Pouvons-nous cesser d’être un être social ?
p. 305-307
Texte intégral
1La nuit dernière, partout à travers la France, l’Europe, les Amériques, et une bonne partie des autres continents, des individus qui ne se connaissent pas, et qui ne se rencontreront jamais, ont accompli des rites à peu près similaires, se sont dit des paroles analogues et ont fait en compagnie de leurs proches des choses du même type – comme partager un bon repas, boire du champagne et offrir des cadeaux aux enfants. C’est ce qui s’appelle « fêter Noël ». Comment expliquer une telle synchronie entre tant d’individus ? Un tel mimétisme ? Qui en est le chef d’orchestre ? Le grand ordonnateur ? Ce ne sont pas les astres, ni le calendrier qui ont imposé à ces êtres humains de faire, hier soir, ce qu’ils ont cru devoir faire. Comment le calendrier de la Poste accroché dans votre cuisine pourrait-il vous avoir forcé, par lui-même, à faire quoi que ce soit ? Ce n’est pas non plus le patrimoine génétique ou les instincts animaux de ces individus qui les ont forcés hier soir à accomplir de telles actions. Comment expliquer sinon que tant de personnes à travers le monde, si génétiquement différentes, aient agi de la même façon, au même moment ? Non, ce qui est arrivé hier soir, est bel et bien de l’ordre d’un fait social, c’est-à-dire d’un comportement collectif que seule notre nature d’être vivant en société permet d’expliquer.
2À ceux qui se demandent à quoi sert la sociologie, on pourrait ainsi répondre simplement : à comprendre et à expliquer des phénomènes tels que Noël. Quelle autre science, en effet, a la capacité de rendre explicable et prévisible que des milliers, voire des millions d’individus accomplissent le même jour de l’année les mêmes rites, produisent le même type de pensée et cultivent le même type de croyances ? C’est cette dimension mimétique propre à la vie sociale qui avait frappé, à la fin du xixe siècle, le sociologue français Gabriel Tarde qui se rendit célèbre en publiant en 1890 un ouvrage intitulé Les Lois de l’imitation. Par « imitation », Tarde entendait « toute empreinte de photographie interspirituelle, qu’elle soit voulue ou non, passive ou active ». Sa thèse était que nous passons notre temps à nous imiter mutuellement, c’est-à-dire à déposer en autrui l’empreinte de notre action et à recevoir en nous l’empreinte de la sienne. Chacun de nous, en d’autres termes, porte en lui la photographie spirituelle des autres, du moins de ceux avec qui il a été en contact et par qui il a été impressionné, comme peut l’être une plaque argentique. Ainsi, par exemple, nos goûts vestimentaires résultent, selon Tarde, de nos rencontres avec d’autres qui nous ont impressionnés et que nous imitons maintenant, sans même parfois nous en apercevoir. Il en va de même pour notre façon de parler, d’allumer une cigarette, de tenir notre fourchette à table ou de porter des jugements politiques ou moraux.
3On entend dire parfois que la méthode expérimentale ne peut pas être mise en œuvre en sociologie. Rien n’est plus faux. Au contraire, chacun d’entre nous peut à tout instant, et très facilement, se livrer à des expérimentations sociologiques. Vous pourrez par exemple essayer l’an prochain, pour voir ce que cela fait, de ne pas fêter Noël – ou quelque autre fête religieuse, ou autre, que vous avez pour habitude de fêter. Quels effets cela produit socialement de ne pas imiter les autres ? Voilà ce que cette expérience sur vous-même pourra permettre de déterminer. On peut d’ailleurs en prévoir assez aisément le résultat : sachant que vous ne fêterez pas Noël, que vous resterez seul dans votre coin et ne ferez ce soir-là rien de spécial, les parents et les proches avec qui, d’habitude, vous fêtez Noël, ne devraient pas manquer de s’inquiéter de votre attitude. Sans doute feront-ils pression sur vous, jusqu’au soir du 24 décembre, pour que vous changiez d’avis et que vous vous joigniez à eux – surtout si vous ne prétextez rien d’autre, pour ne pas fêter Noël, que votre simple envie de ne pas fêter Noël, et si vous leur expliquez, de surcroît, que vous n’avez nullement l’intention de fêter Noël avec d’autres qu’eux. Mais il y a mieux : même si vous résistez héroïquement à cette pression sociale et restez seul, il est à craindre que vous éprouviez les pires difficultés à faire abstraction ce soir-là du fait que c’est Noël – autrement dit, un soir quand même très spécial, un soir où vous auriez dû fêter Noël. Vous aurez fait alors intimement l’expérience des limites de ce que Gabriel Tarde appelle la « contre-imitation ». Comme il le souligne, la contre-imitation – autrement dit, le fait de faire le contraire des autres – n’est jamais qu’une autre forme de l’imitation. Car dire blanc parce que l’autre dit noir est encore une manière d’être impressionné par ce qu’il a dit. C’est ainsi que Tarde en vient à cette définition profonde et originale de ce qu’est une société humaine : « C’est un groupe de gens qui présentent entre eux beaucoup de similitudes produites par imitation ou par contre-imitation ». Car, ajoute-t-il, « les hommes se contre-imitent beaucoup » et, « en se contre-imitant », « ils vont s’assimilant de plus en plus ».
4Il faut conseiller à tous ceux qui se veulent originaux et contraires à la masse – « au troupeau » disent-ils parfois – de lire Tarde. Ils verront qu’ils ne font rien d’autre, en s’en distinguant à tout prix, que renforcer leur synchronie avec cette masse qu’ils méprisent, et à faire société avec elle à un point qu’ils n’imaginent pas. Tarde, sur ce plan, nous initie au point de vue sociologique en ce qu’il nous montre combien il nous est difficile de nous passer de nos contemporains. Non pas parce que, comme on a coutume de le dire, nous aurions un profond besoin psychologique de sociabilité et d’échanges avec nos semblables. Mais beaucoup plus profondément, et plus radicalement, parce que nous n’arrivons pas à nous débarrasser de l’impression qu’ils nous font, et qu’ils nous ont faite, depuis que nous sommes nés parmi eux.
525 décembre 2007
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