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La naissance du Reich

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Gilbert Krebs
, 
Gérard Schneilin

Bismarck, la Prusse et l'Allemagne

Joseph Rovan

Texte intégral

Nous remercions la maison Calmann‑Lévy de nous avoir permis de reproduire ces extraits de l'introduction écrite par Joseph Royan pour l'édition française des Pensées et Souvenirs de Bismarck, publiée à Paris chez Calmann‑Lévy en 1984.

La Prusse de Bismarck : un État qui n'était pas une nation

1La France a été fascinée par la Prusse dès l'apparition de l'État prussien dans le concert européen, et elle n'a jamais compris grand-chose à cet État qui n'était pas une nation et ne voulait même pas l'être. Résultat des longues patiences et des savants calculs d'une dynastie princière, partie de presque rien, d'une petite seigneurie au service des empereurs souabes aux xiie et xiiie siècles, la Prusse n'a ni unité géographique, ni unité ethnique, ni unité religieuse. Quand elle entre dans la grande histoire, après 1640, avec l'Électeur Frédéric-Guillaume que l'on appellera le Grand Électeur, elle juxtapose trois entités très éloignées les unes des autres : au cœur de l'ensemble, le margraviat électoral de Brandebourg, entre l'Elbe et l'Oder.

2La Prusse du xviiie siècle est le résultat de la volonté de puissance tenace de ses souverains, qui ont compris plus vite et mieux que les autres princes allemands l'importance d'une armée forte et permanente. Dans ce sens, Mirabeau a raison quand il qualifie la Prusse, à la fin du xviiie siècle, d'armée qui possède un État. Tout en privant de leurs droits politiques les Diètes, où la noblesse tenait la plus grande place (la Réforme ayant éliminé le clergé comme premier état et les villes ne comptant guère dans les provinces de l'est et du centre), la dynastie avait offert aux membres de l'aristocratie de naissance un renforcement capital de leur situation sociale et économique, susceptible de les réconcilier avec l'État de la monarchie absolue. L'aristocratie, dans les Marches, en Poméranie, en Prusse, était essentiellement foncière, propriétaire et gestionnaire de grands domaines où les paysans avaient été réduits au cours des siècles à l'état de servitude, attachés à la glèbe et au service du seigneur. Celui-ci était à la fois Gutsherr (propriétaire du sol et du domaine), Gerichtsherr (maître de justice), Patronatsherr (nommant les pasteurs et les instituteurs, là où il y en avait) et maître de l'administration publique à partir du moment où le roi, en nommant des Landräte, fit apparaître un embryon de celle-ci, les Landräte étant pris exclusivement parmi les nobles du secteur, du Kreis.

3Les monarques, en appuyant systématiquement les prétentions et exigences des seigneurs face aux paysans, en firent de véritables sous-monarques absolus ; en même temps, ils leur réservèrent l'exclusivité des postes d'officiers dans l'armée qui constituait la colonne vertébrale de l'État, et une grande partie des postes de l'administration centrale. En revanche, les fils de la noblesse étaient tenus au service du roi comme ceux des paysans au service du Gutsherr. Le roi se réservait le monopole des décisions politiques et accordait à la noblesse la domination sur une société au sein de laquelle (ou en marge de laquelle) une armée disproportionnée constituait une force et un modèle extraordinairement puissants. Jusqu'à la fin du xviiie siècle, le recrutement parmi les ressortissants prussiens ne fut jamais suffisant pour peupler les rangs de l'armée qui attirait, de gré ou de force, nombre de sujets étrangers.

4La vie de Bismarck s'étend sur le xixe siècle presque tout entier, puisque, né après la victoire des alliés sur Napoléon en 1815, il est mort en 1898. La Prusse de Bismarck, celle qu'il apprend à vivre dans sa jeunesse, est une Prusse brandebourgeoise. Bismarck lui-même a été toute sa vie étranger à certains aspects de la tradition prussienne, aussi bien au libéralisme post-kantien qu'à l'aspect « magnatique » de la grande aristocratie. Son monde à lui est celui des propriétés plus restreintes (quoique très grandes pour des références françaises), où l'on subsiste sans être véritablement riche, où l'on se ruine souvent, où l'on est pris entre les rémunérations parcimonieuses que verse l'État à ses fonctionnaires et à ses officiers et les revenus le plus souvent très exigus des terres. On y est depuis des générations habitué à la soumission envers le pouvoir, électoral ou royal, compensée par une domination sociale très étendue sur les populations rurales, dans le voisinage de petites villes où la bourgeoisie reste précapitaliste, artisanale et commerçante. Theodor Fontane, dans ses grands romans historiques, Vor dem Sturm qui se déroule au moment des guerres de libération (1812-1815) et Der Stechlin, dont le récit se place dans les dernières années du « règne » de Bismarck, évoque la persistance de ces situations tout au long du xixe siècle.

5Le rôle du protestantisme dans la réalité prussienne qui entoure la vie du jeune Bismarck est considérable ; il le sera également dans la vie de l'homme fait et même dans celle de l'homme d'État. De l'athéisme provisoire de l'adolescence, une expérience de « réveil » très personnel mais liée à des groupes qui fleurissaient dans le monde de la noblesse terrienne dans lequel il replonge après un apprentissage administratif peu satisfaisant, le conduira à une foi vive mais tranquille. La lecture fréquente de la Bible en témoigne, aussi bien que ce « journal spirituel » qui ne le quittait jamais, où il transcrivait des Losungen, des devises ou exhortations spirituelles trouvées dans des traités d'édification. Dans l'esprit puissant et complexe de Bismarck, le sentiment profond et humble de la filiation divine, de l'appartenance à Dieu par la rencontre de la foi et de la grâce gratuite, cohabite avec les pulsions de l'orgueil, de la colère et de la fureur, avec la conscience certes d'une œuvre à accomplir pour laquelle il a été mis au monde, qui est sa vocation, mais aussi avec une appréhension très noire du caractère fatal et désespérant de cette mission finalement inutile comme tout ce qui se trame dans le monde. L'œuvre du politicien dans le monde qui gît et s'agite en proie à sa déréliction a quelque chose de tragique et de stoïque qui découle en droite ligne de la contradiction où Luther a placé les siens : les œuvres non seulement ne « servent » à rien – elles détournent même de l'abandon total à la seule foi, mais en même temps il convient de disputer ce monde au Malin (ce monde qui est aussi le sien), pour empêcher qu'il ne soit totalement fermé, qu'il ne se ferme volontairement à la Grâce qui lui est offerte par l'imméritable Amour divin. Quand Bismarck, méditant sur sa vie, constate que sans lui trois grandes et sanglantes guerres n'auraient sans doute pas eu lieu, il constate plus qu'il ne soupire, et il constate sans repentir : il a fait ce à quoi il était destiné et ordonné dans un monde qui n'est pas sauvé bien que la Grâce y opère de fulgurantes opérations de sauvetage.

