Arlette Chabot ou l’art du jugement de classe
p. 253-254
Texte intégral
1Le 4 juin dernier, plus d’un téléspectateur a pu se sentir décontenancé par le niveau du débat atteint sur le plateau de l’émission politique de France 2, « À vous de juger ». On y a vu s’empoigner messieurs Bayrou et Cohn-Bendit d’une manière vraiment peu amène. Les deux hommes sont allés jusqu’à se qualifier mutuellement d’ » ignoble » et de « minable ». En fait, c’est l’ensemble des prises de parole des invités qui, au cours de cette émission, a tourné à la foire d’empoigne et à la cacophonie. Pourtant, il y eut plus déconcertant encore, lorsque le lendemain, on découvrait sur le site du magazine Le Point de quelle façon l’animatrice de l’émission, Arlette Chabot, entendait se dédouaner de ce qui s’était passé la veille. Face à ceux qui l’accusaient d’avoir échoué à réguler et à organiser correctement les débats, la journaliste se défendit en rejetant la faute sur ses invités. Et elle le fit très exactement en ces termes : « Je n’ai jamais vu ça. C’est la culture banlieue qui entre dans le débat politique. Tous les coups sont permis. »
2Comme suggéré par Pierre Bourdieu et quelques autres, le racisme de classe est la chose du monde la mieux partagée. Aussi n’est-il pas surprenant, au fond, de voir Mme Chabot en distiller une telle dose ici, lorsqu’elle suggère, avec bonhomie et innocence, que la calomnie, les insultes, le mensonge et les coups bas constituent un art de vivre typique des populations qui habitent dans ce qu’il est convenu d’appeler les « banlieues » – autrement dit, les quartiers déshérités situés à la périphérie de nos grandes villes. Après tout, ce genre de mépris est une attitude traditionnelle chez celles et ceux que leur position sociale favorisée conduit à ne pouvoir envisager les classes populaires qu’à travers ce que l’historienne américaine Susanna Barrows a appelé des « miroirs déformants ». Des miroirs où se reflètent surtout leurs propres fantasmes et leurs propres craintes vis-à-vis de populations qui leur demeurent totalement étrangères. Non, le plus étonnant ici tient plutôt au fait que Mme Chabot se permette ce genre de jugement de classe non plus dans l’entre soi d’une soirée mondaine, avec les gens de sa condition, mais en public, devant ceux-là mêmes qu’un tel jugement est ouvertement appelé à stigmatiser. On ne cesse, il est vrai, de nous dire que l’époque exige de nos élites dirigeantes le courage de s’exprimer « sans tabou »1. Voilà qui est fait : Mme Chabot n’a pas eu peur de dire publiquement l’appréciation négative qu’elle porte à l’endroit des habitants des « banlieues », des gens dont elle ignore sans nul doute à peu près tout, mais dont la culture, si l’on suit son raisonnement, mérite d’être reconnue comme le foyer et l’origine de la barbarie contemporaine – un foyer dont elle estime qu’il en vient aujourd’hui à contaminer jusqu’aux mœurs de la classe politique jadis la plus policée.
3Et si le foyer et l’origine de la barbarie contemporaine étaient ailleurs qu’à l’endroit où Mme Chabot nous les désigne ? S’ils étaient par exemple dans l’abandon des censures à travers lesquelles les journalistes sont supposés s’abstenir de porter des jugements de classe et s’interdire de manifester, en public, du mépris social à l’égard de telle ou telle population ? S’ils étaient aussi dans l’effort désespéré de certains professionnels de télévision pour rendre le spectacle de la politique toujours plus sexy et attractif au risque d’encourager des formats et une scénographie du débat qui incitent quasi mécaniquement les intervenants à l’échange superficiel et démagogique et au pugilat ? S’ils étaient, enfin, dans le refus de toute réflexivité sociologique de la part de certains journalistes lorsqu’ils stigmatisent des populations et les territoires qu’elles habitent, avec la conscience heureuse du devoir accompli, estimant avoir dévoilé au public des réalités « objectives » qui méritaient de l’être ? Force serait alors d’en conclure que, n’en déplaise à Arlette Chabot, ce n’est pas la soi-disant « culture banlieue » qui vient d’entrer dans le débat politique. C’est plutôt une certaine culture professionnelle du journalisme qui vient d’en sortir.
416 juin 2009
Notes de bas de page
1 Voir « Le président de la BCE est-il un héros ? », p. 83-84 dans cet ouvrage.
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