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Audiovisuel public : le crime argumentatif était presque parfait
p. 251-252
Texte intégral
1Toute cette semaine, l’opposition parlementaire a mené ce qu’elle-même a appelé une « guerre de résistance » contre le projet de loi du gouvernement concernant l’audiovisuel public. Ses attaques se sont notamment concentrées contre l’idée de supprimer la publicité commerciale sur les chaînes de télévision publiques entre 20 heures et 6 heures du matin. Il faut dire que ce sont les dirigeants de la chaîne privée TF1 qui sont à l’origine de cette généreuse proposition. Dans un livre blanc qu’ils ont remis au président de la République fin 2007, ils lui suggéraient d’adopter le principe « chaîne publique, financement public ». La motivation de cet accès de rigueur civique ? Selon plusieurs agences spécialisées, TF1 espère être la principale bénéficiaire de la suppression de la publicité sur France Télévisions, en récupérant dans son escarcelle les parts de marché ainsi libérées.
2Lorsque cette origine de l’idée leur est rappelée, les parlementaires UMP qui défendent le projet de loi ont beau jeu, cependant, de s’étonner de ce que leurs collègues de gauche se découvrent subitement une vocation de défenseur de la publicité commerciale sur le service public. Ils s’interrogent par exemple, non sans ironie, sur le fait que le député Vert Noël Mamère, qui signa il y a vingt ans un ouvrage de combat intitulé La Dictature de l’audimat, puisse aujourd’hui refuser avec tant de véhémence qu’on libère France Télévisions de ses entraves publicitaires. Il y a là un piège argumentatif presque parfait qui se referme doucement sur les élus de l’opposition : ne pouvant s’en prendre décemment au principe de la suppression de la publicité, les voici condamnés à s’en tenir à dénoncer ce qu’ils décrivent comme les intentions cachées et les arrière-pensées du gouvernement.
3Évidemment, ce type d’attaques est plus facile à parer pour ceux qu’elles visent. Est-ce à dire que l’argumentation publique aurait une efficacité propre ? Qu’elle jouerait un véritable rôle dans les luttes politiques ? C’est ce que, pendant très longtemps, la sociologie s’est refusé à admettre. Il fallait ne pas être dupe, disait-on, du niveau des échanges argumentatifs considérés en eux-mêmes et comprendre que l’action politique n’est en réalité que rapports de force négociés et stratégies. En Allemagne, un auteur comme Jürgen Habermas a osé au début des années 1980 remettre en cause ce dogme scientifique. Dans sa Théorie de l’agir communicationnel, il a insisté sur l’existence, dans les espaces publics, de contraintes argumentatives qui rendent certains énoncés plus ou moins défendables. Dans leur ouvrage intitulé De la justification, paru en France au début des années 1990, Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont développé le même type de position. Selon eux, lorsque nous ne sommes pas en public, nous pouvons raisonner et agir en nous contentant d’envisager seulement les rapports de force qui nous opposent. Mais en public, les choses se compliquent, dans la mesure où nous sommes alors amenés à intégrer de surcroît des contraintes argumentatives et d’administration de la preuve, d’autant plus impérativement que la situation est davantage publique. Ainsi, le même élu UMP qui, à la buvette de l’Assemblée, admet que le projet de loi qu’il s’apprête à voter est motivé par l’amicale pression des dirigeants de TF1, s’obligera en public à justifier le même projet par des principes acceptables « en toute généralité ».
4Ce type d’approche sociologique insiste donc sur le fait qu’un même acteur peut varier dans ses raisonnements et ses justifications, selon que la situation où il s’exprime fait plus ou moins peser sur lui et les autres participants des contraintes argumentatives. Il ne s’agit pas de nier la dimension stratégique de la vie sociale : il s’agit seulement de refuser le réductionnisme stratégique. Qui sait si ce changement de perspective n’est pas gros de répercussions non seulement analytiques mais encore pratiques ? Il se pourrait en effet qu’à force d’interpréter la politique uniquement en tant que rapports de forces négociés, certains hommes politiques aient fini par oublier que le combat se mène aussi au plan de la justesse rhétorique, et qu’une argumentation performante et bien construite peut parfois faire gagner une bataille pourtant jugée perdue d’avance.
59 décembre 2008
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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