Chercheurs, quelques conseils pour doper vos résultats

p. 233-235


Texte intégral

1C’est une information parue la semaine dernière dans la presse mais qui n’a pas fait grand bruit : le ministère de l’Enseignement supérieur et la recherche vient de confier à M. Jean-Pierre Hoax, professeur de neurobiologie à l’université de Jussieu, le soin de lui remettre d’ici quelques semaines un rapport sur les possibilités d’amélioration des performances scientifiques des unités de recherche françaises en sciences de la vie et en sciences sociales. Il s’agit notamment d’établir des comparaisons avec le fonctionnement des universités américaines et d’analyser les raisons d’éventuels retards accumulés par les Français dans certaines disciplines. M. Hoax n’a pas caché qu’il abordait la mission qui lui était confiée avec « la plus grande ouverture d’esprit, et sans aucun tabou ». En particulier, et cela est passé presque totalement inaperçu, le neurobiologiste n’a pas exclu d’examiner la possibilité d’autoriser à terme, comme c’est déjà le cas, de fait, dans certaines universités américaines, le recours, par les chercheurs, à des produits qui stimulent artificiellement l’intelligence. Il s’agit notamment de l’Adderall, un stimulant cérébral qui combat les troubles de l’attention, et du Provigil, un produit qui permet de lutter contre le sommeil. « Si nous obtenons la certitude que ces produits ne sont pas nuisibles à la santé, je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions nous en priver » a affirmé M. Hoax. « Dans la compétition internationale actuelle, rien ne doit être laissé au hasard » a-t-il ajouté. Il a conclu en prenant l’exemple de la sociologie française à propos de laquelle il s’est exclamé en plaisantant : « J’en connais certains, dans cette discipline, à qui un peu de stimulant cérébral ne ferait sans doute pas de mal ! »

2Vous l’aurez compris, chers auditeurs, nous sommes aujourd’hui le 1er avril. Et ce que je viens de vous raconter n’avait d’autre but que de payer mon écot à l’auguste tradition du poisson d’avril. Poisson d’avril donc, ce M. Hoax, son rapport ministériel, et ses considérations « sans tabou » sur le dopage des chercheurs. Et pourtant. Il se pourrait fort bien que d’ici quelques années, le canular ne devienne réalité. C’est l’avis en tout cas d’un certain nombre de chercheurs anglo-saxons qui témoignaient récemment dans la revue Nature. Une étude menée auprès d’étudiants américains montre en effet que 4 à 16 % d’entre eux affirment avoir déjà pris des stimulants pour augmenter leurs performances intellectuelles. Un chercheur témoigne anonymement qu’un régime quotidien de trois doses de 20 milligrammes d’Adderall a complètement transformé sa carrière. Comme il l’explique : « Je ne parle pas du fait d’être capable de travailler de longues heures sans dormir (même si ça aide). Je parle du fait d’être capable d’assumer deux fois plus de responsabilités, de travailler deux fois plus vite, d’écrire plus efficacement, d’être plus attentif et d’imaginer des stratégies meilleures, et plus créatives. » Nous sommes là typiquement devant ce que les économistes et les sociologues qui s’inscrivent dans le courant dit de la théorie des jeux appellent le « dilemme du prisonnier ». On peut donner de ce dilemme la présentation ultra-simplifiée suivante : il est proposé à deux prisonniers présumés complices d’un délit, une alternative. Si l’un des deux dénonce l’autre, il sera libéré, et l’autre finira ses jours en prison ; mais si aucun des deux ne dénonce l’autre, ils seront tous les deux libérés. Le bon sens voudrait donc qu’aucun des deux ne dénonce l’autre : ainsi seraient-ils tous deux libérés. Mais en réalité, il y a les plus grandes chances pour que l’un des deux dénonce l’autre et même, pour que les deux se dénoncent mutuellement. Car chacun des deux peut penser que l’autre va le dénoncer et qu’il court donc le risque de finir ses jours en prison s’il ne dénonce pas lui-même son complice. En d’autres termes, c’est un manque de confiance entre les deux complices qui va entraîner leur choix personnel de la moins bonne solution pour eux deux.

3Le dopage des chercheurs pose un problème similaire. Car même si chaque chercheur peut penser qu’il serait préférable pour sa propre santé et pour l’éthique de la compétition scientifique d’éviter de recourir à des produits qui aident à la performance, il peut être tenté d’y recourir malgré tout, à partir du moment où il a de bonnes raisons de penser que ses compétiteurs directs vont y recourir. Cette approche en termes de « dilemme du prisonnier » relativise donc de beaucoup l’idée, actuellement défendue par certains universitaires américains, selon laquelle se doper doit être compris comme un choix personnel et autonome du chercheur. Comme l’explique l’un d’entre eux dans le New York Times : « Écoutez, nous voulons des chercheurs qui sont à leur maximum. Et si cela veut dire utiliser des produits, eh bien alors, chacun doit être libre de choisir ce qu’il veut, aussi longtemps que cela ne fait de tort à personne. » Mais précisément, le choix personnel de se doper fait bel et bien du tort aux autres. Comme dans le dilemme du prisonnier, ce choix contraint les stratégies des autres, en leur rendant toujours plus coûteux professionnellement de ne pas se doper. On voit ici comment une certaine forme de pensée libérale, mettant en avant la notion de choix personnel mais sans examiner les configurations de jeux dans lesquelles ces choix ont lieu, est la meilleure façon de réduire complètement à terme nos possibilités de choix et d’imposer à tous, sur le mode d’une décision volontaire de chacun, ce qu’aucun ne voulait vraiment.

41er avril 2008


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