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Incendie d’un bus à Marseille : la sociologie comme scandale moral
p. 293-295
Texte intégral
1C’est aujourd’hui que s’ouvre le procès de deux des huit jeunes gens qui ont incendié un bus à Marseille, il y a un an, blessant grièvement une étudiante de 26 ans, Mama Galledou. Ils voulaient faire comme à Paris, ont-ils dit aux enquêteurs. C’est-à-dire : incendier un bus pour passer à la télé. Les voilà maintenant poursuivis pour « incendie volontaire ayant entraîné une infirmité ou une mutilation permanente ». Ils risquent jusqu’à quinze ans de prison. Comme ils l’ont expliqué, ils avaient programmé leur action depuis la veille. Les rôles avaient été, parmi eux, bien distribués, comme dans un véritable commando militaire. Préméditation, donc : la responsabilité personnelle et l’intentionnalité de chacun de ces huit jeunes ne font aucun doute.
2Comment la sociologie peut-elle intervenir à propos d’un fait divers comme celui-là ? Il y a fort à parier que ce qu’auraient à en dire la plupart des sociologues serait interprétable, dans le contexte du procès qui s’ouvre aujourd’hui, comme l’invocation de circonstances atténuantes en faveur des jeunes criminels. Certains de ces sociologues, par exemple, pourraient être tentés d’évoquer ce que l’américain Robert Merton a appelé, dans les années 1950, les « conséquences inattendues de l’action sociale finalisée »1. Il entendait par là que la plupart du temps, dans la vie sociale, nous n’anticipons guère, ou très mal, les conséquences effectives de nos actes : nous visons quelque chose, généralement sans l’obtenir, mais avec comme résultat d’obtenir quelque chose d’autre, que nous n’avions pas prévu. Voilà qui s’applique à nos huit jeunes Marseillais : les juges ont noté qu’« aucun d’entre eux n’avait eu l’intention de blesser les individus ». Intention de brûler un bus, oui, très clairement. Intention d’infliger des souffrances à Mama Galledou, non. Pas vraiment.
3D’autres sociologues pourraient se référer aux travaux d’un autre Américain, Howard Becker, qui dans ses études sur la déviance, a souligné combien, dans un groupe délinquant, chaque individu est constamment soumis par ses pairs à des sanctions – qui vont de la simple raillerie à l’exclusion – si jamais il n’adopte pas un comportement conforme au groupe, c’est-à-dire non-conforme aux normes dominantes de la société. Postuler, dans ce cas, une responsabilité personnelle pleine et entière des individus déviants, c’est, diraient ces sociologues, méconnaître le poids de la pression sociale qu’exerce sur eux le groupe déviant auquel ils sont intégrés.
4D’autres sociologues encore pourraient se revendiquer de la sociologie de Pierre Bourdieu pour insister sur le fait que les chances objectives d’en venir à brûler un bus dans l’espoir de passer à la télé sont très inégalement distribuées socialement. Ils souligneraient ainsi que les enfants des classes populaires, en échec scolaire, relégués dans des cités délabrées, où le taux de chômage est extrêmement élevé, les revenus bas, les familles nombreuses et parfois monoparentales, ont plus de chances statistiques d’avoir envie d’agir violemment contre des bus, et surtout de passer effectivement à l’acte, que les enfants des banlieues chics de Paris.
5Toutes ces interventions de la sociologie seraient d’une certaine manière scandaleuses. En atténuant l’intentionnalité et la responsabilité individuelle du crime qui a été commis, elles auraient beaucoup de chances d’apparaître aux yeux du public vouloir disculper les criminels. Les sociologues en sont conscients. C’est sans doute pourquoi ils ont tendance à se faire tout petits face à ce genre de faits divers. Pour sortir de ce mutisme et de cette autocensure, il conviendrait peut-être de faire évoluer deux choses : la sociologie d’une part, sa réception par le grand public d’autre part.
6D’abord, il est certain que la sociologie doit cesser de croire que son travail s’arrête à partir du moment où elle a montré les limites de l’autonomie des individus que nous sommes. Sa tâche est, au moins autant, de rendre compte de ce phénomène social que constitue l’autonomie ou du moins, un certain degré d’autonomie individuelle. Parvenir à concilier les deux perspectives, celle de l’autonomie relative des individus et celle de leur manque d’autonomie observable, demande des approches sociologiques suffisamment subtiles. Or, celles qui ont le plus pignon sur rue ne le sont pas toujours.
7Sur le plan, ensuite, de l’accueil que la société peut réserver à la sociologie, on peut sans doute défendre l’idée que cette science a moins sa place dans les prétoires, où elle tendra à être mise au service d’une relativisation du crime (ce qui n’a jamais été son but), que dans la sphère de la réflexion politique, où elle peut utilement aider, non pas à juger à ce qui s’est passé mais plutôt à comprendre pourquoi cela s’est passé et quels mécanismes sociaux ont été en jeu, afin d’envisager les dispositifs préventifs, éducatifs et sociaux à mettre en place pour contribuer à ce que cela ait toujours moins de chances, à l’avenir, de se reproduire.
825 septembre 2007
Notes de bas de page
1 Voir « Surpêche et agrocarburants : n’est pas rationnel qui veut », p. 187-189 dans cet ouvrage.
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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