L’abus de médias peut-il nuire gravement à la santé ?
p. 245-247
Texte intégral
1Mercredi dernier, le Sénat roumain a voté à l’unanimité une loi qui aurait fait hurler de joie Alfred Jarry, le créateur du Père Ubu. Cette loi, en effet, ne se contente pas d’être absurde. Elle fait aussi l’effort d’être autoritaire et arbitraire, dans la plus pure tradition du défunt Conducator Nicolae Ceaucescu. De quoi s’agit-il ? Les sénateurs roumains se sont émus de « l’extraordinaire nocivité des informations négatives » que diffusent les médias de leur pays. Selon eux, ces informations négatives ont des « effets irréversibles sur la santé et sur la vie des gens ». Bref, ils ont considéré que la surexposition des citoyens roumains aux mauvaises nouvelles constituait un véritable problème de santé publique. Et voici le remède de cheval qu’ils ont prescrit : ils exigent que dorénavant, les programmes d’actualité des télévisions et des radios diffusent au moins 50 % de bonnes nouvelles. Il s’agit d’offrir au public « des perceptions équilibrées de la vie quotidienne, psychiquement et émotionnellement ».
2Ne nous gaussons pas. Les censeurs des médias, y compris dans notre pays, ont souvent appelé la médecine à leur secours. Ainsi, à la fin du xixe siècle, des médecins français se préoccupaient-ils déjà de ce qu’ils appelaient « l’influence du journalisme sur la santé du corps et de l’esprit ». Leurs études entendaient prouver le pouvoir criminogène et moralement corrupteur de la presse. Celle-ci, affirmaient-ils, peut être assimilée à un excitant dangereux qui provoque chez les lecteurs les plus influençables des dérèglements nerveux et de la mélancolie suicidaire. Plus près de nous, en 2002, la commission Kriegel sur la violence à la télévision a doctement conclu que la vue de scènes télévisées violentes peut être assimilée à l’effet du tabac sur les poumons et qu’elle entraîne le même « caractère mortel » que le tabagisme. Pour tenir ces propos d’une redoutable scientificité, la commission se basait notamment sur des études pseudo-épidémiologiques censées montrer que « les garçons qui ont vu beaucoup d’émissions violentes à 8 ans, ont à 30 ans un casier judiciaire plus chargé que les autres ». Encore un exemple de cette confusion entre corrélation et causalité que j’évoquais à ce micro il y a quelque temps1, et à travers laquelle de pseudo-savants empoisonnent le débat public avec de la fausse science.
3En définitive, le plus caractéristique chez ces censeurs français ou roumains qui s’autorisent d’arguments d’apparence médicale est leur méconnaissance totale de ce que nous enseignent plus de soixante ans d’études de sociologie empirique consacrées à la réception des médias. Sans doute serait-il utile, de ce point de vue, d’offrir aux sénateurs roumains, ainsi qu’aux membres de la commission Kriegel, un exemplaire de deux livres de sociologie qui furent publiés aux États-Unis respectivement en 1944 et 1945. Le premier s’intitule The People’s Choice. Le second, 63 ans après sa parution, vient tout juste d’être traduit dans notre pays sous le titre Influence personnelle. Ces livres résultent de deux études collectives conduites notamment par les célèbres sociologues Paul Lazarsfeld, Elihu Katz et Charles Wright Mills. Dans ces enquêtes, les chercheurs tentaient de déterminer de quelle façon radio et presse écrite influencent les gens dans leurs choix électoraux mais aussi dans leurs choix de consommation comme par exemple au moment d’acheter une marque de corn flakes ou de voir tel film plutôt que tel autre au cinéma. Or, contre toute attente, les deux enquêtes montrent que les médias ont des effets négligeables sur ces choix. Pour expliquer pourquoi il en va ainsi, les auteurs ont forgé un concept qui a été promis par la suite à un bel avenir : celui de « leaders d’opinion ». Par ce terme, ils désignaient des individus dotés d’une certaine autorité et d’une certaine crédibilité au sein de leur milieu professionnel et de leurs réseaux de sociabilité, et dont l’avis compte aux yeux de leurs proches, de leurs collègues et de leurs voisins. Ce sont ces leaders d’opinion qui valident ou invalident les messages venus des médias, et qui les amplifient auprès de la population, ou au contraire, en neutralisent la portée.
4Depuis 1945, ces études pionnières ont été poursuivies par quantité d’autres, souvent plus sophistiquées. Elles ont aussi été critiquées sur de nombreux points, mais jamais sur l’essentiel, à savoir : l’importance que jouent les réseaux de relations interpersonnelles comme filtre dans l’usage et l’interprétation que les individus font des messages médiatiques qui leur parviennent. Ce résultat sociologique éclaire le fait qu’il ne suffit pas de regarder des films violents à la télévision pour passer à l’acte : encore faut-il être intégré dans un milieu social où de tels actes violents sont valorisés. De même, n’en déplaise aux sénateurs roumains, il ne suffit pas que leurs concitoyens soient bombardés de mauvaises nouvelles pour qu’ils fassent des dépressions : encore faut-il qu’ils vivent dans des milieux sociaux et professionnels eux-mêmes déprimés. Bien sûr, il est plus facile pour le législateur de s’en prendre aux médias que de mettre en œuvre les réformes sociales de fond qui entraîneraient que certains milieux sociaux génèrent moins de violence physique ou d’abattement moral. Cette facilité laisse craindre que les décideurs politiques continueront encore longtemps à ignorer les résultats les plus tangibles et les mieux assurés de la sociologie des médias, qui les dérangent, et à leur préférer leurs fantasmes médicaux, aussi peu scientifiques soient-ils.
51er juillet 2008
Notes de bas de page
1 Voir « Les Noirs sont-ils incapables de devenir président des États-Unis ? », p. 155-157 dans cet ouvrage.
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