Chantal Sébire ou la solitude des mourants

1On apprenait jeudi dernier le décès de Chantal Sébire, cette femme de 52 ans, atteinte d’une tumeur rare, qui avait réclamé une aide active à mourir, pour abréger ses souffrances. Trois jours auparavant, la justice lui avait refusé le droit de se faire prescrire un produit létal. Voilà qui a relancé dans notre pays le débat sur l’euthanasie. Mais c’est au fond une question plus large encore que soulève la mort de Chantal Sébire : celle de savoir dans quelles conditions pratiques, et de quelle manière, chacun d’entre nous peut espérer quitter ce monde, lorsque l’heure en sera venue. Quoique facile à refouler, surtout lorsqu’on est encore jeune et en bonne santé, la question de notre propre mort est évidemment de celles qui nous concernent tous. Aux yeux d’un sociologue, la façon dont nous l’abordons, ou plus exactement dont nous prenons soin de ne pas l’aborder, est tributaire du fonctionnement de nos sociétés beaucoup plus que d’un choix personnel. Telle est la démonstration faite par le sociologue allemand Norbert Elias dans un court ouvrage qu’il écrivit à l’âge de 85 ans, alors même qu’il sentait la mort marcher à sa rencontre. Dans ce livre, intitulé La Solitude des mourants, Elias insiste sur la gêne que les vivants, dans nos sociétés, éprouvent généralement en présence d’un mourant. Bien souvent, ils ne savent pas très bien quoi dire à celui qui est en train de mourir. Le vocabulaire en usage dans cette situation se révèle relativement pauvre. Des sentiments d’embarras et de pudeur empêchent les paroles. Beaucoup de vivants trouvent même difficile de serrer la main du mourant ou de la caresser. Cette distance peut être fort douloureuse pour les mourants eux-mêmes, souligne Elias. Car bien qu’ils soient encore en vie, d’une certaine manière, ils sont déjà délaissés.

2Or, poursuit-il, cette gêne vis-à-vis des mourants n’existait pas il y a encore quatre siècles. À cette époque, l’agonie des êtres humains était une affaire bien plus publique qu’elle ne l’est aujourd’hui. Tous les proches y participaient, enfants en bas âge y compris. Des paroles rituelles de réconfort et d’adieu étaient prononcées sans paraître empruntées ou déplacées. De manière générale, il existait, tout au long de l’existence, une plus grande proximité des morts et des vivants. Les êtres humains vivaient beaucoup plus constamment ensemble, et c’est aussi en présence des autres qu’ils mouraient.

3Aujourd’hui, au contraire, l’agonie est quelque chose qui se dissimule au regard. Elle est, dit Elias, reléguée dans les « coulisses de la scène sociale ». Selon lui, rien ne caractérise mieux cette attitude que la manière dont les adultes redoutent de faire connaître aux enfants les faits concrets touchant la mort : lorsque le sujet est abordé, on ment, on esquive, on prend des détours. Au demeurant, le rapport entre les mourants et les bien portants ne concerne pratiquement plus que le corps médical. C’est pourquoi seules les routines institutionnalisées des hôpitaux donnent encore une forme sociale à la situation de l’agonie. Mais ces routines, souligne Elias, sont pauvres affectivement et contribuent largement à accentuer l’isolement des mourants. Lors des obsèques, la mort elle-même se trouve euphémisée à travers l’interdit social qui pèse sur l’expression d’émotions trop violentes, comme à travers le travail d’aseptisation mené par les spécialistes des pompes funèbres.

4Pour Elias, le refoulement social de la mort qui caractérise nos sociétés est à mettre en rapport avec le processus qu’il n’a cessé de décrire dans ses travaux : ce processus de civilisation à travers lequel nos sociétés se sont à la fois pacifiées (d’où un éloignement de l’omniprésence de la menace de mort) et individualisées (d’où la croyance très répandue parmi nous selon laquelle la mort serait une épreuve solitaire). Cette idéologie individualiste nous conduit à trouver normal d’affronter la fin de notre vie emplis de sentiments de solitude et d’angoisse que nous devons gérer par nous-mêmes. Elias en appelle, sur ce plan, au même type de révolution libératrice que celle que nous avons connue dans le domaine sexuel : il est temps de parler de la mort sans tabou, y compris devant les enfants, et d’en parler clairement et simplement. Cette resocialisation de notre rapport à la mort nous conduira à entourer de plus d’affection et de chaleur les mourants car nous aurons plus de facilités à nous identifier à eux et à reconnaître dans ce qu’ils sont en train de vivre, ce que nous vivrons nous aussi un jour.

525 mars 2008