Peut-on penser l’être humain sans son chien ?

p. 205-206


Texte intégral

1Récemment, la France s’est vu décerner la palme du plus grand nombre d’abandons d’animaux en Europe. Chaque année, dans notre pays, ce sont plus de 100 000 chiens et chats qui sont abandonnés, parfois de manière expéditive : attachés à un arbre, jetés d’une voiture dans un fossé ou déposés nuitamment au portail des fourrières. Face à l’augmentation de ces pratiques, qui s’intensifient un peu plus encore à l’approche des vacances d’été, la Société protectrice des animaux préconise de rendre plus difficile l’acquisition d’animaux, notamment en interdisant la vente de chiens et de chats par le biais des petites annonces et sur Internet.

2Pourtant, faut-il voir dans l’acquisition impulsive d’animaux, suivie de leur abandon le plus désinvolte, un problème qui concerne uniquement les maîtres ? Est-ce seulement leur mauvaise éducation et leur conception défaillante de la responsabilité qui sont ici en cause ? Un ouvrage récemment publié par le sociologue Dominique Guillo nous invite à considérer les choses autrement. Dans ce livre intitulé Des chiens et des humains, ce chercheur a tenté de synthétiser tout ce que les sciences naturelles d’une part, les sciences sociales d’autre part, sont en mesure de nous apprendre à propos des chiens et de leurs relations avec nous. Sont convoqués en un conclave inattendu les théoriciens de l’évolution, les biologistes, les spécialistes du comportement animal, mais aussi, et tout autant, les anthropologues, les historiens et les sociologues. Le résultat est étonnamment convergent. Il souligne que si le chien est pour l’homme un animal unique au monde, si à la différence du chat ou du poisson rouge on le trouve présent dans toutes les sociétés humaines, c’est qu’il forme avec nous, depuis les débuts de l’humanité, une véritable société – ce que Dominique Guillo propose d’appeler une société anthropocanine. En effet, le chien s’est avéré d’emblée posséder un comportement social, certes très différent du nôtre, et même totalement irréductible au nôtre, mais par rapport auquel, toutefois, il nous fut possible de nous ajuster. Et réciproquement. Par la suite, la pression de la sélection naturelle a renforcé ce lien. Les chiens les mieux disposés à s’adapter aux humains ont eu, grâce à ces derniers, plus de chances de survivre et d’avoir une descendance. De même que les humains les plus capables de s’adapter aux chiens et d’en faire des auxiliaires domestiques, ont, eux aussi, grandement augmenté leurs avantages reproductifs.

3Se dessine ici un enseignement majeur du livre de Dominique Guillo : pour qu’existe un lien social, il n’est absolument pas nécessaire qu’il y ait identité des acteurs. Il faut seulement, et avant tout, qu’il y ait ajustement mutuel de leurs conduites et de leurs attentes. La remarque est d’une grande importance, y compris parce qu’elle éclaire d’un jour nouveau les possibilités d’intercompréhension entre les êtres humains eux-mêmes. Elle conduit aussi à admettre que la notion de « culture », dont nous réservons généralement l’usage aux seuls humains, doit s’appliquer indifféremment aux chiens avec qui nous formons, depuis toujours, société. Guillo cite ici l’exemple du regard que certains Africains, qui n’ont connu antérieurement que des chiens de village, portent sur les chiens de compagnie européens. Ce qui retient leur attention, n’est pas uniquement l’attitude des Européens à l’égard de leurs chiens de compagnie – attitude, il est vrai, fort différente de ce qu’on peut observer en Afrique. Ils soulignent aussi volontiers que les chiens eux-mêmes ont, en Europe, une psychologie, et pour tout dire une culture, très différente des chiens de leur pays d’origine – en l’occurrence, une culture ajustée à leur rôle d’animal de compagnie.

4Lorsque certains de nos concitoyens abandonnent au bord d’une route le chien qu’ils ont acquis six mois plus tôt, ils se justifient souvent en disant que c’est parce que l’animal a un comportement inadapté à leurs attentes. L’ouvrage de Dominique Guillo suggère que cette justification doit être prise au sérieux. Mais il suggère aussi que la réciproque mérite d’être prise en compte : les maîtres qui abandonnent ainsi leurs chiens démontrent leur propre incapacité à communiquer et à faire société avec des partenaires différents d’eux.

52 juin 2009


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