6Il y a chez Bismarck une dimension noire, violente, tragique, que l'on devine à travers l'évocation de crises de fureur et de larmes, des migraines effroyables, des dépressions qui le conduisent au seuil du suicide. Ces moments, qui furent sans doute nombreux et prolongés et qui débouchent sur des maladies dont le caractère psychosomatique paraît plus que probable au lecteur d'aujourd'hui, confèrent à la psyché bismarckienne une coloration particulièrement moderne. Ces crises tiendront le chancelier éloigné de Berlin et des affaires pendant des périodes qui atteindront parfois plusieurs mois. Elles ne sont d'ailleurs pas seulement subies : elles correspondent à la fois à un besoin profond de vie simple, dans un cadre familier et familial, au sein de la nature physique et sociale, et aussi à une méthode de gouvernement : l'absence du maître combinée avec son autorité toute-puissante, en paralysant partiellement les affaires, contraint ses collaborateurs à se confronter à leur propre néant : absent, Bismarck est encore plus redoutable que présent ; il réduit alors toute politique à l'expédition des affaires courantes placée sous la menace du retour qui prend l'allure d'une sorte de jugement dernier à format réduit.

Un monde et un ordre menacés

7Cependant, si Bismarck recherche la campagne pour y retrouver santé et rémission, le monde agraire, la société des Junker et de « leurs » paysans, à peine pondérée par quelques rares pasteurs, maîtres d'école, avocats-notaires, négociants chrétiens et marchands juifs est celui où il se sent positivement chez lui, où il puise assurance et sécurité. Il y trouve un ordre qui l'accepte, et qui l'aide sans doute à dépasser les trous noirs de la dépression. Il paraît se satisfaire d'un monde sans histoires, composé de gestes indéfiniment répétés. Ce colosse qui devait lutter sans cesse contre une fragilité intérieure qu'il ne connaissait que trop bien, dont l'énergie et la vitalité devaient sans cesse faire leurs comptes avec la nervosité et l'angoisse, a aimé profondément cette vie de Gutsherr, occupée de gestion et de commandement, de domination et de responsabilité, de sociabilité facile et régulière. Mais Bismarck, par sa mère, appartenait aussi à un monde très différent, celui des hauts fonctionnaires non nobles, collaborateurs estimés du roi, mais dont la puissance était redimensionnée par la roture, familles beaucoup plus cultivées et beaucoup plus mondaines aussi (puisqu'elles vivaient en permanence dans la capitale) que celles de la noblesse terrienne. S'il paraît avoir été bon administrateur de ses domaines, que son père avait laissés en mauvais état, ce hobereau lisait – presque exclusivement les classiques – et nourrissait des curiosités qui dépassaient de loin les horizons de la plupart de ses voisins.

8Peut-être aimait-il d'autant plus ce monde qu'il le sentait menacé de toutes parts. Mieux et plus tôt que beaucoup de ses Standesgenossen, il se rendit compte des grands changements qui menaçaient, même dans un pays partiellement arriéré comme la Prusse, la primauté de l'économie agraire. Il détesta les forces nouvelles qui menaçaient « son » monde : l'idéologie révolutionnaire, l'industrialisation, les grandes villes, le capitalisme financier, le suffrage universel. Mais à partir du moment où la force de ces nouveautés lui parut incontestable, il se trouvait disposé à les prendre en compte comme parties irrécusables du réel. Au lieu de s'opposer frontalement et globalement à ces puissances nouvelles, Bismarck choisissait de conclure avec elles des compromis, avec la triple intention de les diviser (et par conséquent de les affaiblir), de s'en faire des alliées et d'utiliser ces alliances pour sauver au moins en partie le cher monde rural, son ordre social, sa base économique, ses façons d'être. Les conservateurs rigoureux ou absolus, ceux qu'on appellera à un moment les Altkonservative croyaient pouvoir sauver la totalité de leurs privilèges et préférences, la totalité de ce qu'ils aimaient et de ce qu'ils possédaient. Bismarck a figuré dans leurs rangs au début de sa carrière politique, à partir de 1847, quand il devint très vite un des orateurs les plus écoutés de l'aile « ultra » des conservateurs membres de la Diète réunie (Vereinigter Landtag). Au fur et à mesure qu'il apprenait à mieux connaître la réalité des forces sociales et politiques, Bismarck, tout en restant fidèle à l'objectif conservateur, se mit à chercher des amodiations qui n'excluaient nullement les conflits mais visèrent toujours, même à travers les conflits acceptés et gagnés, des compromis qui par définition devaient comporter des concessions à faire à l'adversaire. C'est ainsi qu'aux yeux de ses anciens amis « ultras » Bismarck devint un traître et un ennemi.

