36 ans de BD à Angoulême : la canonisation d’un art mineur

p. 285-286


Texte intégral

1Angoulême accueillait cette semaine la 36e édition du Festival international de la bande dessinée. L’occasion de constater à quel point ce secteur de l’édition est économiquement florissant. Depuis 2003, la production d’ouvrages de bandes dessinées a plus que doublé dans notre pays. Elle génère aujourd’hui un chiffre d’affaires de 320 millions d’euros, représentant 6,5 % du chiffre d’affaires global de l’édition française. Comment expliquer une telle réussite ?

2Peut nous y aider un article de sociologie déjà ancien, puisque publié en 1975, alors que le festival d’Angoulême était encore dans les langes. Cet article s’intitule « La constitution du champ de la bande dessinée ». Son auteur est le sociologue Luc Boltanski. Dans cet article, il s’interroge sur les raisons pour lesquelles une activité entièrement soumise aux lois du marché et qu’absolument personne ne voyait comme artistique – la bande dessinée – est devenue subitement, à la fin des années 1960, une activité considérée comme un art à part entière. Ce changement était loin d’aller de soi ! Boltanski nous rappelle ainsi que depuis la fin du xixe siècle, l’activité de dessinateur de BD était une besogne souvent anonyme, soumise au bon vouloir des éditeurs spécialisés. Ces derniers avaient le pouvoir d’imposer un scénariste à un dessinateur, ou vice versa ; de changer de dessinateur ou de scénariste en cours de parution ; et de choisir eux-mêmes les magazines dans lesquels seraient publiées les bandes. Dans ce contexte, la réussite professionnelle des auteurs se mesurait essentiellement en termes pécuniaires. Il n’existait ni critiques de BD, ni commentateurs, ni historiens, ni enseignants et donc pas non plus de culture propre au domaine.

3Et puis voilà qu’à la fin des années 1960 apparut une nouvelle génération de dessinateurs : Marcel Gotlib, Mandrika, Claire Bretécher, Philippe Druillet, Jean Giraud, Jean-Claude Mezières, Fred. Ceux-là imposèrent un nouveau rapport à l’activité. De par leurs origines sociales, ils ne différaient pourtant guère de leurs prédécesseurs : eux aussi étaient issus des classes populaires ou de la frange inférieure des classes moyennes. Mais avec cependant une différence notable : ils avaient fait plus d’études et avaient ainsi tendance à se penser plus facilement comme des « créateurs » autonomes, auteurs de véritables « œuvres ». Dans leur volonté d’investir leur gagne-pain d’une dignité artistique, ils allaient rencontrer les intérêts convergents d’une partie croissante du public, disposant du même type de trajectoire ascendante qu’eux et, comme eux, intéressés à anoblir une activité culturelle mineure et jusqu’alors socialement dominée. De là, la création de nombreuses revues et fanzines, de clubs, de prix, de congrès et d’événements comme Angoulême, qui allaient participer à ce que Boltanski appelle la « canonisation de la bande dessinée ». Ne tarderaient pas à se joindre à ce mouvement certains intellectuels et universitaires intéressés, eux aussi, à transformer un art méprisé en un objet de célébration érudite. C’est ainsi que la BD s’est mise à disposer d’une culture autonome qui, jusqu’alors, lui avait fait complètement défaut.

4Si l’on suit Boltanski, le succès croissant de la BD s’expliquerait ainsi par l’élévation générale du taux de scolarisation. En effet, lorsque des personnes n’ont pas hérité dans le cadre familial d’un accès naturel à la culture légitime mais ont néanmoins acquis, par l’école, des rudiments de dispositions artistiques et érudites, elles ont tendance à voir dans une activité créatrice, mais socialement dominée, comme la BD, un lieu d’investissement passionnel ajusté à leurs ambitions. Réjouissons-nous donc du succès commercial de la BD : il suggère que l’école parvient à transmettre des aspirations artistiques à des individus qui n’en ont pas hérité à la maison.

53 février 2009


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