Ratatouille : le rat comme emblème d’une frustration sociale ?

p. 273-275


Texte intégral

1Si vous avez dans votre entourage des enfants âgés de quatre ans et plus, peut-être vous ont-ils imploré de les emmener au cinéma voir Ratatouille. Rassurez-vous, vous n’êtes pas les seuls ! Ce film d’animation américain, en images de synthèse, a dépassé, depuis sa sortie en France en août dernier, les sept millions d’entrées. Il raconte l’histoire de Rémy, un jeune rat qui vit avec sa famille dans les égouts parisiens et qui cultive le fol espoir de devenir un jour un grand chef cuisinier. Comme de bien entendu, le petit rongeur accédera à son rêve, au prix de mille et unes péripéties.

2Or, voilà qu’on apprend cette semaine dans la presse que, depuis la sortie de ce Ratatouille, les animaleries font face, dans notre pays, à une demande sans précédent de rats. L’engouement est tel que les vendeurs professionnels commencent à avoir du mal à s’approvisionner auprès des éleveurs. Cette ratophilie massive a de quoi intriguer les sociologues. Car naturellement, il ne suffit pas de regarder un film dont le héros est un rat pour avoir subitement envie de ramener un rat à la maison et de s’en faire un animal de compagnie. Le mécanisme est un peu plus subtil. Il a été mis en lumière par le sociologue François Héran, il y a près de vingt ans, dans un article qu’il consacra à la façon dont les Français choisissent de s’entourer d’animaux domestiques et en particulier décident d’acquérir un chat plutôt qu’un chien, ou l’inverse. Comme Héran le rappelle dans cet article, ce n’est que très progressivement, à partir du xviiie siècle, que l’on se mit en Europe occidentale à choyer les chats. Tout au long des siècles précédents, on avait coutume de juger ces animaux « diaboliques », sans hésiter, par exemple, à les brûler sur les bûchers de la Saint-Jean. Le plus curieux, souligne le sociologue, réside dans le fait qu’il a été soudain possible « de prêter toute sorte de profondeurs intellectuelles à un animal, le chat, que le langage courant identifiait généralement à la virilité agressive, à la truanderie, à la grossièreté, dans le cas du mâle, ou à une sexualité excessive dans le cas de la femelle ». La réponse à cette énigme tient, d’après l’auteur, à la montée en puissance de la classe bourgeoise intellectuelle. De fait, c’est chez les écrivains romantiques, de Chateaubriand à George Sand et Baudelaire, que fut effectué au xixe siècle l’énorme travail symbolique nécessaire à l’anoblissement d’un animal jusque-là très mal famé : ces littérateurs, en somme, firent du chat l’emblème de l’indépendance d’esprit qu’ils se prêtaient à eux-mêmes. Pareille conception du chat comme symbole de liberté et de résistance à l’ordre se retrouve aujourd’hui encore parmi les couches intellectuelles. Les statistiques de l’INSEE dont se sert François Héran font ainsi apparaître que les enseignants du supérieur et les artistes mais aussi, à un degré moindre, les instituteurs et les travailleurs sociaux s’avèrent beaucoup plus enclins que la moyenne de la population à posséder un chat. À l’inverse, c’est dans les professions les plus liées à la sauvegarde d’un patrimoine économique (patrons du commerce, artisans) ou préposées à la défense de l’ordre (policiers, militaires) que se recrutent les personnes les plus favorables aux chiens et les plus hostiles aux chats.

3Revenons à la ratophilie actuelle. Nous ne disposons malheureusement pas de données statistiques permettant d’identifier les caractéristiques sociales des possesseurs de rats. Mais si l’on en croit des responsables d’animalerie interviewés récemment par le journal Le Monde, il semble que l’amour du rat touche prioritairement des adolescents et de jeunes adultes vivant en milieu urbain, plus encore que des enfants ou leurs parents. Resterait à comprendre, en suivant la méthode utilisée par François Héran, de quelles valeurs ces jeunes gens investissent le rat. L’enquête est à mener. Mais une piste nous est peut-être donnée par Ratatouille. Le texte officiel de présentation de ce film explique en effet : « Pour Rémy, vouloir devenir un grand chef cuisinier est un beau rêve, mais il est encore plus inaccessible pour un jeune rat comme lui dans un milieu (la cuisine gastronomique) où l’on déteste les rongeurs plus que tout ailleurs ! Pourtant, son remarquable odorat et son génie pour marier les saveurs le placent au-dessus de la plupart des grands chefs humains. Dans sa vie de rat d’égout, ces talents ne lui servent qu’à dénicher des ordures « saines » pour nourrir sa famille. Rémy déteste devoir voler et manger des ordures, il se considère comme un créateur, non comme un récupérateur. » Et si le rat, animal que les éthologues jugent particulièrement intelligent et affectueux mais qui reste cependant mal famé, servait à symboliser l’injustice faite à tous ceux à qui est attribué un statut qui n’est pas à la hauteur de leurs compétences et de leurs talents effectifs ? Dans un système productif où une part croissante des jeunes gens se savent condamnés, malgré leur niveau de qualification élevé, à des besognes alimentaires et à des jobs impropres, le rat symboliserait ainsi l’espoir de renverser une position sociale frustrante en l’accomplissement d’un rêve de réalisation de soi.

416 octobre 2007


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