Les Noirs sont-ils incapables de devenir président des États-Unis ?
p. 155-157
Texte intégral
1Aux États-Unis, tous les commentateurs affirment que Barak Obama est désormais le mieux placé pour remporter les primaires démocrates. Une des questions qui agitent les journalistes américains est celle du rôle que pourrait jouer, dans l’élection générale de novembre prochain, la couleur de peau du jeune sénateur. Les Américains accepteront-ils d’élire comme président un métis ?
2Voilà l’occasion de s’interroger sur la question des Noirs, aujourd’hui, aux États-Unis. Il s’est développé en effet ces dernières années un discours sur la montée en puissance d’une classe moyenne-supérieure noire, dont le sénateur Obama pourrait incontestablement être désigné comme l’incarnation. La situation générale des Noirs, nous dit-on, s’est améliorée. De 34 ans en 1900, leur espérance de vie atteint aujourd’hui 73 ans. De même, ces quarante dernières années, le revenu moyen des ménages noirs a augmenté de 43 %. Oui, mais voilà : il ne s’en trouve pas moins que, depuis les années 1980, le décalage entre les Noirs et les Blancs stagne complètement. Quelques chiffres suffisent à l’indiquer : le revenu moyen des ménages noirs représente seulement 63 % de celui des ménages blancs. En l’an 2000, au sein des 20 % de ménages aux revenus les plus faibles, les ménages blancs disposaient d’un patrimoine moyen de 24 000 dollars, et les noirs d’un patrimoine de seulement 57 dollars. Alors que les Noirs représentent 13 % de la population, 5 % seulement des entreprises sont tenues par des Noirs, et 33 % des Noirs n’ont pas de travail (contre 26 % il y a trente ans). 69 % des enfants noirs naissent en dehors du mariage. Et dans 70 % des cas, les mères vivent seules. Les performances scolaires des enfants noirs de 17 ans équivalent à celles des enfants blancs à 13 ans. Enfin, 11 % des hommes noirs âgés de 20 à 34 ans sont actuellement derrière les barreaux.
3Chômage, absence de patrimoine, divorce, échec scolaire, prison : tel est donc le quotidien, d’une grande partie de la population noire américaine, dont seule une minorité constitue cette fameuse classe moyenne noire aujourd’hui montrée en exemple. Face à cette situation alarmante, la droite américaine conservatrice a développé des modes de raisonnement simplistes mais qui la confortent dans ses croyances en la supériorité naturelle des Blancs : si les Noirs ne s’en sortent pas, disent-ils, c’est exclusivement de leur faute. La sociologie, bien sûr, s’est mêlée à ce débat. On se souvient ainsi du succès remporté il y a quelques années par l’ouvrage des sociologues Richard Herrnstein et Charles Murray intitulé The Bell Curve. Ces deux savants s’étaient efforcés de souligner qu’il existe une corrélation statistique forte entre le quotient intellectuel des enfants, distingués selon leur race, et la réussite scolaire. Le système scolaire et social, concluaient-ils, est donc juste : les enfants qui réussissent moins bien sont tout simplement les moins intelligents, et s’il se trouve que ce sont presque toujours des enfants noirs, c’est sans doute qu’il existe des déterminations génétiques dans les performances intellectuelles.
4Hernnstein et Murray n’ont visiblement pas lu Durkheim. Sans quoi ils seraient conscients de la différence abyssale entre un lien de corrélation et un lien de causalité. Dans son ouvrage sur Le Suicide, Durkheim nous met en garde contre ce genre de confusion. Les statistiques dont il se sert, montrent en effet une forte corrélation entre la température extérieure et le taux de suicide : moins il fait chaud, plus il y a de gens qui se suicident. Le mauvais sociologue en inférerait immédiatement un lien de causalité, imaginant par exemple que la baisse de la température extérieure joue directement sur des mécanismes hormonaux ou physico-chimiques qui poussent à se suicider. Durkheim, lui, fait remarquer que l’activité sociale est moins intense dans les périodes hivernales (ce qui est vrai à l’époque où il parle), c’est-à-dire quand il fait froid. Ce n’est donc pas la température qui est cause du suicide mais une autre variable, une variable cachée, à savoir le niveau d’activité sociale. Lorsque celui-ci décroît, il provoque, chez les individus les plus mal intégrés, des sentiments de désarroi accrus. Et s’il en allait de même concernant le lien entre capacités intellectuelles et niveau de réussite sociale ? Comme Herrnstein et Murray le soulignent, il est incontestable que les enfants noirs obtiennent globalement de moins bons résultats aux tests d’intelligence. Cependant, un grand nombre d’études portant sur de très jeunes enfants noirs (âgés entre 8 mois et un an) ont montré une absence totale de différence avec les enfants blancs du même âge. S’il n’y a pas de décalage chez les très petits enfants, voilà qui suggère qu’interviennent chez les plus âgés des causes sociales extérieures aux dispositions génétiques initiales. Cette variable cachée, c’est évidemment celle des conditions de vie dans lesquelles les enfants noirs grandissent, et des mécanismes par lesquels les liens de domination dont ils sont victimes dès leur enfance se reproduisent. C’est, par exemple, le fait que les enfants noirs qui réussissent scolairement subissent une stigmatisation de la part des autres enfants noirs. Un mécanisme de contrôle social qui a été maintes fois décrit dans de tout autres contextes sociaux, sur des personnes de toute couleur de peau.
5Bien sûr, les Français se flattent volontiers de ne pas réagir aux problèmes sociaux avec la naïveté, le simplisme et le racisme des penseurs réactionnaires américains. Et pourtant, sommes-nous si sûrs, de ce côté-ci de l’Atlantique, de ne pas commettre le même genre d’erreur de raisonnement ? Il y a quelques mois, un magazine français faisait sa une sur le fait qu’on cache aux Français une « terrible vérité » : 60 à 70 % des délinquants emprisonnés en France sont issus de l’immigration. Que voulaient dire exactement les journalistes ? Qu’il existe des causes sociales qui conduisent un type de population défini à occuper systématiquement, dans notre société, la place du dominé ? La lecture du dossier faisait transparaître plutôt l’idée que les gens issus de l’immigration, les Maghrébins en particulier, sont culturellement disposés au crime et au délit. Lorsque la France commence à penser de plus en plus ouvertement dans les termes de la droite américaine, c’est-à-dire en enfermant les individus dans des destins ethniquement, voire génétiquement programmés, il est grand temps, pour la sauvegarde de notre intelligence collective, de rappeler la différence élémentaire entre corrélation et causalité, et l’existence de variables explicatives cachées. Il est grand temps de relire Durkheim.
620 mai 2008
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