Surpêche et agrocarburants : n’est pas rationnel qui veut

p. 187-189


Texte intégral

1Rôle de Nicolas Hulot dans la campagne présidentielle, Prix Nobel de la Paix décerné à Al Gore et au GIEC, Grenelle de l’environnement, Conférence de Bali sur le réchauffement climatique : 2007 fut une année qu’on a volontiers présentée dans les médias comme celle de la « prise de conscience écologique ». Une prise de conscience qui se traduit très concrètement par des décisions politiques engageant notre futur. Ainsi, par exemple, d’ici 2012 les institutions européennes l’ont promis : l’essence et le gazole vendus dans l’Union incorporeront 5,75 % de biocarburants. La France a même décidé de faire mieux : elle s’est fixée pour objectif 7 % d’incorporation de biocarburants pour 2010 et 10 % pour 2015. De quoi ravir les amoureux de la nature, et des énergies renouvelables, et non fossiles. Quoique… ce n’est pas si évident. En tout cas, ça ne l’est pas du tout pour deux sénateurs, le socialiste Claude Saunier et l’UMP Pierre Lafitte, qui viennent de publier un rapport consacré à l’effondrement de la biodiversité. Cet effondrement ne cesse de s’accélérer à travers la planète, soulignent-ils. Nous risquons à moyen terme un « choc biologique » qui sera comparable par sa gravité au « choc climatique » qui nous attend aussi. Or, parmi les menaces qui pèsent sur la biodiversité, les deux sénateurs identifient le développement des biocarburants, qu’ils préfèrent d’ailleurs rebaptiser « agrocarburants ». « L’extension, dans les dernières années, des plantations de palmiers à huile destinés à l’exportation des agrocarburants devrait nous alerter », écrivent-ils. Car ces plantations, là où elles ont été développées, ont porté de terribles coups à la biodiversité. Ce qui a eu des conséquences pratiques assez immédiates : moins de pollinisation ; moins de filtration des pollutions ; une moins bonne prévention des inondations. Forts de ce constat, les deux sénateurs réclament un moratoire européen sur le développement des agrocarburants.

2Chacun aura reconnu, dans l’argumentation des deux parlementaires, une des figures les plus centrales du raisonnement sociologique : celle de l’effet pervers. Aux États-Unis, le sociologue Robert Merton l’a développée dans les années 1950 à travers l’étude de ce qu’il a appelé les « conséquences inattendues de l’action sociale finalisée » : vous avez l’intention de faire du bien à la planète en développant les agrocarburants et le résultat est que vous lui faites du mal en détruisant la biodiversité. En France, Raymond Boudon a particulièrement travaillé cette figure, notamment dans un ouvrage paru il y a trente ans sous le titre Effets pervers et ordre social. Un des exemples pédagogiques qu’il affectionne est celui de l’embouteillage sur l’autoroute : il est rationnel pour chaque automobiliste de prendre sa voiture pour se rendre au plus vite sur son lieu de vacances, dès le premier jour des vacances, à la première heure ; cependant, le fait que chaque automobiliste agisse de la sorte a pour conséquence un embouteillage monstre qui rend le choix de chacun irrationnel. Car tout le monde perd finalement beaucoup plus de temps dans l’embouteillage que si chacun avait différé son départ ne serait-ce que de quelques heures. Le bouchon qui se forme sur l’autoroute est ainsi l’exemple paradigmatique de ce qu’est un phénomène social selon Boudon, à savoir : un effet d’agrégation – quelque chose qui arrive à tout le monde, sans que personne, en particulier, ne l’ait vraiment voulu.

3L’approche de Boudon permet de comprendre que des choix économiques individuels peuvent être parfaitement rationnels, alors même que l’effet d’agrégation de ces choix finit par avoir des conséquences économiques désastreuses pour chaque individu. Prenons l’exemple de la surpêche. Il est rationnel pour chaque pêcherie industrielle de chercher à maintenir ses revenus en prélevant toujours le même volume de poissons d’année en année, voire en en prélevant davantage chaque année. Mais l’effet d’agrégation de ces comportements individuels rationnels est que le stock de poissons global ne cesse de diminuer : selon la FAO, à ce jour, 24 % des stocks de poissons mondiaux sont surexploités ou épuisés ; 50 % sont exploités à leur maximum ; et seulement 25 % le sont avec modération. Les pêcheries ont donc de plus en plus de mal à travailler et à terme, un très grand nombre d’entre elles devront fermer, faute de poissons à prélever. Comme le montre cet exemple, le problème ne vient pas, contrairement à ce que l’on dit d’habitude, du fait que des calculs économiques s’opposeraient à des raisonnements écologiques. Il vient plutôt, dans une perspective boudonienne, du fait que des raisonnements individuels sont contredits, au niveau global, par leurs propres effets d’agrégation. C’est pourquoi, dans le cas de la surpêche comme dans celui de l’arbitrage entre biocarburants et biodiversité, ce n’est pas en laissant faire les raisonnements individuels que l’on préserve au mieux, in fine, les intérêts des individus. Cela pourra apparaître comme un paradoxe : l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon tend à nous conduire à reconnaître la nécessité, en matière économique et écologique, d’une intervention des pouvoirs publics pour contrer des raisonnements individuels, certes rationnels à leur niveau, mais dont les effets d’agrégation sont dommageables à leurs auteurs. Et si Raymond Boudon, sociologue réputé conservateur, était finalement l’un des meilleurs penseurs de l’écologie politique ?

41er janvier 2008


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