9Pour Bismarck, l'essentiel c'était d'une part l'ordre patrimonial et patriarcal des campagnes de l'Est, et c'était d'autre part la monarchie prussienne, cet État qui s'analysait en roi, armée (c'est-à-dire le corps des officiers, fils de hobereaux, plus des soldats fils de paysans, liés entre eux par une relation de même nature que celle de l'ordre patrimonial-patriarcal des campagnes, un ordre véritablement féodal, c'est-à-dire basé sur l'échange protection-obéissance, dans une fidélité réciproque inégale), et l'administration (qui était une sorte d'armée bis, une armée civile, moins rigoureuse mais au service des mêmes valeurs et fonctionnant sur les mêmes principes). Le roi est à la fois une puissance abstraite et le maître d'un système de fidélités personnelles, clé de voûte du système patrimonial-patriarcal. C'est lui, par conséquent, qu'il fallait sauver avant tout, non tant sa personne physique et privée que sa personne féodale. Ce n'est pas par hasard que Bismarck accède au pouvoir en 1862 au moment où Guillaume 1er, isolé, mal servi par ses ministres, en proie à l'hostilité du Parlement, est prêt à abdiquer pour laisser son fils devenir le roi d'une monarchie parlementaire qui aurait changé la nature de l'État et – à terme – du système social. Et cependant, ici encore Bismarck sera à la fois le sauveur et le destructeur de ce qu'il voulait conserver, et son œuvre n'eut qu'un caractère retardateur : l'immense stature du chancelier fait de l'ombre à un roi dont la personnalité n'est pas médiocre, mais qui n'a point des dimensions historiques et qui soupire qu'il est parfois bien pénible d'être roi sous un pareil chancelier

Un serviteur fidèle et sans scrupules

10La passion politique est un attachement furieux et formidable à des êtres, à des possessions, à des jouissances, à un maître, à une idée. Attachement qui force la volonté des autres parce qu'il rend tranchante et opératoire la volonté de celui qui nourrit et que nourrit cette passion. Une telle passion politique existe chez Bismarck dès son entrée dans l'arène, au service de la Prusse, de son roi et de son ordre. Cette passion produit une sorte d'identification, c'est soi-même que Bismarck exalte en menant de triomphe en triomphe son roi et son royaume, c'est soi-même qu'il engage dans les combats à la fois furibonds et rusés qu'il mène avec une maîtrise extraordinaire contre ses trois grands adversaires successifs : les libéraux, maîtres du Landtag de Prusse entre 1862 et 1866 ; le catholicisme, adversaire invaincu, à la fois intérieur et extérieur, du Reich fondé sur les victoires contre l'Autriche et la France, au cours du Kulturkampf de 1871 à 1878 ; et les sociaux-démocrates, cette « association de bandits » dont la victoire « ferait perdre toute valeur à l'existence », au moyen de la loi antisocialiste de 1878 à 1890. Les succès entiers ou partiels remportés dans ces combats sont personnalisés à l'extrême comme le sont les grandes joutes au Reichstag dans lesquelles il excelle, hobereau géant à la voix curieusement haut perchée, un des plus grands orateurs parlementaires de l'histoire allemande qui n'en compte pas beaucoup. Pour affronter des adversaires comme Ludwig Windthorst, le chef du Zentrum, Eduard Lasker, le national-libéral, ou August Bebel, le fondateur de la social-démocratie, Bismarck a besoin de les considérer comme des ennemis personnels ; en visant son œuvre, ils visent sa personne qui en est inséparable.

11Au service de son roi, de sa Prusse, de son Reich, Bismarck s'accorde liberté entière dans le choix des moyens. Tous les coups sont permis dans ce jeu où celui qui perd ne gagnera plus jamais. Représentant du roi de Prusse au Conseil fédéral, le Bundesrat de Francfort, l'organe suprême de la Confédération germanique créée en 1815, il envoie par la poste à l'ambassadeur de Prusse à Vienne un mémorandum secret, sachant que la lettre sera ouverte et lue, et comptant ferme sur cette pratique de la police secrète impériale afin de faire tomber la politique autrichienne dans un piège qu'il a dressé à son intention. C'est encore un piège gigantesque qu'il monte en 1869-1870 pour conduire la France dans une situation où elle n'aura que le choix entre une défaite diplomatique humiliante et la guerre. Il encourage, sans l'avis du roi, les responsables espagnols à offrir au prince de Hohenzollern la couronne de Charles Quint et, – après que le roi eut sans le savoir, fait échouer la manœuvre, – il découpe le texte de la fameuse « dépêche d'Ems » de manière à en faire une insulte provocante, insupportable pour l'orgueil français.

12À deux reprises, plus tard, il lancera des campagnes de presse qui feront croire l'opinion allemande à l'imminence d'une agression française ; il s'agit chaque fois d'influencer des élections, dont il a lui-même choisi le moment en dissolvant le Reichstag, afin d'obtenir une majorité qui votera pour une loi militaire augmentant les crédits et les fixant pour sept ans. Une autre fois, il exploite sans vergogne l'émotion suscitée par des attentats contre le vieil empereur Guillaume pour dissoudre le Reichstag et obtenir une majorité en faveur de la loi antisocialiste que la législature précédente avait rejetée. Les attentats, bien entendu, n'ont rien à voir avec la social-démocratie. Et comment ne pas penser, dans ce contexte, aux indemnités qui avaient été accordées en 1866 au roi de Hanovre, souverain légitime dépouillé de ses États au profit de la Prusse, en dédommagement de ses propriétés privées confisquées ? Prenant prétexte d'activités antiprussiennes du vieux souverain exilé et aveugle, Bismarck place ces fonds sous séquestre et les utilise pour acheter journaux et journalistes qu'il veut rendre favorables à sa politique. Mais Bismarck, serviteur dévoué de son roi, n'avait-il pas déjà, pendant la guerre de 1866 contre l'Autriche, fait alliance avec les révolutionnaires hongrois afin de susciter dans le dos de l'armée autrichienne des soulèvements contre le souverain légitime ?

13« Si une révolution est inévitable, faisons-la nous-mêmes », avait-il écrit à ce propos. Cette absence de scrupules dans le choix des moyens de sa politique l'a souvent fait accuser de cynisme. La rupture avec ses amis vieux-conservateurs s'expliquait par son refus de subordonner l'intérêt de la puissance prussienne à des considérations idéologiques et éthiques plus générales, comme la solidarité qui devait lier entre elles toutes les monarchies légitimes et chrétiennes. L'intérêt de l'État prussien et de l'ordre social dont il était à la fois le support et l'expression, forma l'unique règle de la politique bismarckienne ; tout le reste à ses yeux n'était plus l'affaire des hommes et de leur volonté. Ses objectifs, comme ses intérêts, étaient toujours limités, même quand les limites de l'ambition s'étendaient fort loin. C'est ainsi que l'homme d'État cynique et joueur faisait en quelque sorte sa paix avec le chrétien : il libérait la politique de toute restriction d'ordre moral direct, mais il restait lui-même fidèle à des règles et à des croyances qui abandonnaient les grands choix à la Providence. À chaque instant, celle-ci pouvait réduire à néant les projets et les calculs des uns et des autres.

