Festival de Cannes : la face cachée du 7e art
p. 287-288
Texte intégral
1Tapis rouge, montée des marches, stars prenant la pose devant les photographes : nous voilà plongés depuis quelques jours, comme chaque année à pareille époque, dans le rituel du Festival de Cannes. Cette grand-messe mondiale du 7e art frappe par son œcuménisme, tant il est vrai qu’on y voit se côtoyer les grands noms du cinéma le plus commercial et les représentants du cinéma d’auteur le plus exigeant ; les cinéphiles les plus cultivés et le public le moins averti. Il y a pourtant, dans cette représentation que le monde du cinéma nous donne de lui-même, bien des absents. Des absents si terriblement absents qu’à vrai dire, personne ne s’en aperçoit ! Sauf peut-être ceux qui ont lu l’ouvrage que le sociologue américain Howard Becker publia au début des années 1980 sous le titre Les Mondes de l’art.
2Dans ce livre qui fit date, Becker nous indiquait deux grandes façons de produire des œuvres artistiques. La première est celle qui consiste à les fabriquer à l’intérieur de ce qu’il appelle un monde de l’art, c’est-à-dire dans un réseau de coopération où de multiples acteurs accomplissent une part du travail qui contribuera, au final, à produire l’œuvre. C’est le cas par exemple lorsque des producteurs de films, des scénaristes, des metteurs en scène, des acteurs, des techniciens, des critiques, et des propriétaires de salles de cinéma concourent, chacun à sa façon, à la fabrication et à la diffusion d’un film. L’ensemble de ces « professionnels intégrés », comme les appelle Becker, se coordonnent alors en respectant, tant bien que mal, des conventionspartagées.Carc’estlepropredesmondesdel’artlesplusorganisésque d’engendrer des normes et d’exiger des compétences spécifiques dans lesquelles se reconnaissent des professionnels. À Cannes, c’est uniquement un monde de ce genre, un monde de professionnels intégrés, qui se réunit et se célèbre.
3Reste cependant une seconde façon de produire de l’art, à savoir : sans être intégré dans ce genre de monde de l’art et donc sans profiter de la puissance de sa machinerie collective mais aussi sans avoir à subir ses multiples contraintes. Becker évoque ici le cas de ceux qu’ils appellent les « francs-tireurs » : des artistes qui ont appartenu jadis au monde officiel de leur art mais qui ne sont pas parvenus à se plier à ses obligations. On peut songer par exemple à ces cinéastes réputés excentriques qui, faute de respecter suffisamment les conventions en vigueur dans leur art, en viennent à vivre à ses marges, quitte à autofinancer leurs œuvres et à les diffuser dans des circuits fermés. Becker évoque une catégorie d’artistes plus radicalement étrangers encore aux mondes de l’art, ceux qu’il appelle les « artistes populaires ». Sont ici visées les personnes qui réalisent des œuvres qui ressemblent bel et bien à de l’art, du moins aux yeux de quelques observateurs, mais qui les produisent dans une perspective absolument non artistique, par exemple en tant qu’activité domestique. Ainsi en est-il par exemple de certains films en super 8 que des particuliers réalisaient dans les années 1960 dans un cadre familial, et dans lesquels des professionnels du monde du cinéma ont vu, après coup, des formes d’expression authentiquement artistiques, à ce titre récupérables. Becker indique encore une quatrième catégorie d’artistes extérieurs aux mondes de l’art, ceux qu’ils appellent les « artistes naïfs » et qui ont comme particularité d’entreprendre la pratique d’une discipline artistique sans rien connaître aux conventions qui la régissent et sans s’en soucier outre mesure.
4Appliquée à l’actualité cannoise, l’analyse de Becker nous rappelle qu’à côté du monde du cinéma tel qu’il s’auto-célèbre, il existe tout un continent de pratiques sociales consistant à réaliser des films, dans des buts très différents, avec des prétentions variables et sur des supports divers – du réalisateur iconoclaste en rupture de ban au particulier qui filme ses copains le dimanche avec son téléphone portable. Si de telles pratiques ne nous semblent pas dignes d’être reçues comme d’authentiques contributions au septième art, elles le doivent moins à leurs propriétés intrinsèques, nous dit Becker, qu’à l’absence de relation que leurs auteurs entretiennent actuellement avec le monde des professionnels du cinéma et ses conventions. C’est pourquoi, pour peu que de telles relations en viennent à évoluer, certaines de ces œuvres, aujourd’hui exclues ou superbement ignorées, pourraient être récupérées et devenir un jour – qui sait ? – des œuvres primées à Cannes.
519 mai 2009
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