Les sangliers font-ils de la politique ?

1L’animal a d’abord colonisé les quartiers périphériques. Mais de moins en moins farouche, il n’hésite plus à s’aventurer jusque dans le cœur de la cité. Certains ont été aperçus aux abords du Kurfürstendamm, la très commerçante artère de l’ouest, et même sur la célèbre Alexanderplatz, en plein centre-ville. Oui, nous sommes bien à Berlin, en ce mois de janvier 2009. De quel animal parle-t-on ? Du sanglier. Entre 5 000 et 8 000 de ces animaux sauvages auraient élu domicile dans la capitale allemande. « Les sangliers sont très malins », explique un responsable de l’office des forêts de la ville, « et ils apprennent vite. Ils ont adapté leurs habitudes alimentaires à ce qu’ils trouvent sur place, comme les ordures, et surtout ils se sont habitués à la présence des humains. »

2Pourquoi trouvons-nous cela incongru ? Sans doute est-ce le fait que des animaux que nous attendons de voir vivre dans la nature viennent s’établir au cœur de la société des hommes, en ville. Mais est-ce si étonnant que cela ? En tout cas, ce ne devrait pas l’être pour les amateurs de sociologie des sciences. En France, notamment, cela fait longtemps que les travaux du sociologue Bruno Latour nous suggèrent de ne pas penser le monde à travers l’opposition binaire entre nature et société. Non, il n’y a pas d’un côté, des êtres qui appartiendraient à la nature, les non-humains, et de l’autre, des êtres qui formeraient la société, les êtres humains : il y a plutôt, de part en part, ce que Latour appelle des associations d’humains et de non-humains. Considérer les choses de cette façon a pour première conséquence qu’il nous devient impossible de penser une entité humaine ou non-humaine indépendamment des chaînes d’association auxquelles elle participe. Les sangliers, par exemple, n’ont jamais existé isolément, c’est-à-dire sans les autres animaux, les végétaux qu’ils consomment et les humains qui les chassent. Mais les humains non plus, quoiqu’ils en pensent, n’ont jamais fait société isolément.

3Si l’on admet cette façon de voir, on découvrira que les sangliers, à l’instar des autres habitants de Berlin, sont représentés politiquement. Il existe en effet à Berlin de nombreux porte-parole des sangliers qui disent ce que veulent ces animaux, et quel type de société il est possible de bâtir avec eux. Ce sont notamment les scientifiques de l’Institut berlinois de recherche sur les animaux sauvages qui expliquent à leurs concitoyens le comportement des sangliers, et leur affirment qu’un sanglier, normalement, n’attaque pas les humains. Face à quoi se dressent des opposants politiques redoutables : par exemple, des habitants, qui en ont assez de voir leur pelouse et leurs massifs floraux régulièrement saccagés, ou des mères de famille, qui s’effraient de voir les cochons sauvages faire intrusion, en plein jour, dans les jardins d’enfants. Les scientifiques, dans ce contexte, sont donc loin d’avoir le dernier mot. Car c’est avant tout politiquement, répétons-le, que la place des sangliers est négociée. En l’occurrence, la municipalité de Berlin a décidé d’embaucher des chasseurs qui, ces six derniers mois, ont abattu 500 bêtes, histoire de rassurer les habitants. De leur côté, les scientifiques proposent des solutions moins brutales. Un produit contraceptif, disent-ils, pourrait être inoculé à ces animaux. Oui, mais ce projet s’avère plus compliqué que prévu car les sangliers eux-mêmes ne l’acceptent pas : ils ne se laissent pas faire lorsqu’on veut leur injecter de tels produits. Il faut donc à nouveau renégocier toute la chaîne d’interdépendance avec eux et tenter de mettre au point de nouvelles solutions techniques. Il faut que les porte-parole des sangliers et leurs opposants fassent de nouveaux compromis. Non, décidément, Latour a raison : les sangliers ne nous demandent pas de défendre la nature. Ce qu’ils nous imposent plutôt, c’est de faire de la politique.

427 janvier 2009