14Cynique, il l'était, en utilisant les hommes et les peuples comme des instruments, sans s'intéresser à leurs personnes, à leurs espoirs, à leurs tragédies, qui faisaient partie de l'ordre ou du désordre du monde. Et joueur, « hasardeur », il l'était aussi, comme l'en accusaient ses ennemis. D'abord par plaisir, ayant le goût de la chasse et du risque, (mais point de la salle de jeu, plaisir de remplacement, indigne de quelqu'un à qui les peuples et les États servaient de jetons), mais aussi et surtout parce que dans un monde où la grandeur et la puissance de l'État prussien, de la monarchie prussienne, étaient le bien suprême immanent à ce monde, la politique du risque calculé, des coups de dé, des guerres brèves et néanmoins décisives correspondait à la nature des choses comme à la sienne propre. Le risque appartient à l'essence du jeu, mais point le risque disproportionné, le risque qu'on n'a aucune ou très peu de chances seulement de courir avec succès. Bismarck, diplomate, homme d'État ou politicien, essaie toujours de mettre de son côté le maximum de chances. Le reste, là encore, est l'affaire de la Providence.

L'art du compromis politique

15On comprend mieux ainsi que Bismarck n'ait pas su ou voulu se préoccuper du long terme. Risque et succès restaient, comme tout le domaine de la politique, circonscrits dans le champ du présent et de l'avenir proche. Son scepticisme, qui faisait si bon ménage avec son dynamisme et ses engagements passionnés dans l'histoire immédiate, refusait aux hommes la capacité de bâtir des avenirs délibérés. Lui-même ne se préoccupait pas des conséquences plus lointaines de ses actions et décisions. D'une part, en effet, c'eût été, là encore, mordre sur le domaine réservé de la Providence. Impétueux et orgueilleux comme il l'était, Bismarck montre ici un sens très sûr des limites à ne pas franchir si l'on ne veut succomber à l'« hybris », à la démesure punie par les dieux. Mais Bismarck sait aussi, d'autre part, que son œuvre est fragile, instable, à la merci d'explosions intérieures et de conflagrations extérieures qu'il s'efforce de prévenir tout en sachant qu'il ne sera pas toujours là et que les forces qui détruisent les ordres anciens finissent un jour par prévaloir. Méprisant les conséquences plus lointaines de ses actes, méprisant les hommes et les collectivités qu'il traite en instruments, indifférent à la valeur morale des moyens qu'il utilise, attaché à l'ordre patrimonial-patriarcal avec ses inégalités et ses privilèges, Bismarck démantèle par avance certains des obstacles qu'auraient pu rencontrer sur leur chemin les cyniques et les fanatiques qui, parvenus à la tête de l'Allemagne ne partageront ni sa prudence, ni sa morale, ni sa foi. Il est la démonstration vivante de l'adage selon lequel les hommes d'État sont des apprentis-sorciers, surtout quand ils réussissent.

16Bismarck n'a rien d'un libéral. Si l'emploi de la force s'avère indispensable et s'il ne comporte pas de trop grands risques, Bismarck ne le condamne ni à l'extérieur, ni à l'intérieur. Aucun moyen, aucun instrument, aucune tactique ne lui posent des questions de principe. Cependant, qu'il s'agisse du maintien de l'ordre social traditionnel ou de la puissance de l'état prussien (ou du Reich allemand, cette Prusse élargie, cette Allemagne prussianisée), Bismarck l'« ultra », Bismarck le jusqu'au-boutiste sait toujours jusqu'où ne pas aller trop loin et reconnaître à quel moment un compromis doit intervenir pour assurer et consolider le succès le plus vaste possible. Il sait reconnaître la ligne dont le franchissement transformerait la victoire en défaite, cette ligne dont un Hitler ne voudra jamais reconnaître l'existence. Savoir s'arrêter à temps est sans doute un des signes les plus certains auxquels se reconnaît le véritable homme d'État. Un tel contrôle exercé sur soi-même implique que l'on connaisse aussi le caractère limité, faillible et fragile des êtres, des forces, des structures que l'on veut servir et dont on veut se servir.

17Le plus célèbre exemple de cette modération, de cet art du compromis qui freinent chez Bismarck la volonté de vaincre et de triompher, se place au lendemain de la victoire de Sadowa (Königgrätz en allemand), quand l'Autriche est abattue, la route de Vienne ouverte aux armées prussiennes et que le vaincu demande la paix. Le Roi qui avait cherché à éviter la guerre fratricide entre les deux grandes puissances allemandes, exige a présent des cessions de territoires. Pour lui, il n'y a pas de victoire sans qu'une partie des possessions du vaincu passe dans le patrimoine du vainqueur. Bismarck, de son côté, pense à l'avenir du « concert européen » dont sa victoire vient de bouleverser l'équilibre. Une Autriche qui aurait renoncé à son rôle, à sa primauté en Allemagne, cette grande puissance diminuée mais qui serait encore une grande puissance, et une puissance en conflit d'intérêts avec la Russie, cette Autriche-là ne pourrait-elle se révéler l'alliée sûre de la nouvelle Allemagne, la seule qui aurait toujours besoin de cette alliance et à qui ne s'offrirait aucun autre choix. Il est vrai que la situation ainsi décrite supposait que la France ne pourrait plus représenter pour l'Autriche une alternative, celle de l'alliance destinée à remporter une revanche. Si l'Autriche est blessée d'une manière inguérissable, rien ne la retiendra sur la voie de cette aventure. Ménager l'Autriche, c'est donc ménager l'alliée d'après-demain et peut-être, probablement, obtenir pour demain l'isolement de la France. Bismarck se bat de toutes ses forces, seul contre le Roi et les généraux ; au plus fort du combat, quand le ministre est en proie à une véritable crise de nerfs, il reçoit l'aide du prince héritier qui a toujours été hostile à cette guerre comme à toute la politique de Bismarck, et, fort de cette alliance imprévue, il gagne la partie. Un cinquième du peuple allemand restera de ce fait étranger au nouveau Reich, sera interdit d'unité. Cette affaire montre aussi à quel point Bismarck est étranger à la passion nationaliste qui se développe autour de lui, grâce à ses succès, et à ses méthodes, et qui deviendra peu à peu l'idéologie dominante du second Reich allemand. Pour Bismarck, être Allemand relevait en quelque sorte de l'ordre de la nature ; l'unité politique de l'Allemagne, il ne la concevait que sous la forme d'une absorption par la Prusse, et comme cette Grande Prusse allait avoir besoin d'une Autriche alliée, il ne pouvait être question de faire éclater l'Autriche en achevant l'unité nationale par la réunion au Reich des provinces allemandes de l'Autriche. Ce qui compte aux yeux de Bismarck, c'est la puissance et jamais l'idéologie –, pour éviter que la puissance ne culbute dans l'excessif, il accepte de lui imposer lui-même des limites, dans la mesure où le permet la réalité, c'est-à-dire le rapport des forces. Sans le prince royal, Bismarck n'aurait sans doute pas réussi en 1866 à imposer sa volonté au roi et aux militaires.

