Rendre visible la grippe A(H1N1) : le meilleur moyen de la combattre ?
p. 225-226
Texte intégral
1La grippe dite « porcine », rebaptisée depuis peu « A(H1N1) », serait-elle déjà derrière nous ? Les plus optimistes veulent le croire. Hier, le gouvernement mexicain n’affirmait-il pas être en voie de surmonter l’épidémie sur son territoire ? L’OMS, de son côté, déclarait que le passage au niveau 6 de l’alerte n’était toujours pas d’actualité. Certes, dans notre pays, l’Institut de veille sanitaire annonçait l’existence de deux nouveaux cas avérés. Mais la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, s’est voulue rassurante : « Ces deux personnes vont bien, et nous notons une évolution favorable de leur état. » Avant de conclure : « Ce sont des cas bénins, mais avérés. » « Des cas bénins » : il n’en fallait pas davantage pour qu’un début de polémique s’installe. Des voyagistes laissent aujourd’hui entendre que les pouvoirs publics et les médias en ont trop fait et qu’on a alarmé inutilement les populations. Les compagnies aériennes, en particulier, paieraient injustement les frais de cette tendance à l’exagération et au catastrophisme.
2À qui donner raison ? Qui a la vision juste des mesures qu’il était, et qu’il est encore, nécessaire de prendre face à une épidémie de ce genre ? Pour se faire une idée sur ce point, il peut être utile de rouvrir l’ouvrage pionnier que consacra à ces questions, au milieu des années 1980, le sociologue allemand Ulrich Beck. Dans Risikogesellschaft (La société du risque), Beck donne une interprétation forte et originale de ce qui caractérise nos sociétés modernes, à savoir le fait qu’elles sont génératrices de risques, à un niveau sans précédent dans l’histoire. Deux raisons à cela : en premier lieu, ces sociétés sont très fortement industrialisées ; or, le propre d’une industrie est d’engendrer ce que les économistes appellent des externalités négatives – autrement dit, des nuisances et des pollutions. Ensuite, ces sociétés sont très fortement interconnectées à travers des circuits économiques et des moyens de transport sans cesse plus rapides. Résultat : les externalités négatives produites à un endroit de la planète peuvent se retrouver, en quelques heures seulement, disséminées aux quatre coins du globe.
3L’analyse de Beck resterait cependant banale, si elle s’en tenait là. Son point fort tient au constat suivant : pour le sociologue allemand, le facteur qu’il faut juger le plus déterminant dans la prolifération de nouveaux risques est leur invisibilité. Plus un risque est invisible, en effet, plus vite et facilement il prolifère. Or, pourquoi un risque reste-t-il invisible ? Tout simplement parce que nous ne nous donnons pas les moyens suffisants de le rendre visible. D’où vient cette mauvaise volonté ? Pour Beck, elle tient, pour l’essentiel, au fait que la culture de la réussite matérielle nous pousse à nous focaliser d’abord, et souvent exclusivement, sur les richesses perceptibles qui s’offrent à nous. En d’autres termes, nous sommes prêts à négliger, ou à nier, les risques liés à une nouvelle forme d’activité productive, pourvu que celle-ci augmente notre confort ou réponde à un besoin. Ce que le sociologue résume par cette formule : « le caractère tangible des besoins supprime la perception des risques. » Tout le problème étant qu’il ne supprime pas les risques eux-mêmes ! Pour Beck, il est temps que les scientifiques et les politiques s’efforcent d’en prendre conscience : les scientifiques, car ils sont les seuls à être capables de confectionner les outils et les théories qui permettent de rendre visibles les risques aujourd’hui les plus inaperçus ; les politiques, car il leur revient de mettre en place des systèmes légaux et réglementaires dans lesquels cesseront d’être diluées les responsabilités qui conduisent des décideurs ou des industriels à négliger un risque collectif ou à freiner sa mise en visibilité.
4À ceux qui souhaitent aujourd’hui que pouvoirs publics et médias se montrent plus discrets quant au risque qu’il y a à séjourner au Mexique ou même, tout simplement, à se trouver dans un aéroport, on ne peut que renvoyer à la lecture d’Ulrich Beck. Ce que ce sociologue démontre en effet, c’est que rendre toujours plus visible un risque n’est pas une façon d’alarmer les populations. C’est une façon, et c’est même la seule, de faire en sorte que ce risque ne puisse jamais se convertir en une réalité tangible.
55 mai 2009
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