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Euro 2008 : Raymond Domenech victime de dissonance cognitive ?
p. 261-263
Texte intégral
1Un match nul, deux défaites, un seul but marqué, six buts encaissés. Voilà donc le triste bilan que laissera l’équipe de France de football dans ce championnat d’Europe des nations 2008. Mardi dernier, au soir d’un cinglant deux à zéro face à l’Italie, résultat qui condamnait les Bleus à rentrer piteusement à la maison, le sélectionneur Raymond Domenech n’avait pourtant pas l’air de trop s’en faire. On lui parlait « échec cuisant », il répondait « équipe d’avenir ». On s’alarmait d’un « Euro catastrophique pour la France », il parlait d’un bon « galop d’essai en vue du Mondial 2010 ». On évoquait une prestation des Bleus consternante, il se disait touché par « quelque chose de beau, de généreux » dans cet ultime match des Français. On suggérait enfin qu’il tire la conclusion qui semblait s’imposer en proposant immédiatement sa démission, mais il se garda bien de le faire. Ce qu’il demanda plutôt, devant des millions de téléspectateurs esbaudis, c’est la main d’Estelle Denis, l’animatrice de l’émission « 100 % Euro » sur M6.
2L’attitude déroutante de Raymond Domenech soulève l’un des problèmes les plus intéressants qui soient pour les sciences sociales : celui de notre incapacité, dans certaines situations, à réviser nos croyances. Nous restons comme rivés à certaines idées sur le monde ou à certaines définitions de la réalité en dépit du fait que les autres sont de plus en plus nombreux à nous dire que nous avons tort, et en dépit, également, des sévères démentis que le monde lui-même nous inflige. On doit au psychosociologue américain Léon Festinger et à son équipe une étude de référence sur ce sujet. Cette étude, qui date du milieu des années 1950, a été traduite en France au début des années 1990 sous le titre : L’Échec d’une prophétie. Pour écrire cet ouvrage, Festinger et son équipe se sont introduits dans une secte qui prédisait l’avènement prochain de la fin du monde. L’objectif était d’étudier comment le groupe allait réagir face à l’échec de sa prophétie. Or, les chercheurs furent surpris de constater que l’épreuve de la réalité – autrement dit, le fait que la fin du monde n’avait pas eu lieu au jour et à l’heure annoncés par le gourou de la secte – ne ruinait en rien les convictions des membres de la secte. Au-delà d’une période passagère de doute, ces convictions se trouvaient même renforcées ! Pour analyser ce comportement surprenant, Festinger développe le concept de « dissonance cognitive ». Il y a dissonance cognitive, dit-il, lorsque ce que l’on croit très profondément est contredit. Une telle situation, en raison de son coût psychologique, s’avère impossible à vivre durablement. Elle ouvre par conséquent la possibilité de deux attitudes : en premier lieu, l’individu peut tenter de réduire la dissonance cognitive en révisant ses croyances et en admettant, par conséquent, qu’il se trompait. Mais il peut aussi tenter de réduire la dissonance cognitive en s’accrochant plus encore à ses croyances. Et c’est bien ce que les membres de la secte étudiés par Festinger ont fait. Ils ont utilisé pour cela plusieurs méthodes. D’abord, ils ont soigneusement évité de rencontrer des personnes susceptibles de contredire leurs croyances. C’est le principe même du phénomène sectaire : on s’interdit le contact avec les personnes non croyantes et, quand ce contact a lieu, on les traite comme des ignorants ou comme des êtres inférieurs dont le discours n’a pas de valeur. Mais ce n’est pas tout : les membres de la secte se sont également efforcés de rationaliser les faits qui contredisaient leurs croyances. C’est-à-dire qu’ils se sont persuadés que si la fin du monde ne s’était pas produite, c’est que des obstacles imprévus étaient apparus et qu’en particulier, eux, les membres de la secte, n’avaient pas fait preuve d’une ferveur suffisante pour « mériter » que la prophétie se réalise. Ils en ont tiré la conclusion logique qu’il leur fallait maintenant redoubler de ferveur et d’abnégation pour que la fin du monde, enfin, se réalise. C’est ainsi que l’échec de la prophétie, paradoxalement, a renforcé la croyance en la prophétie.
3L’étude menée par Festinger nous rappelle que les faits ne sont jamais évidents par eux-mêmes. Bien entendu, des faits contradictoires avec nos croyances peuvent nous inciter à reconnaître que ces croyances étaient erronées. Mais il se peut aussi que nous mettions en place un ensemble de « défenses » destinées à nous immuniser contre ces faits dérangeants. Un tel veut continuer à croire aux vertus du stalinisme en dépit des révélations de plus en plus nombreuses qui lui parviennent sur le goulag. Un autre veut continuer à croire qu’il peut utiliser sans retenue son téléphone portable en dépit des études de plus en plus précises qui l’alertent sur la nocivité d’un usage trop massif de ce genre d’appareil. Dans ce cas, comme les membres de la secte étudiés par Festinger, les individus procèdent par évitement et rationalisation des faits qui les contredisent. Toutefois, l’enseignement le plus crucial de l’étude de Festinger se situe peut-être ailleurs, à savoir : dans le constat qu’un tel travail de réduction de la dissonance cognitive n’est jamais solitaire. C’est parce que chaque membre de la secte trouve l’appui et le soutien des autres membres qu’il parvient à réfuter l’évidence des faits et à sauver à ses propres yeux la croyance fausse à laquelle il est attaché. C’est en ce sens que l’on peut dire que nos croyances individuelles ont toujours un fondement collectif. Pour revenir à Raymond Domenech, voilà qui doit nous inviter à déporter notre regard : si le sélectionneur de l’équipe de France parvient aujourd’hui à conserver ses croyances au sujet des performances de l’équipe de France, c’est qu’il trouve des appuis auprès de certains, qui l’aident à éviter les situations où on le contredirait trop radicalement, et à rationaliser la défaite. Il ne sert donc à rien de s’en prendre à Domenech en personne : c’est plutôt au système fédéral qui le protège et l’encourage dans ses croyances erronées qu’il faudrait demander des comptes.
424 juin 2008
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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