Comment les écoliers doivent-ils se souvenir de la Shoah ?
p. 171-173
Texte intégral
1Chaque élève de CM2 se verra dorénavant confier la mémoire d’un es 11 000 enfants français victimes de la Shoah. Ainsi en a décidé notre président de la République. À l’exception notable des socialistes François Hollande et Malek Boutih et, bien entendu, des membres du gouvernement Fillon et de certains parlementaires de l’UMP, il s’est trouvé assez peu d’hommes et de femmes politiques pour estimer judicieuse cette initiative. Nombre d’historiens, de psychologues et d’enseignants ne se sont pas privés de la fustiger comme dangereuse et inutile. Simone Weil n’y est pas allée par quatre chemins : il s’agit, selon elle, d’une proposition « inimaginable, insoutenable et injuste ».
2Un grand livre de sociologie, publié en 1925, peut nous aider à comprendre quel rôle absolument central la mémoire joue dans la vie en société et à mesurer, du même coup, les enjeux politiques liés au fait de conduire des enfants à se souvenir de ce qu’ils n’ont pas vécu eux-mêmes. L’ouvrage en question s’appelle Les Cadres sociaux de la mémoire. Son auteur, Maurice Halbwachs, y combat pied à pied l’œuvre du philosophe Henri Bergson. Contre ce dernier, il défend l’idée que notre mémoire, même la plus individuelle, a des fondements sociaux. Nous nous souvenons parce que nous partageons avec d’autres des cadres qui nous permettent d’ordonner et de sélectionner ce qui, de notre passé individuel et collectif, mérite d’être retenu. Par exemple, nous nous souvenons d’un événement qui nous est arrivé à l’âge de 10 ans parce que d’autres membres de notre famille s’en souviennent aussi, et savent nous le rappeler, et parce que nous savons situer cet événement dans le temps spécifique de notre histoire familiale, dans le système de parenté de notre famille et dans un lieu, une topographie, propre à notre famille. Sans l’ensemble de cet équipement social, nous serions bien en peine de nous souvenir de quoi que ce soit et d’en donner à autrui et à nous-mêmes une version structurée et intelligible.
3Pour les mêmes raisons, nous oublions tout ce qui, de notre passé individuel et collectif, ne rentre pas dans les cadres collectifs de notre mémoire. Ces cadres, précise encore Halbwachs, ne cessent d’évoluer. C’est pourquoi il nous arrive de retrouver certains souvenirs, ou certains événements oubliés, du seul fait que le déplacement de nos cadres de la mémoire permet dorénavant de les intégrer et de leur donner un sens. C’est ainsi par exemple, que les Français ont redécouvert depuis quarante ans des épisodes tragiques de leur passé collaborationniste ou colonial que leurs cadres collectifs de la mémoire, jusqu’alors, ne leur avaient pas permis d’envisager aussi clairement.
4Maurice Halbwachs ne se contente pas de montrer que notre capacité à nous souvenir est socialement fondée. Il souligne aussi la valeur politique de cette mémoire que nous partageons nécessairement avec d’autres. Cette mémoire collective est en effet ce qui nous unit et qui nous permet d’affronter le présent et le futur en continuité, mais aussi en opposition, avec un passé dont, ensemble, nous tenons à nous souvenir. L’idée contemporaine de « devoir de mémoire » et sa portée morale et éducative résolument tournée vers l’avenir, trouvent ici un écho. Reste cependant, pour Halbwachs, un problème sérieux, et presque insoluble : les sociétés modernes étant toujours plus vastes et complexes, elles se caractérisent par une multiplication des mémoires collectives. Chaque groupe, au sein de ces sociétés, tend à produire ses propres cadres de la mémoire, et à s’isoler ainsi des autres, par une façon spécifique de retenir et d’oublier certains faits du passé. Devant un tel morcellement des mémoires, la tentation est grande, pour le pouvoir politique, de faire appel à la mémoire religieuse afin de retrouver un peu d’unité. Or, selon Halbwachs, rien n’est plus catastrophique. Car cette tentation de l’union par la mémoire religieuse signifie la négation de fait, forcément brutale, de la pluralité mémorielle propre à la modernité. Pour Halbwachs, le bon modèle d’articulation de la pluralité de nos mémoires serait plutôt à chercher du côté de la façon dont se recompose la famille moderne, soit : par un entremêlement constant des mémoires familiales, et par leur négociation croisée entre ceux qui s’allient.
5Selon ce sociologue, la condition moderne exige donc d’admettre, d’abord, une pluralité irréductible de nos façons de se souvenir et d’oublier le passé. Mais elle exige aussi, pour pouvoir vivre ensemble, d’avoir en permanence le double souci de ne jamais nier la mémoire à laquelle autrui est attaché, et de rester ouvert à ce que sa façon spécifique de se souvenir nous permet de nous rappeler à nous-mêmes, que nous avions tendance à oublier. Qui sait si cette double leçon de tolérance et d’ouverture à la mémoire des autres ne serait pas aujourd’hui la leçon la plus urgente à transmettre aux élèves de CM2 ?
619 février 2008
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