18En 1871, après la victoire sur la France, le rapport des forces, cette fois-ci, n'aurait pas été favorable à un Bismarck désireux de pratiquer une politique de modération, qui aurait voulu opter pour une « paix sans annexions ». Les militaires avaient pris leurs précautions en écartant le ministre-président/chancelier de la conduite de la guerre, et l'opinion publique dans les États allemands s'enflammait pour le « retour » de l'Alsace et de la Lorraine arrachées au Reich aux xviie et xviiie siècles. Si Bismarck avait voulu s'opposer à ce mouvement des esprits, il aurait probablement suscité une véhémente désapprobation. Dans les États du sud, encore sous le coup de la défaite de 1866, les vieilles méfiances contre la Prusse et son chef de gouvernement réactionnaire se seraient réveillées plus fortes que jamais, dressant contre le compromis intérieur élaboré par Bismarck aussi bien les démocrates libéraux que les « patriotes » catholiques. Autant qu'on puisse le savoir, Bismarck n'avait pas abordé la guerre avec la volonté ferme d'annexer l'Alsace et au moins une partie de la Lorraine, mais il s'y est très vite résolu. S'étant convaincu que la France ne pourrait jamais accepter l'unité allemande et l'existence au cœur de l'Europe d'une puissance militaire supérieure à la sienne, convaincu donc que la nouvelle Allemagne ne pourrait jamais se concilier la France, il a tenu à affaiblir autant que possible l'ennemi irréductible afin de lui rendre plus difficile une guerre de revanche. L'exaltation nationaliste qui s'était emparée de l'Allemagne l'énervait et l'inquiétait. Pour lui, l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine créait un glacis militaire qui reculait de quelques dizaines de kilomètres la frontière à partir de laquelle la France pouvait menacer – ou tenter de séduire – les territoires du sud de l'Allemagne. Tout en sachant qu'il créait ainsi au nouveau Reich un ennemi mortel, Bismarck optait pour l'avantage immédiat, parce que l'option contraire, celle qu'il avait choisie face à l'Autriche en 1866, ne présentait pas assez de chances de succès. S'il n'a cessé de redouter la volonté de revanche de la France, il n'a jamais manifesté de regret au sujet de l'annexion. L'avenir qu'elle oblitérait appartenait au long terme, à Dieu et à ses propres successeurs. De son vivant, tant qu'il fut au pouvoir, Bismarck a su contenir la France, en la menaçant, en l'encourageant à détourner ses ambitions vers les colonies, en l'isolant. De même qu'il avait rompu, par la guerre contre l'Autriche et l'annexion du royaume de Hanovre, de l'Électorat de Hesse, du duché de Nassau, la solidarité des dynasties légitimes, il va s'engager à favoriser en France la montée des républicains : une France républicaine trouvera plus difficilement des alliés dans une Europe où seules la Suisse et Saint-Marin ne sont pas alors des monarchies.

Luttes intérieures

19La modération calculée, des victoires qui n'écrasent pas l'adversaire pour pouvoir un jour s'en faire un allié, cette stratégie Bismarck l'a également appliquée au domaine intérieur. À la fameuse séance où le chef du gouvernement arrache à son roi la paix sans annexion, correspond la séance de la chambre prussienne des députés du 3 septembre 1866, au cours de laquelle la majorité des élus du peuple (c'est-à-dire du suffrage universel masculin modulé par le système censitaire des trois classes) votent en faveur de la « Loi d'indemnité » qui légalise a posteriori les mesures que Bismarck a prises entre 1862 et 1866 pour gérer l'État sans Loi budgétaire votée par le Parlement. Ce projet de loi a dû être arraché au roi comme la paix sans annexions avec l'Autriche. Il déroute les amis et les adversaires. Les « vrais » conservateurs le considèrent comme une trahison : Bismarck ne retourne-t-il pas sous les fourches caudines du parlementarisme dont il avait prétendu sauver le roi, au prix d'un conflit politique et constitutionnel d'une violence et d'une durée sans pareilles ? Les « vrais » libéraux le considèrent comme un piège : Bismarck, par une concession de pure forme, ne veut-il pas amener la majorité parlementaire à se trahir elle-même ? Car en sollicitant l'« indemnité », Bismarck n'abandonne pas la position selon laquelle la Constitution était muette sur ce qui devait se passer en cas de rejet du budget par l'une des deux Chambres et que, par conséquent, le gouvernement devait dans un tel cas assurer la continuité de l'État ; ni la prétention royale qui avait été à l'origine du conflit et qui excluait les affaires militaires du domaine de la loi votée par le Parlement, celui-ci devant se borner à consentir les crédits sans connaître de leur emploi.

