Jacques Martin : la mort d’un « grand » homme ?
p. 241-243
Texte intégral
1C’est un événement auquel Claire Chazala consacré les vingt premières minutes de son journal, sur TF1, vendredi dernier, comprimant dans les dix minutes suivantes ce qu’elle a appelé les « restes de l’actualité ». Pendant ce temps-là, le journal concurrent de France 2 faisait… exactement la même chose, réservant à l’événement pas moins de 22 minutes, avec en prime un imposant multiplex qui mit en relation des interviewés situés aux Baléares, à la Rochelle et à Paris. Quelle information méritait donc d’être placée si haut ce soir-là dans la hiérarchie de l’information planétaire ? Une fois n’est pas coutume, il s’agissait de la mort d’un homme de culture. Non pas celle d’Ingmar Bergman. Ni non plus de Michelangelo Antonioni. Ceux-là, lorsqu’ils sont morts, il y a quelques semaines, ont été traités dans les « restes de l’actualité ». Non, l’homme de culture auquel il était ce soir-là si longuement, et si unanimement, rendu hommage, était l’animateur de télévision Jacques Martin.
2Ironie facile ? C’est vrai. Car après tout, bien malin celui qui prétendrait pouvoir mesurer objectivement la grandeur d’un disparu. Bien malin celui qui pourrait affirmer, avec une certitude toute scientifique, qu’un tel aurait mérité un hommage médiatique deux fois, ou une fois et demi, ou deux tiers, plus court, ou plus long, que tel autre. Est-ce à dire pour autant que ce genre d’évaluation sur la grandeur respective de nos disparus serait une affaire de jugement personnel ? « Certainement pas ! » se récriront les sociologues. Ils savent, et, disent-ils, chacun devrait savoir, depuis l’ouvrage majeur de Pierre Bourdieu intitulé La Distinction, que si vous trouvez spontanément que les médias en ont beaucoup trop fait sur Jacques Martin ce soir-là, et pas assez sur Bergman six semaines plus tôt, cela ne doit rien au hasard, socialement parlant, mais est au contraire directement corrélé à votre niveau d’éducation.
3De là, un problème, qui hante toute la sociologie de Pierre Bourdieu. Comment les sociologues qui, par définition, ont un niveau d’éducation élevé, peuvent-ils traiter avec objectivité les jugements que portent sur la culture les gens sans éducation ? Comment peuvent-ils prendre au sérieux par Médias exemple cette vieille dame, visiblement d’un milieu modeste, interviewée sur un marché parisien, et que l’émotion saisit lorsque le journaliste lui annonce le décès de Jacques Martin, et qui explique, avec des sanglots dans la voix, combien elle est reconnaissante à cet artiste, si « charmant » et si « épatant » comme chanteur d’opérette, d’avoir égayé ses dimanches ? La tentation est grande, pour le sociologue, de traiter ce type de jugement avec une sorte de condescendance, bienveillante ou moqueuse, sous un angle que les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont appelé « misérabiliste » : cette pauvre dame, suggérera-t-on, se trouve si privée de tout accès à la culture authentique qu’elle prend la marchandise de pacotille que lui a fourguée des années durant l’industrie culturelle, pour une manifestation du Beau et du Sublime. À moins que pris de remords, ce sociologue ne verse dans l’attitude inverse, celle que Grignon et Passeron caractérisent comme « populiste » : cette dame, dira-t-on alors, n’est pas si pauvre culturellement. Elle est même très riche, au contraire. Riche d’une culture populaire qu’elle revendique ici avec fierté et qui vaut bien, à tout prendre, celle que prisent les élites intellectuelles.
4Pour échapper à ce dilemme du misérabilisme et du populisme, d’autres sociologues issus eux aussi de la mouvance bourdieusienne, Luc Boltanski et Laurent Thévenot, ont proposé, il y a vingt ans déjà, une théorie dont le propre était de prendre au sérieux les différents principes sur lesquels nous nous fondons, dans la vie de tous les jours, pour juger de la grandeur de nos contemporains. Leur théorie est d’ailleurs connue sous le nom de théorie des « économies de la grandeur ». Plutôt que de suggérer que les gens sans éducation devraient réaliser la grandeur d’Ingmar Bergman ou de Gyorgi Lygeti, que visiblement ils ne réalisent pas, ou de dire, à l’inverse, que les gens éduqués devraient réaliser la grandeur de Jacques Martin ou de Jacky Sardou, qui visiblement leur échappe, Boltanski et Thévenot proposent de prendre comme objet d’étude les controverses qui naissent du fait même que nos jugements sur la grandeur ne s’accordent pas. Sur quoi faisons-nous reposer nos jugements lorsque nous disons qu’un tel est évidemment bien plus grand qu’un autre ? Quels dispositifs sociaux permettent d’asseoir ces jugements collectivement et d’administrer la preuve de la grandeur ? Envisager les choses de cette façon conduira à observer, par exemple, sur quoi les journalistes de TF1 et de France 2 ont fondé, vendredi dernier, leur évaluation de la grandeur de Jacques Martin, lorsqu’ils prirent la décision de lui accorder une place aussi exorbitante : Boltanski et Thévenot diraient que ce fut sur un principe de renom et aussi, sur un principe marchand. Et c’est du coup toute l’importance prise par ces deux principes au cœur même du travail journalistique, tel qu’il est organisé aujourd’hui, qui deviendrait l’objet de l’enquête sociologique.
5Un des intérêts de cette approche est qu’elle permet d’être attentif au fait que les individus ne sont pas unicolores et monolithiques dans leurs capacités de jugement. Chacun de nous tend au contraire à être parcouru par des conceptions différentes, voire contradictoires, de ce qui fait la grandeur d’une personne ou d’une existence humaine. Tel fut le cas de Jacques Martin lui-même qui, on le sait, fut perpétuellement tiraillé entre d’une part sa volonté de se construire en tant que grand écrivain, puis en tant que grand comédien et grand chanteur, et d’autre part le cours que prit effectivement sa carrière, dès lors qu’il s’affirma comme un très grand professionnel de la télévision. Sa personnalité, diraient Boltanski et Thévenot, fut continûment travaillée par une tension entre une définition inspirée et une définition industrielle de la grandeur.
6Cherchons à reconnaître en chacun de nous ce pluralisme des aspirations et des tendances. Immédiatement, les rapports entre haute culture et culture populaire, ainsi que la cohérence de nos choix et de nos goûts culturels, se révèleront beaucoup plus complexes à nos propres yeux. Quoique toujours aussi sociaux dans leurs fondements.
718 septembre 2007
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