Débat sur les OGM : êtes-vous dialogique ?

p. 195-197


Texte intégral

1Vendredi dernier, le Sénat a voté en première lecture la loi définissant les conditions de coexistence sur le territoire national entre cultures OGM, cultures conventionnelles et cultures biologiques. Cette loi pose en principe fondamental « la liberté de produire avec ou sans OGM, dans le respect des prescriptions communautaires ». Concrètement, cela veut dire que les cultures contenant moins de 0,9 % d’organismes génétiquement modifiés pourront être considérées comme « sans OGM ». La loi prévoit également la fixation de distances de sécurité entre les cultures, pour éviter les contaminations, et la publication d’un registre des cultures. Elle pose encore que la destruction des parcelles sera punie de deux à trois ans de prison, et d’une amende pouvant aller jusqu’à 150 000 euros. On le voit, cette loi implique clairement un choix de société. Une « politique de civilisation », comme dirait l’actuel président de la République. Elle l’implique moins cependant par son contenu que par la philosophie politique qui la guide.

2C’est ce que peut permettre de comprendre le travail des sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe. Dans un ouvrage paru en 2001 sous le titre Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, ces trois auteurs ont cherché à analyser le rôle croissant que jouent, dans les démocraties occidentales, les controverses publiques au sujet des innovations scientifiques et techniques. Cela les a amenés à conceptualiser une opposition entre ce qu’ils appellent, d’une part, la démocratie délégative et, d’autre part, la démocratie dialogique. La démocratie délégative, c’est celle à laquelle nous sommes habitués : celle où nous déléguons le pouvoir politique à des élus et la production de la vérité à des scientifiques. Cette forme de démocratie-là repose sur un principe de confiance : les « profanes » que nous sommes déléguons aux « experts » et aux « responsables politiques » le soin de prendre en notre nom les décisions qui nous concernent. En l’occurrence, nous sommes censés faire confiance à nos représentants politiques pour gérer au mieux cette affaire d’OGM. Et nos représentants politiques sont eux-mêmes censés s’en remettre aux scientifiques pour savoir quels sont exactement les risques sanitaires et les précautions à prendre.

3Mais voilà : depuis les années 1980, ce type de démocratie s’est enrayé. Retombées radioactives de Tchernobyl, affaire du sang contaminé, maladie de Creutzfeldt-Jakob, conflits autour du tracé des TGV ou de l’enfouissement des déchets nucléaires, polémiques sur la nocivité des téléphones portables ou des nanotechnologies : à la faveur de ces controverses, un autre type de démocratie a émergé, dans lequel la confiance vis-à-vis des élus et des scientifiques n’est plus aussi entière. C’est la démocratie que Callon, Lascoumes et Barthe appellent dialogique, dont le principe est la recherche de compromis. Les décisions y résultent de l’intégration, à travers une confrontation parfois très vive, du point de vue et des attentes de tous ceux qui s’estiment impliqués dans le problème traité, qu’ils soient réputés « experts » ou « profanes ». Selon cette nouvelle philosophie politique, les agriculteurs bio et les représentants des associations de consommateurs seront reconnus posséder un savoir et des expériences tout aussi utiles à prendre en considération, et tout aussi légitimes que ceux des hommes politiques et des scientifiques.

4On s’en doute, les partisans de la démocratie dialogique n’ont de cesse de critiquer la monopolisation des choix technologiques par les scientifiques et les élus. Face à eux, les défenseurs de la démocratie délégative s’inquiètent de ce que les prétentions des profanes nivellent tous les statuts et qu’en particulier, le point de vue des scientifiques ne puisse plus être reconnu comme supérieur à celui des autres acteurs impliqués. On l’a encore vu lors du vote de la semaine dernière : une centaine de sénateurs ont fait adopter un amendement qui exige qu’à la tête de la future autorité chargée de statuer sur les questions d’OGM soit désigné un « scientifique aux compétences reconnues ». Rien ne serait plus grave à leurs yeux que de voir arriver un jour à la présidence d’une telle autorité quelqu’un qui ne pourrait faire valoir sur la question des OGM qu’une expérience d’agriculteur, d’apiculteur ou d’élu local.

5Qui a raison ? Pour leur part, Callon, Lascoumes et Barthe ne disent pas que la démocratie délégative est obsolète. Ce qu’ils disent plutôt, c’est qu’elle peut s’enrichir considérablement des apports de la démocratie dialogique, en particulier dans un dossier, comme celui des OGM, où règne une très forte incertitude sur les conséquences futures des décisions prises aujourd’hui. Les trois sociologues vont même plus loin : pour eux, les choix technologiques de plus en plus nombreux auxquels nous allons être confrontés sont la meilleure occasion donnée à notre société de se démocratiser. Il faut pour cela que nous ne craignions pas de transformer de tels choix en des controverses publiques impliquant tous ceux que le problème à traiter affecte dans leurs activités.

612 février 2008


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