20Par cette démarche qui surprend et déroute, Bismarck provoquera la rupture de l'unité du parti libéral et la formation d'un parti libéral de droite, possibiliste et « collaborationniste », qui lui fournira pour une douzaine d'années une solide et fidèle base parlementaire. Le parti « national-libéral » accepte un compromis qui donne à Bismarck, en échange du suffrage universel direct, la stabilité et l'indépendance du gouvernement.

21La Constitution de la Confédération de l'Allemagne du Nord, (fondée en 1867), dont le texte sera repris sans modifications majeures dans la Constitution du Reich en 1871, stipule en effet que tous les Allemands de sexe masculin jouiront du même droit de vote, mais que le gouvernement ne sera pas responsable devant le Reichstag. Ce compromis apporte à Bismarck, à qui l'histoire a donné raison, l'appui du mouvement national allemand, il lui confère une légitimité historique comme réalisateur de l'unité allemande. Peu importe que cette légitimité soit le fruit d'un malentendu et d'une supercherie, elle permet à Bismarck de maintenir la Prusse au cœur du nouveau Reich comme sa véritable forme, sa véritable figure, la Prusse réelle, celle du suffrage censitaire et du système patrimonial-patriarcal des grands domaines, avec son administration et son armée qui seront ainsi pour l'essentiel l'administration et l'armée du Reich. Ce compromis intérieur donne à Bismarck une majorité parlementaire dont il ne dépendra jamais mais qui dépendra de lui.

22L'historien allemand Hans-Ulrich Wehler, un des critiques contemporains les plus originaux de l'œuvre bismarckienne, assimile au bonapartisme le système politique édifié par le chancelier après 1866. Si la Constitution du Reich ignore le référendum et le plébiscite, Bismarck s'emploie en effet à transformer en plébiscites de fait les élections au Reichstag, par le jeu des dissolutions et des campagnes qu'il radicalise et personnalise à l'extrême. Il obtient ainsi des résultats qui s'interprètent comme des approbations globales. Après sa demi-rupture avec les nationaux-libéraux en 1878-1879, Bismarck ne pourra que rarement compter sur une majorité parlementaire sûre dont il a besoin non pour gouverner mais pour légiférer. Travaillant avec des majorités changeantes et tournantes, usant largement du droit de dissolution, l'exécutif n'en gardait que davantage d'indépendance et de prestige.

23Le compromis intérieur de 1866-1867 traduit aussi en termes politiques l'alliance de la noblesse terrienne avec la nouvelle classe dirigeante des entrepreneurs, industriels et financiers. À la différence de ses pairs, Bismarck a compris que ceux-ci ne peuvent plus conserver seuls le pouvoir et ses privilèges. Pour conserver, il va falloir partager. À travers les nationaux-libéraux, la nouvelle classe possédante entérine ce partage. L'association des anciens et des modernes, des hobereaux et des barons de l'acier sera d'autant plus facile à établir qu'ils partageront jusqu'en 1878 les mêmes conceptions libre-échangistes. Cette association favorise d'abord les « anciens », la noblesse des propriétés foncières qui, classe privilégiée à la fois sur le plan social, sur le plan économique et sur le plan politique, fournissait l'essentiel des membres de la haute administration et du corps des officiers. C'est la noblesse et plus particulièrement le corps des officiers nobles qui fourniront maintenant aux « nouveaux », aux industriels et aux banquiers, les modèles, ceux du langage et du comportement, des opinions, des adhésions et des refus. À plus longue échéance, cette association favorisera peut‑être davantage la montée au pouvoir de la grande bourgeoisie. Sans se préoccuper de ces conséquences lointaines, Bismarck pare au plus pressé en préservant, par son alliance avec les nationaux-libéraux, les privilèges de la classe qui est la sienne. Pour sauver son monde originel, rural, patrimonial, patriarcal, il fallait le marier à un monde urbain où le capitalisme transforme les liens féodaux en liens d'argent. Bismarck détestait cet univers de la bourgeoisie entreprenante, mais il n'avait pas le choix. Seul le riche mariage avec la grande industrie et la haute banque pouvait redorer le blason de la (petite) noblesse.

24À ce ménage la bourgeoisie était, elle, contrainte par la peur du « quatrième état », de la classe ouvrière en train de se constituer et de se conscienciser. Avec celle-ci aussi Bismarck essaiera de conclure un compromis, mais comme à contrecœur et à moindres frais. En dépit de ses fameux entretiens avec Lassalle, il a vu dans le mouvement socialiste et communiste avant tout des brûleurs de châteaux et des égalisateurs. Des minorités peuvent partager avec des minorités, elles ne peuvent faire une place à des majorités, à des masses. Bismarck, le conservateur, pouvait s'allier à la bourgeoisie possédante qui avait déjà des richesses à conserver et qui aspirait à transformer sa richesse en pouvoir. Les ouvriers qui ne possédaient rien n'étaient pas récupérables pour la conservation même partielle de l'ancien système des privilèges. Si la lutte de Bismarck avec la bourgeoisie libérale pouvait se terminer par un compromis, sa lutte avec le prolétariat social-démocrate ne pouvait pas, elle, déboucher sur un arrangement, aussi longtemps du moins que le prolétariat ne se mettait pas lui aussi à posséder quelque chose, donc à s'embourgeoiser.

25Cela ne devait pas se produire du vivant de Bismarck. Certes, le chancelier n'était pas incapable de saisir une telle perspective, l'amorce d'une politique d'assistance et d'assurance sociales le montre bien, mais il mena cette politique, comme s'il n'y croyait pas vraiment, s'arrêtant très vite en chemin, ce qui n'était certes pas son habitude. Aussi bien l'« embourgeoisement » du prolétariat ne devait produire des effets déterminants que beaucoup plus tard, et les résistances dans les mentalités étaient – vers 1880 – énormes, jusques et y compris dans l'esprit de Bismarck lui-même. La social‑démocratie lui apparaissait, malgré toute sa finesse et son flair politique, sous les couleurs d'une énorme jacquerie de valets et de fermiers qui n'étaient plus retenus par le poids de la terre et de la religion. Cette mentalité ne se distinguait guère de celle des nouveaux barons de l'acier. Quand Bismarck s'oppose aux limitations que l'on veut apporter à la durée du travail des enfants et des femmes, ou à l'interdiction du travail du dimanche, il invoque la liberté du père de famille que l'on n'a pas le droit d'empêcher de travailler ou de faire travailler les siens. Avec la nouvelle grande bourgeoisie, le partage du pouvoir et des privilèges lui paraissait possible, parce que cette classe était peu nombreuse, et qu'elle formait déjà une sorte de nouvelle aristocratie. Elle constituait une force dont il fallait tenir compte, que l'on ne pouvait plus réduire comme l'avaient cru les vieux-conservateurs. Bismarck a cru, au contraire, que les deux classes dominantes réunies pourraient venir à bout de la social-démocratie. Et comme dans sa politique envers la France, il a choisi des moyens qui devaient empêcher l'adversaire de l'emporter dans l'immédiat, laissant Dieu et ses successeurs se débrouiller avec l'avenir.

