URL originale : https://books.openedition.org/pressesmines/889

Les sciences sociales sont-elles utiles aux pouvoirs publics ?
p. 297-299
Texte intégral
1C’est maintenant une certitude : Nicolas Sarkozy n’est pas Max Weber. On en a eu la preuve définitive, jeudi dernier, lors de l’interview que le président de la République a donnée sur les deux plus grandes chaînes de télévision de notre pays. Interrogé par les journalistes Patrick Poivre d’Arvor et Arlette Chabot au sujet des émeutes de Villiers-le-Bel, le chef de l’État a en effet eu cette phrase : « Quand on commence à expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable. » On ne doute pas que la petite phrase en question ait été longuement préparée, et ciselée avec soin, par l’un de ces orfèvres en communication politique dont s’entoure tout gouvernant moderne. Il n’en reste pas moins qu’on a connu orfèvre mieux inspiré. Que dit en effet cette petite phrase, prise littéralement ? Ceci : il y a des choses, en ce bas monde, qu’on ne peut pas expliquer, et qu’il est moralement dangereux de vouloir expliquer, car chercher à les expliquer conduit, à la fin, à faire preuve de trop d’indulgence et de complaisance à l’égard de gens qui ne le méritent pas. Autrement dit : pour garder intactes notre indignation face au crime et notre volonté de le voir châtié, ne cherchons pas à trop en savoir sur le criminel, ce qui le motive, ce qu’a été son parcours.
2C’est contre ce type de confusion logique que s’est toujours élevé Max Weber. Il n’eut de cesse, quant à lui, de considérer les choses en homme de science : oui, il est nécessaire de chercher à expliquer l’inexplicable. Telle est la vocation du savant. Il n’y en a pas d’autre, dans les sciences sociales comme dans les sciences de la nature. Et tel est l’idéal fondateur des Lumières et de la science moderne. Non, cela ne conduit pas, en sciences sociales, à excuser les crimes qu’ont commis ceux dont on a fait l’effort de comprendre les logiques et d’expliquer les actions mais dont on peut continuer, à titre personnel, à désavouer les faits et gestes avec la plus grande fermeté. Comme Weber l’a écrit dans son Essai sur le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques : « Non seulement “tout comprendre” ne veut pas dire “tout pardonner”, mais en général la simple compréhension de la position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver. » Au demeurant, n’est-ce pas un étrange manque de confiance en soi, et en ses propres valeurs, que de croire que parce que l’on comprend la logique d’action d’un assassin, le code d’honneur d’un bandit ou l’ethos d’un terroriste kamikaze, on va soudain se mettre à approuver le meurtre, le vol ou les attentats terroristes ou du moins, à ne plus les condamner avec la même force morale ?
3Imaginons un monde où les chercheurs en sciences sociales auraient reçu, du pouvoir politique, l’ordre de ne plus jamais chercher à expliquer l’inexplicable. L’ordre, en somme, de se mettre en chômage technique et de disparaître en tant que chercheurs. Le mystère de la violence qui imprègne les rapports sociaux serait alors pleinement sauvegardé : des actes délictueux, des émeutes, des CRS pris pour cibles, tout cela serait désormais conservé à l’abri de toute tentative d’explication ; préservé dans son apparence d’acte purement gratuit, de manifestation d’irrationalité, de pure barbarie. À peu près dans l’état, en somme, où cela nous est actuellement présenté sur certaines chaînes de télévision. Face à quoi, l’action publique n’aurait plus qu’à déployer sa propre violence et à tenter de réprimer, au nom de la Civilisation et de la légitime défense de la société, la violence mystérieuse de ceux qui causent des troubles d’une manière inexplicable qu’il ne faut surtout pas chercher à expliquer. Un peu comme le personnage de Jack Bauer dans la série télé « 24h » luttant contre des terroristes qui sont le Mal incarné et dont il n’a pas besoin d’essayer d’expliquer, ni de comprendre les motivations et la trajectoire sociale pour savoir qu’ils doivent être mis hors d’état de nuire, sans délais.
4Si une telle politique répressive à la Jack Bauer marche, dans les banlieues ou ailleurs, il n’y aura rien à dire : la preuve sera faite que les sciences sociales ne sont pas utiles à l’action publique. Mais si la violence inexplicable qu’on cherche à réprimer, mystérieusement renaît ? Si l’inexcusable dommage qu’elle produit bizarrement se répète ? Si la répression de l’État, même amplifiée, ne suffit pas à endiguer le flot intarissable des ennemis de la société ? Si les terroristes continuent à affluer et, quoiqu’on les décime, à sans cesse se renouveler ? Alors, peut-être apercevra-t-on l’intérêt des sciences sociales pour faire œuvre, réellement, de civilisation. Un peu comme le gouvernement américain qui, voyant la guerre civile se propager en Irak, découvre aujourd’hui qu’il existe aux États-Unis des anthropologues spécialistes de cette région du monde qu’on aurait pu consulter davantage et qui sont capables de démêler intellectuellement l’écheveau des relations tribales et claniques que les cow-boys de Washington, dans un premier temps, avaient préféré ne pas prendre en considération, histoire de simplifier le profil et les motivations de l’ennemi à combattre.
5Au fond, la petite phrase de Nicolas Sarkozy revendiquant, au nom de la nécessité morale du châtiment, qu’on préserve le mystère de la violence sociale, ne devrait pas troubler que les humanistes, les scientifiques et tous ceux qui, dans ce pays, restent encore attachés au rationalisme des Lumières. Elle a de quoi inquiéter aussi ceux qui veulent plus de sécurité, et les forces de l’ordre elles-mêmes. Car le pari qui est proposé à travers cette petite phrase n’est autre que celui, fort risqué, d’une répression du crime et de la délinquance qui ferait l’économie de comprendre et d’expliquer à quoi peut tenir exactement la puissance, dans certains cas récalcitrante, des forces à combattre.
64 décembre 2007
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
La sociologie sur le vif
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3