Encore une discrimination à l’égard des seniors !
p. 159-161
Texte intégral
1Il faudra s’y faire : très bientôt, Patrick Poivre d’Arvor présentant le journal de 20h sur TF1, cela ne sera plus qu’un souvenir. C’est le président de la République lui-même, Nicolas Sarkozy, qui aurait obtenu la tête, qui ne lui revenait pas, de ce présentateur télé réputé pourtant inamovible. Incroyable ingérence du pouvoir exécutif, dont la presse s’est indignée, mais assez mollement, cette semaine. Ce qu’on a moins remarqué, c’est qu’en exigeant ainsi le remplacement de PPDA, âgé aujourd’hui de 60 ans, par Laurence Ferrari, âgée elle de 41 ans, Nicolas Sarkozy a directement contredit son ministre du travail, Xavier Bertrand. Voilà en effet des semaines que ce dernier proclame à qui veut bien l’entendre, la volonté farouche du gouvernement de lutter contre la discrimination à l’emploi dont les seniors sont victimes dans notre pays. Il promet « des mesures énergiques, pénalisantes financièrement » pour celles des entreprises qui se débarrassent trop aisément de leurs salariés les plus âgés. Or, sous l’impulsion présidentielle, TF1 est en passe de devenir l’exemple type de ces entreprises où il ne fait pas bon être vieux ! Rappelons qu’avant PPDA, d’autres sexagénaires de la chaîne, jugés eux aussi avoir fait leur temps, ont été aimablement dirigés vers la sortie : Etienne Mougeotte, Patrick Le Lay, Charles Villeneuve, Robert Namias.
2Au fond, l’incohérence entre la sensibilité anti-seniors du président Sarkozy et la volonté de promotion des sexagénaires affichée par Xavier Bertrand nous renvoie à une contradiction majeure des politiques publiques de l’emploi en France. Pour en prendre la mesure, on peut ouvrir le livre qu’Anne-Marie Guillemard a publié en 2003 sous le titre L’Âge de l’emploi. Cette sociologue a comparé les façons dont les sociétés post-industrielles, en Europe occidentale, en Amérique du Nord et au Japon, font aujourd’hui face au défi démographique du vieillissement et de la longévité. Pour le cas de la France, son analyse souligne la prégnance d’un modèle d’action publique qui segmente le cycle de notre vie en trois temps très clairement distingués : il y a d’abord le temps de l’éducation, puis vient celui du travail, et enfin celui de la retraite. Le passage d’un temps à un autre est conçu comme irréversible, et le travail est considéré comme le moment pivot de notre existence, autour duquel les deux autres, éducation et retraite, s’organisent. Dans ce contexte, l’âge que l’on a est le critère légal central de notre accès au travail. Comme le montre Anne-Marie Guillemard, cette segmentation par l’âge encourage les stéréotypes à l’égard des jeunes comme des vieux : les quinquagénaires en viennent à être réputés inemployables car supposés peu productifs, rétifs au changement et coûteux en raison de leur ancienneté. Tandis que les juniors sont regardés comme inexpérimentés et peu efficients, et donc laissés eux aussi aux marges du marché du travail, dans les statuts précaires d’une insertion professionnelle qui n’en finit pas d’advenir.
3Voilà qui tranche, nous dit Anne-Marie Guillemard, avec la situation dans les pays scandinaves, qui ont développé ces quinze dernières années ce que l’on peut appeler une « culture du droit au travail à tout âge ». Culture fondée sur l’idée qu’il doit être possible de se former, de travailler et d’être inactif à n’importe quel âge. Cette rupture de linéarité appelle pour le salarié de nouveaux types de protection, non plus indexés à des critères d’âge mais adossés à la gestion prévisionnelle de son parcours professionnel, la sécurisation des risques inhérents à sa mobilité, une offre continue de formation et l’amélioration de ses conditions de travail, afin de favoriser ses aspirations à demeurer en emploi, même lorsqu’il vieillira. Ce modèle est aujourd’hui bien connu. Ses résultats positifs en termes de lutte contre le chômage et de financement des retraites sont éloquents. Et c’est pourquoi nos hommes politiques, de droite comme de gauche, tentent de l’acclimater en France. Mais comme le montre la contradiction entre les déclarations de Xavier Bertrand et l’attitude jeuniste de Nicolas Sarkozy, il apparaît difficile de changer de culture. Par exemple, relever l’âge de la retraite, comme cela est aujourd’hui proposé par le gouvernement, est typiquement une mesure qui reproduit le modèle linéaire à trois temps avec lequel les Scandinaves, de leur côté, ont rompu. De même que l’idée d’inciter à l’embauche des personnes soit parce qu’elles sont âgées, soit parce qu’elles sont jeunes : ce type de mesures continue à conforter l’image dépréciée du travailleur senior ou junior, qui ne peut s’insérer sur le marché du travail que grâce à des dispositifs spécifiques.
4Au fond, la comparaison avec les Scandinaves nous montre deux choses. D’une part, elle nous rappelle que l’âge n’est pas une donnée à fondement seulement biologique mais qu’il est aussi défini socialement et cela tout particulièrement, dans nos sociétés, par le truchement des politiques de l’emploi. D’autre part, cette comparaison souligne que les mesures politiques sont dépendantes d’abord des catégories fondamentales de l’action publique. Tant que ces catégories n’évoluent pas – en l’occurrence, tant que l’âge reste considéré comme la principale variable d’ajustement aux fluctuations du marché du travail – aucune mesure destinée à promouvoir un vieillissement actif ne saurait être réellement efficace. Et les entreprises pourront continuer à suivre le mauvais exemple donné par TF1, consistant à se servir de l’âge comme d’un prétexte pour évincer des salariés.
517 juin 2008
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