26Si Bismarck choisit, en 1866-1867, la voie du compromis et de l'alliance avec les nationaux-libéraux, c'est-à-dire avec la nouvelle aristocratie de l'entreprise et de l'argent, il demeure toutefois fermement décidé à ne pas se laisser dominer par ses nouveaux alliés et à conserver continuellement dans cette association l'initiative et la supériorité. L'alliance était et devait rester celle de deux partenaires inégaux. Le pouvoir politique devait rester concentré entre les mains de Bismarck, résolu à ne le partager avec personne, et le pouvoir social partagé, lui, entre les privilégiés de la naissance et ceux de la fortune, de manière à laisser là aussi une prédominance aux privilèges anciens. Pour un Bismarck, le véritable pouvoir ne se partage que contraint et forcé, par réalisme, et si une telle démarche devient nécessaire, on essaiera de limiter les dégâts en trompant l'adversaire-allié, en ne lui concédant que des miettes. D'où l'acharnement de Bismarck à écarter de son chemin tous ceux qui voudraient lui contester le pouvoir, par tous les moyens imaginables, avec un ressentiment et une brutalité qui expriment combien le combat politique prend alors pour lui la forme d'une lutte personnelle, d'un match qui ne peut se terminer que par la mort (politique) d'un des combattants, ce qui correspond le plus souvent à sa destruction sinon physique, du moins morale. S'attaquer à Bismarck, c'est s'attaquer à son œuvre et donc – au fond – à la volonté de la Providence. Bismarck, en nouant l'alliance avec les nationaux-libéraux, se sert d'eux pour faire sa paix – et à ses conditions, suffisamment raisonnables mais aussi suffisamment habiles – avec les nouvelles forces sociales. Dix ans plus tard, lors de sa rupture avec les mêmes nationaux-libéraux, cette paix est acquise ; le chancelier vénéré par la bourgeoisie « nationale » n'a plus besoin de médiateurs. Peu à peu cependant, dans cette société infiniment plus complexe que celle de sa jeunesse où se démultiplient les partenaires réels et les prétendants qui veulent participer au jeu cruel du pouvoir, Bismarck perd le contrôle absolu qu'il exerçait sur les joueurs et sur les mises. « Rien ne lui réussit plus », disait‑on à Berlin vers la fin des années 1880. Il n'a pourtant que soixante-treize ans, mais c'est la vieillesse, le dépérissement de l'imagination, l'appauvrissement de la riposte, une sorte de pétrification de l'esprit. Chez lui aussi, la vieillesse est un naufrage.

Une puissance saturée

27Après la victoire sur la France et la fondation du Reich allemand, Bismarck considère que tous ses objectifs ont été atteints. Il représente désormais une puissance saturée qui ne pense plus qu'à conserver ce qu'elle possède. La Prusse (ou le Reich) dont il a voulu accroître la puissance reste dans son projet un État parmi les autres, à l'intérieur d'un système où un équilibre peut en remplacer un autre, mais dont les membres s'entendront toujours pour empêcher l'un d'entre eux de parvenir à une suprématie, à une hégémonie, pour ne pas parler d'une domination universelle. La conception bismarckienne de la politique internationale se distingue ainsi fondamentalement des idéologies militantes et totalitaires du xxe siècle, incapables d'admettre la pluralité des puissances puisque une seule, la leur, représente la vérité et le droit – fût-ce celui du plus fort. Le Reich bismarckien, État parmi les autres, même s'il est un des plus puissants, voire le plus puissant, se distingue ainsi fondamentalement de l'ancien Reich, le Saint‑Empire romain germanique qui n'avait jamais été un État au sens moderne et qui prétendait à l'unicité et à la suprématie, qui prétendait se confondre avec la chrétienté. Le Reich d'Adolf Hitler fut, lui, en quelque sorte un Saint-Empire à l'envers, un Reich déchristianisé mais universaliste à sa manière, qui ne reconnaissait à aucune autre réalité nationale ou étatique un droit propre à l'existence.

28Le nationalisme triomphaliste, le pangermanisme se situent aux antipodes du patriotisme prussien et même grand-prussien qui anime la vision bismarckienne de la politique internationale. Dès novembre 1870, il écrit à sa femme : « Je suis souvent angoissé à l'idée que cette surestimation prétentieuse de nous-mêmes finira par recevoir sa punition. » Il n'a pas voulu « ça », ni 1914 ni à plus forte raison 1933 et 1939, mais son indifférence morale face aux moyens, son cynisme, son recours à la violence, à la ruse, au mensonge ont préparé la voie à l'amoralisme totalitaire. L'absence d'hypocrisie d'une politique de puissance qui se place exclusivement au service des intérêts de la dynastie ou de l'État, alors que les autres puissances abritent leurs égoïsmes derrière les paravents du droit et de la morale, caractérise la politique de Bismarck comme elle avait caractérisé celle de Frédéric II. Les deux grands hommes d'État prussiens imposaient cependant à ce déchaînement des moyens les limites de leur morale personnelle, de leur foi religieuse (dans le cas de Bismarck) et d'une conception pluraliste des sujets de l'histoire. D'autres, en invoquant leur exemple, se libéreront de ces restrictions pour prétendre à une domination universelle et totale.

