Quand le risque environnemental atteint des sommets
p. 191-192
Texte intégral
1L’air de nos métropoles est si pollué qu’innocemment, certains citadins, qui en ont les moyens, projettent régulièrement d’aller passer leurs prochaines vacances à la montagne, histoire de se décrasser les poumons avec de l’air pur, vif et revigorant directement descendu des sommets alpestres. On peut leur donner ce conseil : ne consultez surtout pas la dernière livraison des Comptes rendus de l’Académie des sciences américaine. Une équipe de chercheurs franco-italienne y publie les résultats des mesures qu’elle a effectuées depuis la station de surveillance atmosphérique la plus élevée du monde : l’observatoire climatique du Népal qui culmine à 5 079 mètres d’altitude. Des résultats particulièrement glaçants, et ce n’est pas seulement dû à l’altitude : les chercheurs ont en effet découvert dans cette région de l’Himalaya une présence de particules de suie qui se situe à des niveaux de concentration comparables à ceux de nos villes européennes ! Une autre équipe, finlandaise, confirme ces résultats effarants. Elle a démontré qu’en raison des vents, la pollution des grandes métropoles du sud-ouest asiatique peut parcourir des milliers de kilomètres et remonter finalement jusqu’aux sommets élevés de l’Himalaya. En outre, lorsque l’air pollué des vallées rencontre celui, propre, des hautes altitudes, on observe, disent ces chercheurs, la formation de nouvelles particules de dimensions nanométriques qui ont un effet amplificateur sur la pollution. Résultat de cette alchimie : sous l’effet d’une pollution massive, la fonte des glaciers du Toit du monde s’accélère et menace, à moyen terme, l’alimentation en eau d’un milliard trois cents mille personnes.
2C’est un exemple de plus de la menace que l’industrialisme fait peser sur notre avenir collectif. Pour le sociologue britannique Anthony Giddens, il n’est que temps de comprendre que cet industrialisme, qui a été et reste un des moteurs de la modernité, a complètement modifié le type de risques auxquels nous sommes confrontés. Dans les sociétés pré-modernes, explique-t-il, existaient des risques qu’on peut qualifier d’« externes », dans la mesure où ils étaient liés aux menaces que la nature faisait peser sur l’humanité, de l’extérieur. Pensons aux intempéries, aux famines, aux inondations ou encore, aux épidémies. Dans nos sociétés modernes, en revanche, se développent des risques que Giddens appelle « fabriqués » (manufactured). Ces risques fabriqués sont liés aux conséquences des actions que les humains mènent par rapport à la nature. Il s’agit par exemple du risque d’apocalypse nucléaire ou de ceux liés au réchauffement de la planète. Or, il existe une différence cruciale entre risques externes et risques fabriqués : les seconds sont par définition inédits. Nous n’en avons jamais fait l’expérience par le passé puisque c’est nous-mêmes qui sommes en train de les créer par notre action collective. Nous sommes donc incapables d’en estimer l’ampleur et la gravité et même, d’en comprendre la nature véritable. A fortiori, nous avons du mal à y faire face comme il le faudrait. Ainsi par exemple, nous continuons à stimuler l’industrialisation du sud-est asiatique et, en même temps, nous déplorons que l’un des derniers espaces sains de la planète, l’Himalaya, ne le soit plus. Cette attitude revient à faire comme si nous étions face à un risque externe, alors qu’il s’agit bel et bien d’un risque fabriqué par nous-mêmes.
3Pour Giddens, les risques fabriqués appellent donc un nouveau type de conscience réflexive grâce auquel l’homme puisse enfin se reconnaître comme le responsable ultime des malheurs et des dommages qu’il se cause à lui-même. Il faut pour cela parvenir à quitter la vieille mentalité des sociétés pré-modernes qui attribuait à la nature la source des menaces pesant sur l’humanité. Nous sommes évidemment encore loin d’avoir réussi une telle révolution culturelle et il n’est même pas sûr que nous y parviendrons à temps, c’est-à-dire avant que les risques que nous aurons fabriqués de nos propres mains ne nous condamnent tous à mort, d’une manière beaucoup Plus certaine et efficace que ne pourrait le faire dame Nature.
44 novembre 2008
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