CDU Konrad Adenauer s’imposa à partir de la zone britannique ; son leadership fut d’abord contesté par les dirigeants partisans d’une alliance avec le SPD pour une politique sociale consensuelle et qui souhaitaient, dans l’intérêt de l’unité allemande, un choix moins tranché en faveur des occidentaux du « Monde libre ». à la tête de ces opposants figuraient Karl Arnold qui fut Ministre-Président du plus grand Land, Rhénanie-Nord-Westphalie, et Jakob Kaiser ancien chef de la CDUD de la SBZ, expulsé par les Soviétiques. De chacun, Adenauer tacticien génial, ne fit qu’une bouchée. Chez les Libéraux Theodor Heuss, futur Président fédéral, ancien compagnon du social-chrétien Friedrich Naumann, Reinhold Maier, Ministre-Président de Bade-Wurtemberg et Thomas Dehler, juriste franconien, représentèrent la tradition « progressiste » face aux Nationaux-Libéraux surtout installés en Rhénanie-Nord Westphalie, mais malgré ces héritages divergents et quelques scissions survenues au cours des âges, les Libéraux cette fois-ci restèrent unis. Ils le sont toujours, indispensables alliés de l’un ou de l’autre des deux grands partis. Une scission maintenue au contraire fut celle des chrétiens-sociaux bavarois qui poursuivirent dans la voie du particularisme inaugurée en 1920 quand le Parti populaire bavarois se sépara du Zentrum le jugeant trop engagé avec les Sociaux-Démocrates dans le soutien à la République weimarienne.
25Cependant la CSU est elle aussi partagée entre une aile plus libérale et une tendance cléricalo-conservatrice, l’une animée par Joseph Müller, survivant de la grande conspiration, et l’autre par Alois Hundhammer, catholique fervent qui sous le régime nazi pour n’être complice de rien, avait exercé le métier de cordonnier, ainsi que par Fritz Schäffer qui sera le premier ministre des Finances de la République fédérale. Notons en passant que Müller et Hundhammer sont des « nouveaux » comme Carlo Schmid et Dehler, alors que tous les autres chefs politiques que nous citons ici avaient déjà joué un rôle sous Weimar.
26Restait le parti communiste. Son prestige dû à une résistance sans faille et à ses dizaines de milliers de martyrs était contrebalancé par sa dépendance totale envers l’URSS et le parti SED de l’Allemagne orientale. Il eut cependant des débuts prometteurs, des succès en milieu ouvrier, mais la leçon de choses qui se déroulait dans la zone soviétique l’emporta, avec ses aspects négatifs. Au bout de quelques années le KPD disparut dans la marginalité avant d’être inutilement interdit par la Cour constitutionnelle comme organisation antidémocratique.
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27La zone soviétique comptait cinq Länder : Saxe (ex-Royaume), Saxe-Anhalt (ex-province prussienne), Brandebourg, Mecklembourg, Poméranie occidentale. En zone américaine, il y en eut quatre, la Bavière, la Hesse (comprenant l’ancienne province prussienne de Hesse-Nassau et l’ancien Grand-Duché), les parties nord du Wurtemberg et du pays de Bade, ainsi que l’enclave de Brême, entourée de territoires sous contrôle britannique. Celle-ci était destinée à faciliter les débarquements et embarquements de matériels et d’hommes venant des USA ou y retournant. Les Anglais avaient, eux, érigé en Land la province prussienne du Schleswig-Holstein, enrichie de l’ancienne ville hanséatique de Lübeck, Hambourg était redevenue une ville-État, l’ancienne province de Hanovre, avec les ex-États de Brunswick et d’Oldenbourg forment le Land de Basse-Saxe, le Nord de la Rhénanie prussienne et la province de Westphalie avaient été de leur côté réunis en Land. Quant à la zone française, elle comprenait les Länder de Bade-Sud, Wurtemberg-Sud-Hohenzollern et, né de la jonction du Palatinat ex-bavarois et du sud de la Rhénanie, le Land de Rhénanie-Palatinat. La Sarre enfin, placée hors zone et dans une situation de rattachement économique à la France, constituait une entité à part. Elle ne devint Land de la République fédérale qu’avec les accords Adenauer-Pinay en 1955. Il y avait donc douze Länder à l’Ouest et cinq à l’Est. Ces derniers par la suite furent supprimés et remplacés par des districts artificiellement découpés dans le tissu historique. À l’Ouest, l’unification des trois Länder du Bade et du Wurtemberg devait ramener à dix le nombre des éléments constitutifs du Bund, Berlin-Ouest ne pouvant juridiquement en faire partie. Bien que la plupart fussent des créations nouvelles, plus ou moins artificielles, le fait qu’aucun autre changement n’ait été apporté aux découpages de l’immédiat après-guerre semble prouver que les Länder ont à présent pris racine dans le réel, comme 150 ans plus tôt les États de la Confédération rhénane créés par l’intervention française dans l’Allemagne. La suppression, d’ailleurs inachevée, des Länder par Hitler avait introduit dans la vie allemande un élément de centralisme tout à fait étranger à son histoire. Il est vrai que le nivellement anti-historique est un des grands instruments de ceux qui, révolutionnaires, veulent fabriquer l’homme nouveau.
28Le jeu complexe des pouvoirs entre les Länder et le Bund a ses références dans le passé, depuis que les tribus des Saxons, des Francs, des Alamans et des Bavarois décidèrent de rester ensemble après la disparition de la dynastie carolingienne. Et si la dictature communiste a détruit des Länder à base historique et si elle n’accorde aucune autonomie aux Bezirke, elle se place, elle, ce faisant, dans la logique de la table rase, logique à la longue insoutenable comme le montre le recours stalinien au patriotisme grand-russien, ou la réhabilitation des grands personnages de l’histoire prussienne, de Frédéric II à Bismarck, entreprise depuis quelques années en RDA.
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