29Pour assurer la durée de son œuvre, l'existence d'une grande puissance politique et militaire au cœur de l'Europe, Bismarck, tisse autour d'elle un réseau complexe et fragile d'alliances. Tout en isolant la France, ce système liera à l'Allemagne, directement ou indirectement, toutes les autres puissances européennes, en utilisant et en jugulant leurs antagonismes respectifs. œuvre sans cesse tendue vers l'impossible puisque l'Allemagne, par son étendue, le nombre de ses habitants et sa situation au centre du continent, représente pour tous les autres États une menace dès lors qu'elle se constitue elle aussi en État unitaire. Du temps de Bismarck, comme de nos jours, comme au xiiie siècle, l'Allemagne n'est supportable que désunie, nation organisée en plusieurs États, à moins bien entendu qu'elle ne soit assumée unie dans une unité supérieure, dans un état européen, inconcevable à l'époque bismarckienne. Clamant sa saturation et cherchant à jouer exclusivement un rôle de conciliatrice, l'Allemagne de Bismarck inquiète toujours. À force d'inventions diplomatiques géniales et dérisoires, Bismarck parvient à maintenir en état le nouvel équilibre européen issu des guerres de 1864, 1866 et 1871 ; cette construction lui survivra même pendant un quart de siècle, mais sa fragilité et son caractère provisoire étaient largement perçus : par Bismarck lui-même, qui cherchait toujours à éviter l'épreuve de force d'un conflit européen auquel l'Allemagne ne pourrait rester étrangère, et par un nombre croissant de responsables (ou d'irresponsables) militaires, politiques, industriels et financiers, qui ne voyaient de salut pour l'Allemagne que dans la fuite en avant, par l'entrée en force dans une Weltpolitik, dans une conflagration dont l'issue victorieuse assurerait à l'Allemagne une prépondérance inexpugnable. Le peu de goût de Bismarck pour les aventures coloniales dans lesquelles il s'engage à contrecœur, qu'il exploite à un moment donné au service d'objectifs purement européens (pour exercer une pression sur l'Angleterre) pour s'en désintéresser à nouveau, illustre son désir de s'en tenir aux succès qui ont permis à la Prusse devenue le Reich allemand d'être un grand État, le plus puissant relativement, mais un État comme les autres.

30Cette modération, ce désir de figer l'évolution, d'arrêter la marche du temps dont on s'est naguère servi comme moteur ont leurs fondements à l'intérieur de la société prusso-allemande. Les forces qui voudraient aller « plus loin », nationalistes, pangermanistes, colonialistes, chrétiens-sociaux antisémites, menacent l'équilibre des forces privilégiées que Bismarck avait réussi à établir au plus grand profit de sa classe d'origine. Professeurs, intellectuels, pasteurs, petits-bourgeois déclassés, industriels ou armateurs à la poursuite de succès économiques excessifs, militaires avides de victoires qu'ils comptent, à tort, obtenir bon marché, zélateurs petits ou grands de la volonté de puissance, tous ensemble compromettent la stabilité du compromis intérieur réalisé en 1866-1867. Par sa politique extérieure uniquement tendue vers le maintien du statu quo de 1871, Bismarck leur bloque la voie du succès. Ils ne pourront triompher à l'intérieur qu'en transformant le Reich en entreprise de proie, grâce à des guerres victorieuses qui feraient de l'Allemagne une puissance maîtresse et exploiteuse d'autres peuples. De cette aventure Bismarck ne veut pas plus que de la révolution social-démocrate. Puisque tous les changements qu'il a réalisés pour ne pas en subir de plus vastes ne visaient qu'à maintenir l'essentiel de l'ordre intérieur traditionnel et à accroître la puissance prussienne, il lui faut, maintenant que ces buts sont atteints, bloquer tous les changements ultérieurs.

Une œuvre fragile

31Mais Bismarck a trop d'intelligence et trop d'expérience pour ne pas savoir que de telles résistances au devenir sont toujours tôt ou tard vouées à l'échec. D'où un pessimisme profond, un scepticisme abyssal, une mauvaise humeur permanente qui s'accentuent chez lui avec l'âge. S'il ne se préoccupe pas d'un successeur véritable – son fils Herbert, garçon grossier, brutal, sans génie ni grâce n'en est pas un  c'est qu'il sait bien sûr qu'on ne succède pas à Bismarck, mais aussi que tout successeur aura le plus grand mal à sauver une œuvre qui ne fut en fin de compte qu'un immense, génial et vain combat de retardement contre des forces montantes. Quel symbole : au printemps de 1945, la veuve de Bill Bismarck, le second fils du chancelier, se suicide au moment où les troupes soviétiques entrent au château de Varzin, la demeure ancestrale ! C'est à ce moment-là, moins d'un demi-siècle après la mort d'Otto von Bismarck, que s'écrouleront définitivement l'ordre, la société, le système des rapports économiques et humains que toute son œuvre avait cherché à sauver. Tout homme d'État digne de ce nom doit mourir désespéré, ayant su qu'il n'est pas besoin d'espérer pour entreprendre. Bismarck lui-même a écrit dans sa vieillesse qu'aucun homme d'État ne peut formuler un projet et s'en faire une loi pour une durée qui dépasse deux ou trois ans.

32Guillaume II, garçon mal élevé, paresseux, fantasque apparaît ainsi comme l'instrument d'une histoire qui se sert des grands hommes pour avancer inexorablement vers d'autres états de l'existence sociale. Bismarck ne s'est jamais résigné à sa chute. Les Gedanken und Erinnerungen sont certes une opération de vengeance par laquelle il entend confondre l'ingratitude et la stupidité d'un jeune prince présomptueux qui s'est séparé d'un tel serviteur, mais elles constituent aussi une intervention post mortem dans la politique active, et plus particulièrement dans la politique internationale. Sur ce plan, elles forment un tout avec les interviews et les articles inspirés au moyen desquels Bismarck ne cesse de contrarier l'action de l'Empereur et de ses nouveaux conseillers. L'œuvre prestigieuse dont il redoutait la fragilité, il ne cesse ainsi lui‑même de l'ébranler à coups redoublés.

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