Des règles sociales au cœur de ce que nous avons de plus personnel
p. 303-304
Texte intégral
1Il y a peu, l’INSEE a rendu publics les prénoms préférés des Français pour la première partie de l’année 2008. Autrement dit, les prénoms que se sont vu attribuer le plus souvent les enfants français nés depuis le 1er janvier de cette année. Chez les filles, en ce moment, ce sont les Emma, Maëlys, Louane, Léa et Clara qui ont le plus la cote. Chez les garçons, les Mathéo, Mathis, Enzo, Noah, Yanis et Théo font course en tête. Les spécialistes nous expliquent que les Français raffolent désormais des prénoms courts, à une ou deux syllabes. Pour les garçons, les prénoms qui finissent par un « o » sont privilégiés, alors que pour les filles, ce sont plutôt les sonorités en « a ». De telles régularités, constatées à l’échelle nationale, suggèrent que l’attribution d’un prénom obéit à certaines règles sociales. Cela peut paraître paradoxal : ce qui nous désigne à nos yeux le plus personnellement, notre prénom, serait aussi, à la vue des données statistiques, ce qui nous rattache le plus certainement à une collectivité ?
2Dans un passage célèbre de La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss a donné une interprétation forte de cet apparent paradoxe. Le problème de toute société, explique-t-il, est d’intégrer dans son ordre ce qui apparaît hors de son ordre, comme par exemple l’étranger ou le malade. L’enfant qui naît fait partie, lui aussi, de ces êtres qui viennent déranger l’ordre institué. Lui donner, le plus rapidement possible, un nom propre, c’est le singulariser bien sûr, mais c’est aussi l’intégrer dans cet ordre, en lui indiquant une place. Dans les sociétés que Lévi-Strauss étudie, le système totémique fournit un moyen très élaboré d’accomplir cette opération de singularisation qui est, en même temps, une opération de normalisation. Ainsi, un nouveau-né du clan de l’Aigle s’appellera-t-il « Tête d’Aigle » ou « Plume d’Aigle ». Il aura de ce fait sa place, de droit, parmi le clan de l’Aigle. Mais il sera aussi un être singulier à l’intérieur de ce clan, car il y représentera à lui tout seul une sous-espèce déterminée : celle des Têtes ou celle des Plumes.
3Les sociétés totémiques nous montrent en somme qu’il ne peut jamais y avoir d’individuation sans un système de classification. En quoi est-ce vrai également dans nos sociétés ? De manière inattendue, Lévi-Strauss prend l’exemple, qui pourra choquer, du nom que nous donnons à notre chien. Ce nom peut être « Médor », « Monsieur » ou « Pelléas ». Toujours est-il que l’attribuer consiste à se déterminer par rapport à un système de répartition des noms de chiens qui nous préexiste et, en même temps, à se classer soi-même en tant que propriétaire d’un certain genre : propriétaire banal si j’appelle mon chien « Médor », propriétaire provocateur si je l’appelle « Monsieur », ou esthète si je l’appelle « Pelléas ».
4Reste cependant un problème technique qui apparaît clairement dans le cas des systèmes totémiques, lorsque le nombre d’enfants qui attendent un nom propre au sein d’un clan devient supérieur au stock des noms qui sont susceptibles d’être attribués dans le système de classification. Lévi-Strauss montre que ce problème est résolu par la sacralisation de certains noms communs qui sont transformés, au cours de rituels religieux, en de nouveaux noms propres, prêts à être attribués. De même, dans nos sociétés, apparaissent chaque année des prénoms nouveaux qui sont autorisés par l’État via leur enregistrement civil, sorte d’équivalent du rituel religieux des sociétés totémiques. Il est clair que ces prénoms inédits satisfont l’envie de nombreux parents de se singulariser. Mais cette recherche de singularité et d’innovation, si l’on suit Lévi-Strauss, ne saurait être comprise comme une sortie au dehors de l’ordre social où elle s’effectue. L’opération de distinction qu’elle engage, en effet, est une opération de classement de soi par rapport aux autres et de classement des autres par rapport à soi.
511 novembre 2008
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