« La suite dans les idées » : émission inutile et dangereuse ?
p. 291-292
Texte intégral
1C’est donc aujourd’hui la 1000e de « La suite dans les idées ». Un millier d’heures que Sylvain Bourmeau a consacrées sur France-Culture, depuis 1999, à l’actualité des sciences sociales. Cela a-t-il servi en quoi que ce soit la cause de ces sciences ? De manière générale, la médiatisation des sciences sociales est-elle quelque chose d’utile à leur développement ? Il existe, chez nombre de chercheurs, un grand scepticisme à ce sujet. Un scepticisme qui n’est pas sans rappeler parfois la rhétorique réactionnaire dont le sociologue Albert Hirschman avait démonté les rouages dans un ouvrage paru en 1991. Analysant les discours qui, depuis deux siècles, en France, en Angleterre et aux États-Unis, se sont opposé aux réformes sociales progressistes, Hirschman repérait trois thèses, typiques selon lui de la pensée réactionnaire.
2La première est celle de l’effet pervers (perversity). Dans le cas qui nous intéresse ici, elle revient à affirmer que la médiatisation des sciences sociales, loin de susciter au sein du public l’envie de lire les travaux produits par ces sciences, aboutit finalement à l’effet inverse : les profanes se contenteraient du savoir superficiel et partiel que leur fournissent les médias, en renonçant à l’effort de se plonger par eux-mêmes dans les livres dont on leur parle. Certains chercheurs soutiennent cette thèse. Cependant, tout la dément : un simple coup d’œil aux données statistiques relatives à la consommation des biens culturels suffit à comprendre que plus un individu lit un magazine qui fait place à l’actualité des sciences sociales, ou écoute une station comme France-Culture, plus il a de chances d’être également un lecteur de sciences sociales.
3Une seconde thèse réactionnaire identifiée par Hirschman est celle de l’inanité (futility). En l’occurrence, elle revient à dire que la médiatisation des sciences sociales ne change absolument rien à l’état de la société. Car la médiatisation échouerait à convertir véritablement le public aux raisonnements des sciences sociales, les profanes adhérant le plus souvent à de tels raisonnements, ou les rejetant, pour des motifs non scientifiques, liés en particulier à leurs croyances politiques. Cette thèse de l’inanité est elle aussi en vogue chez les chercheurs. Pourtant, des sociologues des sciences comme, en France, Bruno Latour et Michel Callon, ont amplement démontré qu’une innovation ou une idée intellectuelle n’avait quelque chance de se diffuser socialement que si elle était traduite, c’est-à-dire réappropriée par les profanes en fonction de leurs intérêts propres et de leurs horizons d’attente1. Dans cette optique, que les membres du public s’approprient certaines idées des sciences sociales pour des raisons qui ne sont pas scientifiques ne doit pas occulter que, de cette façon, néanmoins, ils se les approprient.
4Enfin, une troisième thèse réactionnaire évoquée par Hirschman est celle de la mise en péril (jeopardy). Dans le cas présent, elle revient à dire que la médiatisation des sciences sociales représente un danger pour l’avenir de ces sciences. Car elle porterait atteinte à l’autonomie du champ scientifique en imposant des modes de consécration des chercheurs fondés sur des critères étrangers à la science comme, par exemple, leur aisance face aux contraintes médiatiques ou la compatibilité de leur discours avec les préjugés idéologiques des journalistes. Cette thèse, très populaire chez les chercheurs, ne coïncide pourtant pas avec ce que la sociologie nous enseigne. Les travaux du sociologue Howard Becker, par exemple, ont montré à quel point l’art ne pouvait exister qu’en tant qu’il est le produit collectif d’un réseau d’intermédiaires allant de l’artiste au public en passant par le marchand d’art, le conservateur de musée et le critique d’art2. Or, les choses ne sont pas différentes dans le cas du monde de la science : celui-ci ne pourrait exister en tant que tel sans un certain nombre d’intermédiaires, dont les enseignants du secondaire et les journalistes, qui participent à la création de la valeur sociale des théories scientifiques.
5La rhétorique réactionnaire passe ainsi largement à côté des enjeux réels de la médiatisation des sciences sociales. Elle rejette le principe même de cette médiatisation, sans voir que les effets des médias ne tiennent pas au medium mais à la façon dont il est utilisé.
618 novembre 2008
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