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Yves Saint Laurent : le génie des créateurs est-il explicable ?
p. 281-283
Texte intégral
1Le 1er juin dernier, âgé de 71 ans, « le petit prince de la haute couture » est décédé. « Le petit prince de la haute couture » : c’est ainsi que la presse des années 1960 avait baptisé celui qui était alors le très jeune directeur artistique de la maison Dior, Yves Saint Laurent. C’était l’époque où chacune de ses inventions – la ligne « Trapèze », la robe transparente, le duffle-coat à franges – était saluée comme une nouvelle révolution du style et du goût, à la fois scandaleuse et admirable. On louait sa touche unique faite, disait-on, de liberté et d’élégance. On se déclarait époustouflé par l’insolence de son talent. Même sa timidité maladive était vue, paradoxalement, comme une preuve de charisme. Cet homme-là – qui pouvait en douter ? – était habité par le génie créateur. Mais qu’est-ce, au fond, que le génie créateur ? À quoi cela tient-il exactement ? Question parmi les plus redoutables auxquelles ont eu à se confronter la sociologie et l’anthropologie. Car le risque est grand, pour ces disciplines, soit de ne pas se distancier assez du discours sacralisant qui auréole tout acte de création réputé « génial », soit, au contraire, d’en venir à présenter un tel discours comme mystificateur et la valeur qu’il accorde à la création, comme totalement arbitraire.
2Pierre Bourdieu eut le courage de s’attaquer à cette question périlleuse et il le fit d’abord en portant son regard, précisément, sur le monde de la haute couture. C’était dans un article qu’il publia en 1975 sous le titre « Le couturier et sa griffe ». Le sous-titre en était : « Contribution à une théorie de la magie. » En quoi le couturier peut-il être rapproché de la figure du magicien ? C’est, nous dit Bourdieu, qu’il réalise, lui aussi, des opérations de transsubstantiation. Car en effet, sitôt qu’il appose sa griffe sur un vêtement, celui-ci change de nature sociale et de valeur économique. Voilà par exemple des robes africaines aux motifs boubous : tout ce qu’il y a de plus banal dans les rues de Bamako. En 1967, Yves Saint Laurent s’en empare et leur appose sa griffe. Il y suspend aussi de simples coquillages qu’il rebaptise des « bijoux ». Et tout cela devient, soudain, une collection révolutionnaire, du dernier chic, vendue à des prix faramineux. Un peu, si l’on veut, comme l’urinoir de Duchamp, qui est constitué comme objet artistique à la fois parce qu’il est marqué par un peintre qui y a apposé sa signature et parce qu’il est exposé dans une galerie d’art, qui, en l’accueillant, en a fait de facto un objet d’art. Ce que Bourdieu résume par cette formule : « la griffe du couturier est une marque qui change non la nature matérielle, mais la nature sociale de l’objet. »
3Reste la question centrale : pourquoi cette opération de transsubstantiation fonctionne-t-elle ? D’où vient l’efficacité de la magie qu’opère le couturier ? Pour Bourdieu, le moteur de cette efficacité réside dans ce qu’il appelle le champ de la haute couture. Un champ, c’est-à-dire un espace de jeu ou, plus exactement, un espace de relations objectives entre des individus ou des institutions qui sont en compétition pour un même enjeu. En l’occurrence, des stylistes, des maisons de couture, des critiques de mode, qui luttent les uns contre les autres pour définir ce qu’est le nec plus ultra en matière de mode. Qui luttent les uns contre les autres, certes, mais qui ne s’en accordent pas moins, ce faisant, sur la valeur fondamentale à accorder au jeu auquel, ensemble, à travers cette lutte, ils jouent. Or, pour Bourdieu, c’est dans cet accord de fond entre les joueurs que réside l’efficacité magique du créateur. Lorsque, par la simple apposition de sa signature, Yves Saint Laurent transforme une robe qui n’était encore qu’une simple robe en une quasi-œuvre d’art, ce qu’il mobilise, c’est en effet la foi collective qu’engendre la collusion inconsciente entre les compétiteurs du champ. Et, ajoute Bourdieu, il la mobilise avec d’autant plus de chances de succès qu’il fait partie des dominants de ce champ, c’est-à-dire de ceux qui, étant situés au plus haut dans la hiérarchie constitutive de ce champ, peuvent utiliser à leur profit, avec le plus d’aisance et de naturel, les croyances collectives qui en émanent.
4À cela Bourdieu ajoute encore une idée : la quasi-impossibilité de détruire la croyance collective constitutive d’un champ, lorsqu’on participe à ce champ. Une anecdote survenue à Yves Saint Laurent l’illustre parfaitement : au printemps 1971, le créateur présente une collection qui se veut dans son esprit « une sorte de protestation humoristique » contre la mode alors dominante des jupes longues. Mais voilà qu’à son grand étonnement, tout le monde prend sa fantaisie pour une proposition sérieuse, et l’acclame. C’est que la croyance collective est si forte, et le champ si bien constitué, que même quand le magicien veut produire un acte par lequel il signale aux adeptes les limites du jeu qu’ensemble ils jouent, un tel acte n’a pas le pouvoir de provoquer une rupture de la croyance. On pourra en déduire que absolument n’importe quoi – par exemple, des baskets trouées, un jean acheté au Monoprix du coin ou des bouts de tissu rapiécés – est susceptible de devenir un vêtement de haute couture vendu au prix fort, pour peu qu’un créateur dominant dans le champ y appose sa griffe. Dans la perspective où se place Bourdieu, la force et la beauté attribuées à l’objet, en effet, ne tiennent nullement aux caractéristiques intrinsèques de cet objet mais uniquement, répétons-le, à la croyance collective dans la griffe du créateur. Cette conception peut paraître excessive et toucher l’écueil mentionné en commençant, consistant à réduire la valeur des œuvres de création à de simples illusions collectives. Mais il faut admettre cependant qu’elle a le mérite d’inverser utilement la charge de la preuve : c’est à ceux qui protestent que le génie d’Yves Saint Laurent tenait à autre chose qu’à sa position dominante dans le champ, de faire maintenant la preuve que les œuvres de ce créateur avaient une valeur en soi, c’est-à-dire absolument dissociable de sa griffe. Cette preuve n’est pas forcément impossible à produire mais beaucoup plus difficilement, sans doute, que l’on ne le pense spontanément.
510 juin 2008
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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