La sociologie contre l’individualisme ?

p. 309-310


Texte intégral

1C’est aujourd’hui la dernière des chroniques que je donne sur l’antenne de France-Culture depuis près de deux ans. L’occasion pour moi de saluer, et de remercier, celles et ceux des auditeurs qui m’ont écouté régulièrement et qui, pour certains, m’ont écrit pour m’encourager, me demander des références bibliographiques et des précisions, ou me faire part d’objections. Il y a deux ans, ma première chronique débutait par une question : qu’est-ce que faire de la sociologie ? En quoi cela consiste-t-il ?1 Deux ans plus tard, au moment où se referme mon propos, sommes-nous plus avancés ?

2Le grand anthropologue Louis Dumont a suggéré que si la sociologie avait émergé dans les sociétés occidentales au cours du xixe siècle, cela devait être mis en rapport avec l’avènement, à la même époque, de l’idéologie individualiste. Pour Dumont en effet, « la vraie fonction de la sociologie est de remédier à la lacune qu’introduit la mentalité individualiste, lorsqu’elle confond l’idéal et le réel ». Il ajoute ceci : « À l’individu se suffisant à lui-même, la sociologie oppose l’homme social ; elle considère chaque homme, non plus comme une incarnation particulière de l’humanité abstraite, mais comme un point d’émergence plus ou moins autonome d’une humanité collective particulière, d’une société. » Ainsi, plus nos sociétés croient en l’existence d’individus autonomes porteurs de droits subjectifs, et surtout, plus elles confondent cet idéal avec la réalité de leurs pratiques observables, plus elles ont besoin, comme une sorte d’antidote, de porter sur elles-mêmes un regard sociologique. Un regard qui leur montrera que, quoi qu’elles s’imaginent sur elles-mêmes, l’individualisme n’est pas encore leur façon de vivre effective. Le grand secret que nous dévoile la sociologie, c’est ainsi, selon Dumont, que nous, Modernes, ne sommes jamais, dans nos façons d’agir et de penser, aussi individualistes et aussi subjectifs que nous pensons l’être. Car il y a toujours, entre nous, plus d’interdépendance et plus de communauté de pensée que nous ne serions portés à le croire, ou à le vouloir.

3De là, un trait marquant de la sociologie. Elle est nécessairement intempestive et subversive puisqu’elle vient en permanence dénier à l’idéologie individualiste ses prétentions à rendre compte correctement du monde social. Certains d’entre nous se croient des individus entièrement libres et autonomes dans leurs choix ? La sociologie leur rappelle ce que leurs choix supposés autonomes doivent à leur socialisation et à la place particulière qu’ils occupent dans des systèmes d’action concrets, les mettant aux prises avec d’autres êtres humains. Certains d’entre nous estiment que ceux qui commandent socialement aux autres le doivent à leurs dons naturels ou à leurs mérites propres ? La sociologie signale les limites de cette vision naïve, ou cynique, de l’ordre social, en montrant la distribution, socialement très inégale, des chances de réussir, et la persistance, dans nos sociétés réputées égalitaires, de puissants mécanismes de discrimination et de domination2. Intempestive, la sociologie est donc souvent aussi agaçante et scandaleuse, pour chacun de nous, et les raisons que nous avons de la rejeter ne manquent pas.

4Elle n’en demeure pas moins une vérité sur nous-mêmes à laquelle chacun peut accéder, du seul fait que chacun ne cesse de faire l’expérience de sa nature d’être social. Certes, nous nous dépêchons souvent d’oublier ou de nier en nous et chez les autres cette nature sociale, préférant penser nos relations mutuelles dans des catégories individualistes et psychologiques, qui sont celles-là mêmes que nous enseigne d’adopter l’idéologie individualiste. Mais il y a toujours, dans cet oubli ou ce refus de la sociologie, une forme de mauvaise foi. Regardons-nous individuellement. Regardons-nous collectivement. Nous sommes des êtres humains parmi d’autres, incapables de vivre et de se définir sans le secours des autres, et cela n’est pas le contraire de notre individualité profonde, de notre subjectivité et de notre liberté. C’en sont plutôt les conditions de possibilité.

521 juillet 2009

Notes de bas de page

1 Voir le texte d’ouverture du présent ouvrage « La sociologie : une démonologie laïque ? », p. 13-16.

2 Voir sur ce point « Cachez ces inégalités sociales que nous ne saurions voir ».p. 135-137.


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