Le rugby est-il un sport populaire ?
p. 257-259
Texte intégral
1Depuis qu’a débuté vendredi dernier la sixième Coupe du monde de rugby, que notre pays accueille jusqu’au 20 octobre prochain, les médias n’ont plus d’yeux que pour le monde de « l’ovalie ». Un intérêt justifié, nous disent-ils, dans la mesure où ce sport serait en passe de devenir l’un des plus populaires en France. C’est ce que l’actuelle Coupe du monde va révéler, prédisent-ils. Tout cela est sans doute vrai… puisque les médias le disent ! Mais encore faudrait-il savoir ce que cet adjectif, « populaire », veut dire.
2Veut-on signifier, en l’employant, que le rugby serait un sport pratiqué massivement par les gens des classes populaires ? Alors, il faudra s’inscrire en faux. Il existe certes des sports, comme le football ou le cyclisme, qui constituent des activités importantes dans l’expérience vécue de nombre d’adolescents des classes populaires. Et le rugby, notamment dans le Sud-Ouest, en fait incontestablement partie. Mais à moins que les adolescents des classes populaires qui pratiquent de tels sports n’y brillent particulièrement et ne soient, de ce fait, orientés vers une carrière professionnelle qui leur ouvrira la perspective d’une ascension sociale, leur pratique sportive généralement tourne court, s’achevant dès la sortie du système scolaire, qui tend à intervenir chez eux plus précocement que chez les autres. C’est ce que montrent les études statistiques : moins longtemps les jeunes poursuivent des études, moins ils ont de chance de continuer à faire du sport. Ceci renvoie à un constat plus général : c’est dans les milieux sociaux les moins favorisés, et aux niveaux de diplôme les plus bas, que les jeunes font le moins de sport. Un phénomène plus accentué encore chez les filles que chez les garçons.
3Le rugby n’est donc pas populaire au sens de « pratiqué massivement par les adultes des classes populaires ». Est-ce à dire que les médias entendraient nous renvoyer plutôt, à travers leur usage de l’adjectif « populaire », à l’idée d’un sport pratiqué par un très grand nombre de gens, toutes classes sociales confondues ? Alors, à nouveau, il faudrait s’inscrire en faux. Rappelons en effet que les sports les plus pratiqués en France, si l’on s’en tient au seul nombre de licenciés, sont par ordre décroissant le football, le tennis, le judo, l’équitation, le basket et la pétanque. Même le golf est, de ce point de vue, un sport plus populaire que le rugby ! C’est tout dire.
4Mais alors, que veulent dire les médias quand ils nous parlent du rugby comme d’un sport « populaire » ? Il semble qu’ils se réfèrent, tout simplement, aux audiences que la télévision réalise lorsqu’elle diffuse ce sport. Là est le nœud de l’affaire : « populaire » veut tout simplement dire « apprécié d’un grand nombre de téléspectateurs ». De là, trois remarques. La première, c’est que la probabilité de regarder à la télévision un spectacle sportif évolue en rapport inverse de la probabilité de pratiquer un sport. Ainsi, plus les individus sont situés au bas de la hiérarchie sociale, moins ils ont de chances de faire du sport à l’âge adulte mais plus ils ont de chances, en revanche, d’en consommer massivement sous forme de spectacle télévisé. Si le rugby est lié aux classes populaires, c’est donc d’abord en tant que spectacle. La seconde remarque concerne les femmes. Depuis le début de cette Coupe du monde fleurissent les reportages et les articles de presse sur le soi-disant « engouement nouveau des femmes pour le rugby ». On y apprend que les femmes, d’après un certain nombre d’études de marketing, sont de plus en plus nombreuses à regarder les matches de rugby à la télévision ou encore que 30 % des abonnés au magazine Rugby attitude sont désormais de sexe féminin. Cela veut-il dire que le rugby est devenu un sport féminin ? Certainement pas. Il n’y a à ce jour que 6 500 femmes et jeunes filles licenciées à la Fédération française de rugby contre plus de 250 000 hommes et jeunes garçons, qui représentent par conséquent 97,5 % des effectifs. L’engouement des femmes pour le rugby connaît en cela de sérieuses limites. Et la division des rôles sexuels n’apparaît pas véritablement remise en cause, mais plutôt renforcée, à travers cette attirance des femmes, en tant que spectatrices, pour un sport qui demeure, en tant que pratique, hautement masculin.
5Troisième et dernière remarque : le fait qu’un sport comme le rugby soit devenu, par l’intermédiaire de la télévision, un spectacle de masse signifie qu’il est désormais diffusé devant un public qui correspond de moins en moins au cercle étroit de ceux qui pratiquent ce sport ou qui l’ont pratiqué dans leur jeunesse. Cela a des conséquences évidentes sur le rugby lui-même : le nouveau public à conquérir tend en effet à ne pas avoir la compétence nécessaire pour déchiffrer le jeu adéquatement – dans ses finesses, sa subtilité et la complexité de ses règles. Il faut donc aux dirigeants, pour séduire ce nouveau public générateur d’importantes recettes mais toujours moins connaisseur, simplifier sans cesse les règles et accroître l’aspect spectaculaire de leur sport, en augmentant la lisibilité du jeu, la violence des impacts, la puissance athlétique et en faisant monter l’enjeu que représente le résultat sportif et la victoire. En un mot, l’extension du public contribue à renforcer toujours davantage le règne des professionnels et de ce qui va avec : de nouvelles façons de jouer, de s’entraîner, de se préparer physiquement et mentalement, de communiquer sur soi et sur son sport.
6En définitive, on pourrait aller jusqu’à dire que le rugby est un sport de moins en moins populaire, si l’on entend par « populaire » un sport que tout le monde peut pratiquer. Il est une activité sportive de plus en plus professionnelle, c’est-à-dire de plus en plus rationalisée et pilotée par les logiques de la préparation scientifique et biomédicale, du marketing et de la communication de masse. Un sport dont le haut niveau est donc de plus en plus inaccessible au commun des mortels en tant que pratique, au fur et à mesure qu’il leur devient de plus en plus accessible en tant que spectacle.
711 septembre 2007
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