Afghanistan : pourquoi les journalistes ne montrent pas tout
p. 249-250
Texte intégral
1Depuis que, le 18 août dernier, dix soldats français ont trouvé la mort dans une embuscade tendue par des Talibans à cinquante kilomètres de Kaboul, la presse ne cesse de comparer le guêpier afghan à la guerre du Vietnam. Les deux situations n’ont pourtant absolument rien à voir sous au moins un rapport, à savoir : la façon dont les médias nous en informent. On a pu s’en rendre compte cette semaine à l’occasion du festival international de photojournalisme de Perpignan, « Visa pour l’image », qui se tient jusqu’au 14 septembre et qui propose, notamment, une rétrospective de l’œuvre d’un grand photographe de guerre allemand, Horst Faas. Faas a absolument tout photographié du conflit américano-vietnamien. Des images terriblement crues : on y voit des combats rapprochés, des cadavres mutilés, des agonisants, des enfants brûlés au napalm. On y voit même des soldats sud-vietnamiens en train de torturer des Vietcongs. Comment le photoreporter procédait-il pour approcher ces scènes ? Le plus simplement du monde, serait-on tenté de dire. « J’allais voir les conducteurs d’hélicoptères » a-t-il expliqué. « Et j’essayais de les convaincre de m’emmener. Et en général, ça marchait ». Il poursuit : « Les officiers nous laissaient assister aux réunions. Nous pouvions publier des photos de morts si la famille était prévenue avant. » À l’époque, conclut-il, « nous pouvions montrer la mort ».
2Les choses, depuis, ont changé. Nous n’avons plus le droit, aujourd’hui, de voir des soldats occidentaux morts, ni des Talibans en train d’agoniser, ni les enfants écrasés sous les bombes tirées par erreur par l’aviation américaine. Nous ne voyons pas davantage les soldats afghans en train de torturer les prisonniers talibans. Tout cela existe pourtant, nous le savons. Mais aucun photoreporter n’est plus en mesure de nous le montrer. Les militaires occidentaux ont cadenassé l’accès à la guerre, partant du principe qu’au Vietnam, ce furent les médias, en montrant au public ce qu’il n’aurait jamais dû voir, qui ont fait perdre la partie.
3Dans un livre paru au milieu des années 1980 sous le titre La Guerre non censurée, le sociologue américain David Hallin a pourtant remis en cause cette idée reçue. Il a montré qu’on prêtait beaucoup trop aux médias américains si l’on croyait qu’ils prirent eux-mêmes l’initiative de divulguer de la guerre au Vietnam, l’atroce réalité. En fait, au début du conflit, les journalistes se contentaient volontiers des définitions des événements que leur fournissaient les sources officielles. Ils s’en servaient systématiquement de trame pour leurs comptes rendus. C’est qu’alors, dit Hallin, les administrations Kennedy puis Johnson réussissaient à maintenir une parfaite unité de façade. Ce n’est que lorsque ces élites politiques commencèrent, au milieu des années 1960, à ne plus pouvoir masquer leurs doutes et leurs divisions internes que le traitement médiatique évolua. Même alors, les journalistes ne firent finalement que reprendre à leur compte, en les amplifiant, les cadrages des événements que leur procuraient leurs interlocuteurs institutionnels. Seule différence, ces cadrages, désormais, étaient devenus multiples et contradictoires, certaines sources officielles souhaitant de plus en plus ouvertement l’arrêt de la guerre. L’analyse de Hallin n’a donc rien à voir avec une théorie du complot : elle se fonde seulement sur la reconnaissance des liens d’interdépendance qui unissent les médias à leurs sources. Rapportée au cas afghan, elle peut suggérer au moins deux choses : d’abord, que plus nos élites politiques et militaires tiendront un discours unifié au sujet de la lutte contre les Talibans, moins nos médias seront incités à nous informer de la sauvagerie de ce qui se passe sur le terrain. Ensuite, que le jour où nos médias commenceront à mieux nous informer de cette sauvagerie et à nous la montrer, c’est que des divisions importantes seront apparues ouvertement au sein de nos élites politiques et militaires au sujet du bien-fondé de cette guerre.
49 septembre 2008
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Design : l’objet dans l’usage
La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences
Sophie Dubuisson et Antoine Hennion
1996
La nature a-t-elle un prix ?
Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands
Martin Angel
1998
Reconnaissance et usages d’Internet
Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Fabien Granjon
2012
Sur la piste environnementale
Menaces sanitaires et mobilisations profanes
Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)
2010
Communiquer à l’ère numérique
Regards croisés sur la sociologie des usages
Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)
2011
Le vin et l’environnement
Faire compter la différence
Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.
2011