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Le futur nous appartient
p. 301-302
Texte intégral
1Dans quelques heures, nous ferons nos adieux à l’année 2008. Période bénie pour les chocolatiers et les producteurs de champagne. Mais aussi : moment que les médias jugent propice pour nous proposer, en une sorte de rituel immuable, de tirer des bilans et de prévoir le futur. Toutes sortes d’experts cathodiques sont convoqués par les journalistes pour nous aider à analyser ce qui nous est arrivé en 2008 et pour lire dans le marc de café ce que 2009 nous réserve. Presque toujours, ils utilisent pour ce faire le mode de l’indicatif, s’exprimant tantôt au passé composé : « Voilà ce qui s’est passé en 2008 » ; tantôt au futur simple : « Voici qui arrivera en 2009 ». Il existe pourtant une autre façon de se rapporter au réel : c’est celle qui consisterait à employer le mode conditionnel. « Voilà ce qui aurait pu se passer en 2008 » et « voici ce qui se passerait alors en 2009 ».
2Eh oui, que se passerait-il en 2009 si, en 2008, la crise des subprimes n’avait pas pris le tour qu’elle a pris ? Que se passerait-il en 2009 dans l’industrie cinématographique française si, en 2008, le film Bienvenue chez les Ch’tis n’avait pas remporté le succès que l’on sait ? Que se passerait-il en 2009 en Irak si, en 2008, John Mac Cain était devenu président des États-Unis ? Et dans la vie politique française, si Ségolène Royal était devenue premier secrétaire du Parti socialiste ? Il est vrai qu’avec des « si », on pourrait mettre Paris en bouteille ! Par conséquent, de tels raisonnements au conditionnel ont-ils le moindre intérêt ? Pour nombre de chercheurs en sciences sociales, la réponse est clairement « non ». Le but des sciences sociales, disent-ils, n’a jamais été de conjecturer sur ce qui se serait passé si ceci, ou si cela : il est plutôt d’expliquer pourquoi cela s’est passé comme ceci, et pas autrement. Ils se réfèrent parfois à Max Weber sur ce point, qui affirmait vouloir expliquer ce qu’il appelait le « devenir comme tel et pas autrement de la réalité ».
3Pourtant, tout le monde en science sociale n’est pas d’accord. Dans les années 1960, le courant qu’on a appelé la New Economic History a développé un point de vue inverse. Pour tenter de mesurer l’impact du chemin de fer sur la croissance de l’économie américaine, l’historien Robert Fogel a par exemple entrepris de reconstruire quelle aurait été l’évolution de cette économie si le chemin de fer avait été inconnu à l’époque. D’autres historiens de ce courant ont construit un modèle de croissance de l’économie russe depuis 1918 en imaginant ce qui se serait passé si cette économie n’avait pas été socialiste. Plus récemment, un historien britannique très médiatique outre-Manche, Niall Ferguson, a utilisé la même méthode, dite contre-factuelle, pour montrer que selon lui, lors de la Première Guerre mondiale, l’Europe aurait eu beaucoup plus à gagner au plan de sa stabilité politique et de sa prospérité à ce que la Grande-Bretagne n’entre pas en guerre et laisse l’Allemagne l’emporter.
4En réalité, il n’est pas certain que Max Weber aurait vu d’un mauvais œil cette façon de faire. Pour analyser ce qu’il appelait le « devenir comme tel et pas autrement » de la réalité, il a en effet suggéré dans plusieurs textes qu’il y a obligation de se demander si, par hypothèse, le déroulement des évènements aurait été le même au cas où tel ou tel facteur considéré isolément aurait été différent. Autrement dit, c’est en s’interrogeant sur ce qui aurait pu être, que le sociologue ou l’historien peut parvenir à expliquer ce qui est effectivement advenu.
5C’est une belle affirmation du rôle central que doit jouer dans la science moderne le recours à l’imagination. Car imaginer que les choses auraient pu prendre un cours différent n’est pas simplement une vue de l’esprit ou un résidu de pensée magique : c’est un moyen efficace de lutter contre la naturalisation du cours de l’histoire et par conséquent, de comprendre que le futur nous appartient.
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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